Chapitre 29 : Négociation en proche mer (1/2)

7 minutes de lecture

JIZO


Des élancements le tenaillaient. Il ne cessait de s’enrouler sur sa couverture, dans des positions toujours plus improbables. Pendre un pied hors du lit, à ras le sommier, ne lui procura pas la fraîcheur escomptée. Il gémit à maintes reprises tandis que des engourdissements lui rappelaient son état d’éveil.

Jizo ouvrit les paupières pour s’extirper de son déni. Il flottait dans sa nouvelle chemise de nuit, en-dessous de laquelle, à sa stupéfaction, il ne transpirait guère. Peut-être était-ce grâce aux murs, à ces moellons assez épais pour capturer la chaleur extérieure. Il ne pouvait non plus blâmer la nitescence, car les rideaux de teinte ébène la tamisaient d’abondance.

L’unique responsable de son manque de sommeil était lui-même.

— Même les cheveux ébouriffés, dit Vouma, même avec tes draps défaits, ta beauté rayonne.

Il n’apercevait que trop bien cette silhouette se découpant dans cette pénombre. Maîtresse Vouma s’était adossée contre le mur, un pied appuyé dessus. Elle a vite pris ses aises dans cet environnement. Quand le désir naissait de s’extirper de cette vision, Jizo gardait un œil sur le sabre posé sur le dallage. Une arme peu efficace contre une représentation de l’esprit. Je n’en reviens toujours pas qu’on nous ait laissés entrer avec des armes. Nilaï exigeait une autorisation ! Pourquoi surveiller les entrants si n’importe qui peut se promener avec une lame ?

— Inutile de m’ignorer, insista Vouma. Sans même que tu me répondes, j’ai accès à tes pensées. Des milliers te traversent chaque jour, et un certain nombre m’y est consacré.

Ne rentre pas dans son jeu. Elle innove dans ses essais pour me déstabiliser. Jamais elle ne me détruira davantage que lors de son vivant.

Ton avenir se présente ainsi ? poursuivit-elle. Ce n’est certes pas l’auberge la plus miteuse de Doroniak, mais cet amas de pierres la rend si… austère. Le style des quais, voire du quartier Lodas en général, je présume ? De quoi me dégager de cette zone de confort. Le supporteras-tu longtemps, Jizo ? Tu n’es pas chez toi. Et malgré ton altruisme apparent, tu brûles d’envie de revoir tes rivières, tes champs et tes cerisiers. Papa et maman te manquent, pas vrai ? Même s’ils n’ont pas été fichus de venir te chercher !

L’évocation de la famille… Quelle lâcheté ! À force d’alterner entre sa maîtresse et son sabre, Jizo s’étendit dans l’âpre réalité. Il ignorait l’heure mais savait qu’il ne se rendormirait pas de sitôt. Aussi ouvrit-il les rideaux avant de remettre proprement ses draps. Ma vitre se situe trop haut. Impossible d’admirer la digue. Ni de savourer l’air salé…

— Tu te vexes ? nargua Vouma. Il ne faut pas ! À terme, il est probable que j’acquière assez d’importance dans ta vie. Plus que tes propres parents !

Un faible appel derrière la porte le délivra de ces assauts répétitifs.

Jizo n’eut pas le temps de s’habiller. C’est l’aubergiste qui m’appelle, si tôt le matin ? Non, il ne me dérangerait pas en jour de congé ! Il se dirigea lentement vers la poignée qu’il tira avec hésitation. Au niveau du seuil se montra Nwelli, illuminée d’un faible sourire. Les traits de Jizo se détendirent au moment où il l’invita à entrer.

— Je voulais vérifier si tu étais déjà debout, dit-elle.

— Pourquoi ? s’inquiéta Jizo. Toi aussi, tu as des difficultés pour dormir ?

— Un peu, oui, mais ce n’est pas le propos. Irzine te cherche.

— Déjà ? Ne voulait-elle pas partir en fin de matinée ? Aux dernières nouvelles, la capitaine Nidroska n’avait pas encore levé l’ancre !

