Chapitre 35 : Infiltration (1/2)

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NAFDA


J’aurais dû y prêter davantage d’intérêt. Doroniak s’illumine à la frontière entre sable et mer, prospérité pour les uns, refuges pour les autres. Sous le nez de la vénérable Bennenike, des complots s’ourdissaient, des traîtres défendaient l’inadmissible. Et ils pensaient vivre en harmonie. Et ils pensaient s’unir pour leur avenir.

Cette cité sera leur tombeau.

Quand l’assassin haussa le chef, les murailles tutoyèrent la voûte azurée. Tant de semaines à s’engouffrer dans le désert trouvèrent alors leur concrétisation. Si proche de son objectif, l’assassin ralentit et se figea même presque. Non à cause d’un quelconque manque de provisions, ni même de sa réserve inquiétante de ses gourdes. Plutôt pour l’amplification des vibrations de ses lames. Ça y est ! La plus grande densité de mages dans laquelle je me rends. Ici, je vais avoir l’embarras du choix.

Nafda ressentit soudain des tremblements similaires à ses dagues. À cela se cumula un début de transpiration. Des nausées l’assailliraient-elles ? Des courbatures menaçaient-elles de se répandre le long de ses membres ? Crampes et agitations la tenailleraient-elles ? Bientôt se présenteraient pareils périls si elle ne comblait pas ses envies. Depuis combien de temps n’ai-je pas tué de mages ? Trop longtemps. Finalement, loué soit Niel pour s’être dressé sur mon passage, et m’avoir offert des proies à égorger, aussi faciles fussent-elles…

Trop désorientée, Nafda sentit une épaule cogner la sienne. Guère une vive douleur, pourtant suffisante pour l’irriter. La coupable l’avait déjà oubliée et elle devait l’imiter. De fait l’assassin progressait face à une véritable marée humaine. Femmes, hommes, enfants, vieillards se bousculaient par dizaines afin de forcer le passage.

Y’a-t-il des mages parmi eux ? Peu probables : pourquoi abandonneraient-ils leur terre d’accueil ? Que ces justes et ordinaires citoyens aillent en paix.

— Laissez-nous passer ! implora un homme désespéré. J’ai mes deux fils avec moi !

— Doroniak va finir dans les flammes ! beugla une femme.

— La guerre va arriver dans nos maisons ! ajouta une autre.

Mouvements irréguliers et enchevêtrés. Cris distordus, partout, à chaque seconde. Enfants en sanglots enserrés dans des poignets moites. Rien n’endigue un peuple en fuite de malheur. Nafda entrevoyait les sillons creuser les visages parcheminés. Nafda percevait ces lourdes foulées en direction de l’âpreté. Nafda s’opposait au renoncement de leur foyer.

Par-delà les grilles déployées s’inscrivaient l’obstacle. Une garde râblée équipée d’une hallebarde plus grande qu’elle, réfréna les ambitions de l’assassin. Forcément, je suis la seule à entrer et non à sortir.

On la toisait tant que Nafda répliqua d’intensité comparable. De quoi attirer l’attention de ses confrères et consœurs, alors piégés dans la gestion d’une vague massive.

— C’est qui celle-là, Zelid ? demanda un garde tout en dévisageant l’assassin.

Ladite garde, sans doute la meneuse de cette petite troupe, acquiesça et s’approcha de Nafda. Aucun milicien dans les parages. Évidemment. Bien qu’elle le surpassât en taille et en muscle, aucun tressaillement ne parcourut cette dernière, prompte à rétorquer contre toute opposition.

— Une intruse, c’est tout ce qu’il faut savoir, affirma Zelid. Hé, myrrhéenne ! Tu n’es pas informée des derniers événements ?

— Dites-moi donc, lança Nafda sur un ton sarcastique.

— Bakaden Yanoum est mort. Dans des circonstances inconnues. On ignore pour l’instant quand auront lieu les élections pour désigner son successeur, mais en attendant, Jounabie Neit prend les rênes. Et bien sûr, la nouvelle loi reste d’application.

— Quelle nouvelle loi ?

