Chapitre 39 : La quête solitaire

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NAFDA


Beaucoup galopaient en beuglant. Nombreux couraient en hurlant. Mais Nafda, plongée au cœur de la bataille, marchait en silence.

Loin du calme dans lequel je rôde d’habitude. Les circonstances s’y prêtent. C’est à cause des mages et de leurs alliés que la situation a viré à la catastrophe. Que Doroniak est dévasté. L’assassin est devancée par les meurtriers de masse.

Placide s’avérait la jeune femme foulant le plus instable des décors. Non que la réplétion d’agonies ponctuées de soupirs la laissât indifférente, elle s’y était plutôt accoutumée. Nafda avait toujours côtoyé la mort, après tout. Ses cibles constituaient juste une liste, certes grandissante, parmi toutes les personnes frappées par la fatalité. Un sillage ensanglanté striait déjà chaque parcelle de la ville sans son intervention. Elle préférait quand le liquide vermeil était plus localisé, quand le mal ne s’étendait pas à pareille vitesse.

Il est temps d’apporter ma contribution. Si le destin m’a guidée vers Doroniak, s’il m’a forcé à réaliser cet interminable voyage, c’est parce qu’il m’a estimé apte à l’ébranler. J’ai les ressources. La motivation. Il ne reste plus qu’à trouver où se terrent mes proies. Elles peuvent m’envoyer autant de sbires qu’elles le souhaitent, leur destin est de succomber à mes lames. Aujourd’hui.

De temps en temps, des gardes la reconnaissaient et se risquaient à l’assaillir. Ils signalent leur arrêt de mort. Esquive puis riposte, pivot puis égorgement, recul puis transpercement, chaque moyen était efficace pour occire les téméraires. Des gouttes de sang s’égouttèrent de la pointe de l’assassin qui s’en repaissait de motivation. Même si ces attaques étaient plutôt rares, en réalité. Pourtant les éraflures persistaient.

Nafda se fondait dans la masse, comme elle le souhaitait. Tous n’avaient pas cette chance.

Partout où elle cheminait, l’assassin percevait des appels de détresse. De ces citoyens claquemurés chez eux, pour les plus chanceux. De ces soldats, miliciens et inquisiteurs qui rampaient au sol, vivant leurs derniers instants après un glorieux combat. Des râles, des soupirs, des sanglots, des cris, des vociférations, des fracas. Un tumulte collectif et étendu où Nafda identifiait les sources isolées de désolation.

À chaque coin de rue s’effondraient des murs. Des vitres brisées. Des portes sorties de leurs gonds. Des pans entiers dégringolés en éboulements. Les composantes de Doroniak étaient détruites si vite que la cité en devenait méconnaissable. Toute cette soulevée de poussière et de fumée, par-delà flammes et éclairs, ne masquaient toutefois en aucun cas les effusions de sang, les mutilations et les meurtrissures.

Un parfum de mort était omniprésent. Pour sûr l’odeur de fluide vital assaillit les narines, et le remugle se répandait continûment. Même l’empyreume camouflait la senteur du métal, qu’il fût issu de l’ennemi ou de ses propres dagues.

Tant que la caresse des poignées subsistait, tant que le contact de ses bottes avec le pavé demeurait régulier, tant que le vent frottait doucement ses vêtements, ses repères restaient fixes. Un crissement parmi les grondements. Un sifflement parmi les vrombissements. Et alors elle atteindrait le sommet de ses ambitions.

Nafda passa outre toutes ces sensations désagréables : rien ne devait la ralentir.

Ce n’est pas en errant hasardeusement que je trouverai les grands noms à poignarder. Où sont-ils ? Sont-ils si lâches qu’ils laissent leur population et leurs gardes mourir à leur place ? Je les retrouverai. Même si je dois parcourir chaque rue. Fouiller chaque bâtiment.

Il lui restait à savoir où s’orienter afin d’accomplir sa quête solitaire.

Le ciel s’assombrissait par endroits. Des éclairs fendaient les cieux. Parfois ils arrachaient des morceaux de murs, parfois des pavés éclataient sous l’impact. Mais ce furent les jets en direction de sa rue qui convainquirent Nafda d’intervenir. Elle leva de suite sa dague et sa pointe les absorba. Pas une étincelle ne jaillit par-delà de l’acier. Pas une seule ne se répandit plus loin dans l’allée.

Nafda n’était pas l’unique protégée du sort. Aucun combattant ne se situait dans cette rue, mais une douzaine de citadins s’étaient recroquevillés. Poussière et suie ternissaient ces femmes, ces hommes, ces enfants, ces vieillards, mais ils ne souffraient d’aucune blessure apparente. Tous sourirent à l’assassin malgré leurs traits dévastés. Tous lui exprimèrent des remerciements malgré la faiblesse de leur voix.

Alors Nafda réalisa. Et ses mains dégoulinantes de sang s’enroulèrent davantage autour de ses pommeaux. Et ses yeux écarquillés d’appétence se rivèrent vers le ciel. L’origine même de la turpitude. Ce contre quoi elle avait toujours lutté.