— Tu la connais, elle préfère que les choses soient vite faites.

Quelques paroles s’étranglèrent, et alors Nwelli se rembrunit, tête baissée. Vouma en gloussa ostensiblement. Qu’elle me rabaisse, passe encore, mais comment ose-t-elle s’en prendre à Nwelli ?

— C’est notre seul espoir, admit Nwelli. Je suis effrayée à l’idée qu’Irzine et toi vous retrouviez face à une bande de pirates, aussi sympathiques puissent-ils paraître. Alors que moi, je resterai ici, à surveiller Larno parce que sa grande sœur refuse de l’exposer à ça ! Mais vous n’avez pas le choix. Geigder ne restera pas à quai éternellement. Et même si un autre marin acceptait de nous prendre, le prix à payer est énorme. La vie est chère… Travailler dans cette auberge nous rapporte à peine de quoi économiser. Combien de temps devrons-nous rester dans cette cité avant d’être assez riches pour prendre la mer ? Nous avons bien peu…

— Je…, bafouilla Jizo en déglutissant. Beaucoup de pression retombent sur moi alors ?

Nwelli abattit sa main sur l’épaule de son ami, s’accordant à son regard.

— Toi seul en es capable, affirma-t-elle. Ne néglige pas ta force, ni ta capacité de persuasion. Je te suivrai jusqu’au bout, Jizo.

— Oh, que c’est mignon ! se gaussa Vouma. La petite Nwelli se réfugie auprès de son ami ! Elle assume ce qu’elle est. Voit-elle aussi Gemout régulièrement ? Non, mon mari est encore vivant ! Elle est livrée à elle-même, perdue sans lui ! Une faible personne, une suiveuse, qui à jamais aurait dû rester une esclave !

Ses nerfs s’étaient si contractés qu’il avait perdu son sang-froid. Jizo assena un coup de poing derrière lui, seulement pour voir la silhouette se dissiper.

— Ça suffit ! hurla-t-il.

Il avait frappé en vain. Je m’expose, je montre combien je suis vulnérable. Calé sur cette posture, des tressaillements l’assaillaient, tandis que montait la désagréable saveur de la défaite.

— Jizo ? héla Nwelli. Ce n’était pas adressé à moi, n’est-ce pas ? Tu devais nous avouer quelque chose… Tu sais que tu peux tout me dire. Épanche-toi. Partage ce que tu as sur le cœur.

Contre la dignité murmuraient l’appel de soutien. Jizo s’effondra sur son amie, où il s’abandonna en sanglots, où les larmes coulèrent sur les bras qui l’enserraient.

— Maîtresse Vouma me hante encore ! se confia-t-il. Je l’avais tuée pour te sauver, mais elle n’en avait pas fini avec moi. Ce sont sans doute des hallucinations. Elle est intangible et pourtant présente. Intuable, surtout ! Elle s’immisce dans mon âme, me berce de ses mots nauséabonds, s’imagine indispensable à ma vie ! C’est comme si je ne m’étais jamais débarrassé d’elle. Comme si, peu importe où je vais, elle me suivra toujours.

— Mon pauvre…, murmura Nwelli d’une voix douce. Tu ne mérites pas de subir tout ça… Depuis quand elle se manifeste ?

— Depuis notre rencontre avec Irzine et Larno, à l’oasis. Je ne voulais pas vous accabler avec ce problème… Je pensais qu’elle finirait par disparaître. Même quand je l’ignore, elle se manifeste, elle me nargue. Elle fait partie de moi, plus encore que je ne souhaite l’admettre…

À la lividité de sa figure s’étaient déparés ses traits. Tant accroché à son amie qu’il s’empêchait de glisser, bientôt replié sur lui-même, en quête désespérée d’échapper de la pléthore de ricanements.

— Me laissera-t-elle un jour en paix ? demanda Jizo, peinant à articuler. J’en doute. Je désespère. Comment puis-je avancer dans l’avenir si mon passé subsiste ?