— Tu fais ton ignorante ? La légalisation de la magie, bien sûr. La raison pour laquelle des centaines de lâches abandonnent cette cité qui les a accueillis. La raison pour laquelle tu t’es rendue ici. Ne feins pas l’innocence : je vois tes lames vibrer.

— Et alors ?

— Tu es une chasseuse de mages. Et on n’en veut pas dans cette cité.

Malgré l’afflux continu de sortants, malgré les protestations de part et d’autre, la demi-douzaine de gardes se focalisa uniquement sur Nafda. Ils formèrent un cercle autour d’elle et dégainèrent à brûle-pourpoint, regard acéré, bras tremblants. L’assassin sourcilla, immobile, en quête d’une dérobade.

— Emparez-vous de ses armes ! ordonna Zelid.

Nafda se contenta de ciller. Ces lames m’appartiennent, mais pour l’instant, je dois obtempérer. Je reprendrai maîtrise de la situation plus tard. Une fois encore on lui arrachait cette part d’elle, pour la tendre comme un trophée à la meneuse. Laquelle les fixa aussitôt à sa ceinture.

— Tu ne compromettras pas la sécurité de Doroniak, affirma-t-elle.

— Qu’est-ce que vous attendez, dans ce cas ? répliqua Nafda. Tuez-moi.

— Tu as parcouru tout ce chemin pour renoncer si facilement ? C’est louche. Gardes, surveillez-la étroitement !

— Pourquoi me laisser en vie si je représente une telle menace ?

— Jounabie craignait rétribution pour ses réformes téméraires. L’armée myrrhéenne surgie du nord.

— Je suis en avance. Elle arrivera bien assez tôt. Que l’armée ait perdu son influence à Doroniak est déjà une preuve de négligence.

— Arrogante, en plus ? Tu ne seras pas là pour les voir. Figure-toi que Jounabie s’apprête à prononcer à un discours. Devant un lieu que tu devrais adorer. C’est donc le moment idéal pour te la présenter.

— Je comprends mieux. Vous voulez m’exposer la traîtresse incarnée.

— La seule traîtresse est la despote devant laquelle tu t’es agenouillée. En t’éliminant, elle prouvera à l’empire entier que l’opposition ne l’effraie pas. L’ère de son faible mari est achevée, celle de la liberté absolue va débuter !

Zelid saisit Nafda par le cou et lui glaviota au visage.

— Tes réjouissances sont terminées, lâcha-t-elle.

Elle héla les gardes et se mut vers son objectif. Ainsi Nafda découvrit Doroniak entourée d’une escorte, avec à sa tête une femme qui ne daignait plus lui accorder le moindre regard. Sans doute était-ce préférable au dédain issu du dédale, tout à l’intention de l’assassin indésirée.

Me voilà donc emmenée pour une exécution publique, telle une condamnée à mort ? Une perspective intéressante… Et un plaisir que ces misérables félons ne connaîtront pas. C’est une étrange coïncidence que je pénètre à Doroniak au moment où cette Jounabie s’apprête à discourir. C’est peut-être une opportunité pour moi.

Nafda n’accorda nulle attention à ces habitants divisés et à leurs protecteurs corrompus. Cheminer dans les rues de cette ville lui procurait une expérience bien distincte de Nilaï. Au sud des massifs d’Ordubie, elle pouvait laisser libre cours à ses pulsions. Être maîtresse de son environnement. Égorger des mages sans contestation de leurs compatriotes. Avec les injures à son égard, avec les tensions palpables à la moindre ruelle, la perception de Nafda l’extirpait de ses aises. Jamais les vibrations ne perdaient en intensité, si bien que Zelid pesta à plus d’une reprise.

Quand les mages sont en liberté, le peuple en pâtit. Le début de la décadence. La fin de la prospérité.

Nafda discerna le bâtiment devant lequel on la conduisait. Elle ne sut ce qui la paralysait le plus : l’immensité du temple, la présence d’une statue de Bennenike elle-même… Ou bien les personnes aux pieds de statue. De part et d’autre d’une femme huppée à la cape flottante et à l’ample pourpoint carminé, qui devait être Jounabie, se trouvaient deux silhouettes familières.

Horis Saiden et Khanir Nédret.

Eux. La raison pour laquelle je suis venue ici. Tout s’accorde à merveille.