Pourquoi craindre les gardes ? Ces petits soldats de Jounabie et Khanir savent à peine soulever une arme. Bennenike a envoyé assez de militaires pour s’en débarrasser. Les mages, en revanche…. Les miliciens sont entraînés mais échouent à les vaincre. Moi, j’ai reçu une meilleure formation. J’aurais dû m’y pencher plus tôt. Plus de regrets ni de tergiversation.

Sa place n’appartenait plus du sol. Là se situaient les préoccupations d’autrui tandis que les airs l’accueilleraient en leur sein. Aussi rengaina-t-elle ses dagues et avala une goulée d’un de ses flacons. Elle constata avec désarroi qu’il s’agissait de l’avant-dernière. J’aurais dû en fabriquer avant d’arriver à Doroniak ! Ma distraction pourrait me coûter cher.

Nafda entama son ascension. Il s’agissait de trouver les bonnes prises. Le moindre renfoncement, la moindre aspérité le long des murs en plâtre contribuaient à l’escalade. Corniches ou balcons, châssis ou embrasures, Nafda les exploitait avec justesse et cadence.

Parvenue aux toits les plus bas, une vue dégagée s’offrait à elle. Nafda s’arrêta pour reprendre son souffle et explora les rues d’un regard attentif. Actes isolées et meurtres épars s’en généralisaient. Plus les projectiles étaient déployés et plus son cœur battait la chamade. Plus les cadavres se multipliaient et plus son corps se raidissait en l’attente de son devoir. Mieux vaut ne pas m’y attarder. Je ne suis pas témoin. J’agis.

La prit une tournure inopinée. Et pour cause, nulle stabilité. Des secousses ébranlaient Doroniak de long et large, proche de se répercuter jusqu’aux plus massifs bâtiments. Beaucoup menaçaient de s’écrouler à force de sollicitations. Leur influence ne décroît jamais. Voilà ce qu’il survient quand on laisse libre cours à leur folie ! Grinçant des dents, crispant des doigts, Nafda s’impulsa de ses propres impressions.

Elle repéra une mage à portée. Située au sommet d’une bâtisse de pleine envergure, couronné d’une pointe ambrée. Ladite femme gardait les mains tendues en permanence, baignée d’un flux orangé, au renouvellement continu de puissance. Autour d’elle chutaient des piliers de flamme aux colossales destructions. Nafda n’était même pas assurée que les forces armées de l’empire étaient visées.

L’assassin l’avait vue. Pareil avantage n’était pas réciproque.

Elle avait pris suffisamment d’élan. Au moment où ses pieds se suspendirent au vide, son saut avait été assez calculé, et elle s’accrocha à un astragale. Le reste de l’ascension se révéla aisée, puisque les prises étaient proches les unes des autres. Bond après bond, appui après appui, Nafda savoura sa contiguïté avec le ciel, elle profita du souffle frais battant ses vêtements et sa peau.

Ses doigts se serrèrent sur le rebord. Une poussée, une lame sur une paume, et ses dagues fusèrent. De justesse son adversaire déploya un bouclier que le coup sollicita. Des attaques se multiplièrent en étincelles par-delà lesquelles Nafda chercha une ouverture. De flexions en pivots, l’assassin tournoyait avec fluidité, sans se laisser submerger ni éblouir.

Plus question de vivre une défaite humiliante ! La jeune s’insuffla une once de rage. Dévia le sort de son opposante malgré les brûlures lancinant son bras. Anéantit ses défenses. Transperça le ventre de la mage. Laquelle succomba sur le coup, bouche bée, sans la décence d’achever son existence d’une chute mortelle. Tout juste glissa-t-elle avec lenteur et embellit le toit d’un corps distordu allongé sur une flaque de fluide vital.

Des frissons exhortèrent Nafda à aller de l’avant.

Voilà pourquoi Doroniak a besoin de moi. Ses habitants appelaient à l’aide. Bennenike, j’espère vous rendre honneur. Je me dirige là où aucun milicien, ni inquisiteur, ni partisan ne sait se rendre.

Si longtemps à l’écart, dans l’ombre de la gloire d’autrui, je sacrifie ma réputation pour améliorer ce monde. Ils m’appellent « Cœur sec » ? Peut-être ont-ils raison, finalement. Mais peu importe comment ils me désignent, c’est la même dague qui cisaille leur cou. Leurs paupières se ferment à ma vision. Quand ils se noient dans leur sang, quand je leur assène le coup final, ils s’éteignent dans cet ultime souvenir.

Les cris de ralliement empêchèrent l’assassin d’admirer sa victoire. Bien que dispersés, les mages restaient en contact direct, aussi déployèrent-ils d’autant plus leur flux. Une partie de cette énergie était projetée vers elle.

Nafda bondit en arrière. Au-dessus du vide, libre mais attirée par l’inexorable force, elle effectua une roulade avant de se rattraper dans une corniche. Épanouie dans les airs, elle redescendit avec fluidité, là où elle décèlerait mieux les positions de ses homologues.