— Il te faudra être fort, suggéra Nwelli. Gemout me hante aussi, par les souvenirs que j’ai de lui, sans jamais se manifester directement. Je tente de surmonter cette épreuve… Tu n’es pas seul, Jizo, je te le promets. On ne se remet pas d’années d’esclavage en quelques mois. Et si Vouma persiste, eh bien… Prouve-lui qu’elle a tort. Que tu n’as pas besoin d’elle. Et que ton avenir se situe entre tes mains.

Ne serait-ce pas un excès de confiance en moi ? Elle me donne l’impression de se dévaloriser pour mieux croire en moi. Et je suis là, perdu dans mes pensées, noyé dans mes pleurs, incapable d’exprimer ma gratitude. Sans elle, je serais mort.

Tandis qu’il lui offrait un sourire, quoique figé dans ses traits dévastés, Jizo puisa dans sa dignité pour se redresser. Il remarqua seulement Larno, lequel coula un regard grave mais pondéré à chacun des anciens esclaves.

— Depuis combien de temps tu nous écoutes ? s’enquit Nwelli.

— Les sanglots de Jizo m’ont attiré ici, avoua l’enfant. Ils m’ont fait de la peine.

— J’ignore si je mérite autant de compassion…, fit Jizo. Je m’attarde sur mes souffrances au lieu d’aller de l’avant. Toi, tu as vécu des choses bien pires…

— On a tous vécu des choses horribles. Irzine est loin de vous avoir tous raconté, dans sa version ou la mienne. Ça importe peu : on a décidé de se serrer les coudes, et on n’abandonnera pas. Si tu étais faible et lâche, Jizo, tu ne m’aurais pas sauvé la vie. Si tu as peur que ma sœur se méfie encore de toi… Raconte-lui tes visions. Mais au fond, elle t’est reconnaissante.

— C’est vrai ?

— Je t’assure. Maintenant, rejoins-la et aide-nous.

Du baume emplit le cœur de Jizo. De quoi lui fournir assez d’impulsion pour fixer le sabre à sa ceinture, pour mieux s’aventurer vers l’inconnu. Hélas se répercutait ce même écho au moment où sa paume se frottait à la rambarde de l’escalier en pierre.

— Un petit moment des plus touchants ! gouailla Vouma. Tout est parti de moi, encore une fois ! Alors comme ça, tu n’aimes pas qu’on invective la petite Nwelli ? Une chance qu’elle te croie directement ! Cela ne cacherait-il pas un certain attachement ?

— J’ai un avantage désormais, déclara Jizo.

— Parce qu’ils savent ? Certes, mais ils ne me voient pas. Ils ne t’apporteront que du soutien moral. Ce qui ne suffira pas pour toi.

Aller de l’avant… Ignorer cette fauteuse de troubles. Je me suis assez attardé ici.

Ni un tumulte, ni de quelconques arômes alcoolisés ne le turlupinèrent. L’heure était encore trop matinale pour qu’une abondante clientèle envahît les lieux, fût-elle coutumière. Jizo n’eut donc aucune peine à se faufiler entre les tables en pierre, rigide matière répliquée à chaque pan de l’établissement. Tout juste salua-t-il l’aubergiste, un homme chauve, basané et bedonnant, avant de se heurter à Irzine. Elle aussi était adossée contre le mur à proximité de l’entrée. Position d’assurance ou d’impatience ? Quoi qu’il en fût, la femme masquée lui fit signe et gagna l’extérieur d’une franche ouverture de porte.

— Tu as quand même traîné, reprocha-t-elle.

— Je devais discuter, s’excusa Jizo.

Irzine opina. Toujours difficile de savoir si elle est sincère… Jizo s’interrogea sur son expression enfouie derrière son masque, elle qui se révéla plutôt taciturne par la suite. Au moins Jizo ne devait-il pas se justifier, conforme aux propos de Larno quelques minutes plus tôt.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0