Le jeune homme et son mentor, rassemblés en un même emplacement, exactement comme Niel l’avait annoncé. Par-delà une assassin interloquée, par-delà un attroupement hétéroclite, les deux mages s’affichaient. Si des traits ouverts s’extériorisaient du chef, alors égal à Jounabie, son protégé paraissait plus renfermé, plus en retrait. À peine appréhendait-il l’effervescence de la confluence tiraillée entre réprobations et ovations. À peine assumait-il sa présence dans un lieu aussi sacré.

Je vous observe. Vous ignorez que je suis là. Je suis trop de biais, trop entourée, trop dissimulée. Horis, ne refoule pas tes émotions. Ne néglige pas qui tu es. Tu es exposé dans la ville intruse, et un éclair de lucidité suffit à comprendre qu’ils t’instrumentalisent.

Un mur de gardes séparait l’élite du peuple. Qui se risquerait à assaillir des hommes et femmes aussi lourdement équipés, armés de lances par surcroît ? Voilà qui serait un défi intéressant. Forte de cette supériorité, ses lèvres s’allongeant d’un sourire, Jounabie se dressa devant ses citoyens.

— Quelques clarifications s’avèrent nécessaires, discourut-elle. Parce que la légalisation de la magie n’avait pas pour objectif de heurter qui que ce soit, bien au contraire. Or, qu’avez-nous constaté ? Six morts, une trentaine de blessés, et une vingtaine de prisonniers ! Sans compter tous celles et ceux qui forcent l’entrée de Doroniak, préférant un désert aride à la richesse de Doroniak. Ce n’est pas l’exemple à donner !

Des insultes tombèrent telle une averse, de même qu’une nuée de pierres. Les gardes en bloquèrent la plupart, un projectile frappa Jounabie en visage. Un filet de sang partait de la commissure de ses lèvres jusqu’à ses tempes.

— Qui a lancé ça ? fit-elle, irritée. Peu importe ! Votre stupide révolte n’est pas due à une seule personne. Il s’agit d’un mouvement collectif à endiguer, parce que vous ne savez pas apprécier tous les efforts mis en œuvre pour vous ! Voilà ce qui arrive lorsqu’on place une confiance trop grande en ses citoyens.

— Nous ne voulons pas de vous en cheffe ! contesta une femme. Présentez de meilleurs candidats !

— Vive Jounabie Neit ! s’opposa un homme. Sa force, son audace et ses sacrifices amélioreront notre vie !

— Vous êtes divisés, encore et toujours ! s’avisa Jounabie. C’est pourquoi le message doit être transmis, quitte à être répété de moult façons possibles. Ainsi je laisse la parole, du moins pour l’instant, à Khanir Nédret, que vous connaissez déjà.

Oh oui, je ne le connais que trop bien. Il se situe désormais en haut de ma liste des personnes à éliminer. Sa place est presque égale à la tienne, Jounabie Neit. Ce qui est un privilège puisque tu n’es pas mage.

Désormais au centre de l’attention, Khanir reçut un traitement similaire à Jounabie. Lui ne s’attarda guère sur les réactions de tout un chacun. Au lieu de quoi se nourrit-il d’une puissance plus ancestrale, aux pieds d’une sculpture de sa pire ennemie.

— Je ne vous avais pas tout dit, révéla-t-il. Bien sûr, le groupe de mages ayant trouvé refuge aussi est constitué de victimes. De personnes de tout âge en quête d’un meilleur foyer. Je vous avais alors présentés mes deux principales alliées, Bérédine et Médis Oned, toutes deux dans l’incapacité se rendre ici aujourd’hui. Un autre nom connu figure parmi mes rangs.

Khanir se pencha vers son protégé, et le désigna d’un doigt assuré. Essaye-t-il d’installer un suspens ? Cela fonctionne peu avec moi. Tout le monde connait son visage ! À moins que… Doroniak est tellement indépendant qu’ils n’ont pas placardé d’avis de recherche ? Les fourbes ! Tout juste le jeune homme concerné se permit un regard vers son meneur. Des tensions s’exercent entre ces deux-là. Horis lui vouait presque un culte, autrefois… Que s’est-il passé ?