D’un toit à l’autre, sprintant à rapidité accrue, l’assassin prit l’ascendant sur le terrain. Par chance, archers et arbalétriers me laissent en paix. Les mages, de peur de rater d’autres cibles, ne m’attaquent pas partiellement. Vont-ils réaliser leur erreur ? Je suis inévitable. Acrobaties et abaissements s’avéraient nécessaires lorsqu’il s’agissait de se dérober de rayons lumineux. Il lui fallait temporiser au risque de s’épuiser. Chaque arrêt se voyait ponctué de lourdes inspirations et expirations. Chaque ralentissement l’exposait à la ruine. Chaque hésitation la projetait d’éraflures à défaut de plus graves meurtrissures.

L’acharnement des mages semblait pourtant vain. Peu importait l’intensité de leurs assauts ou la rapidité de leurs enchaînements. Car même quand Nafda n’avait pas le temps d’esquiver, ses dagues absorbaient la plupart des sorts, et les renvoyaient vers eux avec une puissance comparable. Leur résistance m’exhorte. Continuez donc, si cela vous enfonce dans les illusions. Mais ne massacrez pas plus d’innocents.

Ses escalades s’inscrivaient toujours dans le sang. Une fois l’assassin à proximité, certains mages déployaient des boucliers en dernier recours. C’était omettre sa capacité à déchirer les égides et à absorber leurs défenses.

D’autres tentaient la fuite en sautant de toit en toit. Un sourire germait alors en coin de visage de Nafda, qui s’élançait à leur poursuit. Par leur imprudence, par leur couardise, ils réussissaient juste à retarder l’inévitable. L’assassin finissait en effet toujours par les rattraper. Alors elle les affrontait, et bien qu’elle en ressortait toujours plus entamée et sa lame tranchait leur gorge, traversait leurs côtes ou les transperçait net. Quelle que fût la méthode, le résultat était identique, et la récompense plus savoureuse encore.

Je les éliminerai l’un après l’autre ! Tant que ma potion me renforce et mon corps le permet. Vais-je atteindre bientôt mes limites ? Non ! Ils s’irritent, commettent des erreurs, et sombrent dans le désespoir au lieu de s’unir. Ne percevez-vous pas le tintement des dagues, mages ? Vous lustrez de transpiration à mes approches, et je suis sûr qu’à l’intérieur de votre chair à pourfendre, votre cœur bat très vite. Puis mes lames le perforent, et vos craintes s’estompent, et votre lutte s’achève. Vous ne pouvez pas me semer. Vous ne pouvez pas riposter. D’autres respirent encore, progressent, s’assemblent.

Pas d’arrogance excessive : je ne tuerai pas l’ensemble des mages, et je ne rivalise pas avec tous. Mais je réalise l’impossible. Je complète la traque Et ça me plait.

Nafda ignorait combien de mages il restait. À ce rythme, immergée dans cette série d’assassinats, plus aucun coin de Doroniak ne lui serait inconnu. Cependant, aussi véloce fût-elle, elle se heurtait à ses propres limites. À l’immensité de la cité. À l’incoercible progression de la véhémence.

Combien en reste-t-il ? Des dizaines ? Des centaines ? Beaucoup doivent nuire au sol. Mes lames pourraient me guider jusqu’à eux. Vraiment ? Ceux-là sont des sbires. On les élimine avec facilité. Sans chercher la gloire, je dois me focaliser sur le plus important.

Soudain un puissant grondement résonna. Serait-ce un autre appel ? Une tour s’écroula à une douzaine d’habitations de sa position. Point n’importe laquelle : la plus haute de toute la ville, structure imposante pourtant détruite d’un claquement de doigts. Un tel fracas se distingua dans le tumulte, interpella chaque belligérant, chaque citoyen. Nafda peinait à appréhender l’ampleur des dégâts, mais la percée des cris par-delà les colonnes de poussière et de fumée suffirent à lui glacer le sang.

L’assassin se figea une fois que le bruit s’estompa.

Une magie plus importante est à l’œuvre. Peut-être que des utilisateurs puissants et inconnus se révèlent. Ou alors, le plus évident serait que Horis Saiden et Khanir Nédret se manifestent, près à tout détruire. D’un autre côté…

L’assassin orienta son regard vers le sud-est.

Jounabie Neit se terre quelque part aussi. Et elle n’est pas moins dangereuse parce qu’elle n’a aucune maîtrise de la magie. Au contraire, elle est la pire des collaboratrices. Prête à tout pour défendre ses intérêts, même à massacrer son peuple.

L’assassin entama vers la direction choisie.

Les commerces sont démolis. Les tavernes se vident. Les maisons se remplissent des âmes traumatisées. Et cette tour devait être le repère depuis lequel elle ourdissait ses complots pernicieux. Que reste-t-il ? J’aurais dû y songer plus tôt. Elle faisait la promotion d’un culte disparu. Idéalisait un passé oublié. Quoi de mieux que de se cacher dans son temple favori ?

L’assassin dégaina derechef ses dagues et accéléra la cadence.

Jounabie vit ses derniers instants.

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