— Il est le visage de la résistance, dévoila-t-il. Un an auparavant, personne ne le connaissait, car il s’était réfugié à l’abri de la milice et de la tyrannie. Son nom a depuis résonné dans chaque parcelle de l’empire ! Il inspire la frayeur au pouvoir et l’espoir aux défenseurs de notre nation. Peu avant lui ont été si proches de nous libérer de Bennenike l’Impitoyable. Oui, citoyens, ce jeune homme à côté de moi est bel et bien Horis Saiden !

Plus les révélations pleuvaient et plus bousculades et injures s’aggravaient. Aussi les gardes brandirent leurs armes par crainte d’un débordement. Partout contrastaient soutiens et oppositions, prononcés de pleine voix, plus encore qu’envers Jounabie. Peut-être Horis ne désirait-il pas autant de focalisation sur lui. Il se retrouve là malgré lui, subissant les répercussions de ses actes. Je ne vais pas le pleurer. J’espère juste que personne ne le tuera avant moi.

D’aucuns se risquèrent pourtant à forcer le passage. Coups répétés, charges désespérées, morsures inopinées, chaque moyen était bon pour assaillir des gardes bien mieux préparés. Parmi ces dissidents luit soudain l’éclat d’armes. Le port d’armes est autorisé dans cette ville. Sitôt qu’il le remarqua, Khanir généra un sort qui propulsa une vague entière de citoyens quelques mètres derrière.

De sévères sillons parcoururent alors son faciès.

— Il suffit ! beugla-t-il. Pourquoi y’a-t-il encore autant de défenseurs de l’impératrice ? Auriez-vous oublié qu’elle est génocidaire ? Des dizaines de milliers de morts, et pour quel résultat ? Aucune de ses promesses n’a été tenue ! Bennenike est une relique de passé, que bientôt on enterrera ! Horis, tu sais ce qu’il te reste à faire.

Alors que des séditieux désorientés se relevaient, alors que des centaines de citadins se suspendaient à l’instant, le jeune mage se redressa. Entreprit d’accomplir ce pourquoi il avait été amené en ces lieux. Il lui suffit d’une main plaquée contre la statue, et de suite se propagea le nauséabond flux.

Craquelures et fissures envahirent le symbole qui s’effondra en une fraction de secondes. Bientôt ne demeura plus que le socle de marbre, car la sculpture s’était fracturée en une myriade de morceaux. Pas un seul n’avait impacté qui que ce fût, mais l’acte avait assez porté pour en blesser bon nombre à l’intérieur d’eux-mêmes.

— Hérésie ! sanglota un homme encapuchonné à la robe orange. Blasphème ! Notre bien-aimée impératrice !

Ce n’était qu’une statue. Ils la détruisent à défaut d’atteindre Bennenike. Ils insultent sa personne sans réaliser quels bienfaits elle a apporté à l’Empire Myrrhéen. Les famines sont éradiquées. L’esclavage est aboli. La paix était supposée établie. Et même sans appréhender ces problématiques complexes, je ne peux que la remercier de m’avoir sauvée.

Beaucoup n’envisageaient pas la situation de cette perspective. L’homme en question, sans doute un prêtre, s’avérait le principal représentant de cet état d’esprit. Il s’était agenouillé auprès de la figure vénérée, et des sillons de larmes creusaient des joues. Multiples gouttes chutaient dans les morceaux, arrosant la plateforme de pleine morosité. Jusqu’au moment où Jounabie l’attrapa par le col.

— Gardes, un dissident a franchi vos défenses ! dénonça-t-elle.

— Vous n’êtes pas la dirigeante ! dénonça le prêtre. Personne ne vous a élus !

— Parce que Bennenike a été élue, peut-être ? Non ! Son règne a débuté dans un bain de sang, à commencer par sa propre famille, suivant une infâme tradition !

— Que sont vos répressions, sinon un bain de sang ?

— Toute idéologie opposée à notre liberté proclamée doit être annihilée ! Hélas, Bakaden était trop faible pour le réaliser ! Vos soupçons étaient vérifiés, par ailleurs : il n’est pas mort par accident. Il compromettait tant l’avenir de Doroniak que je l’ai poignardé en plein cœur.

Déchaînement fut déclenché quand Jounabie démarra le déluge.

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