Chapitre 28 : Repas d'accueil (2/2)

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Bander ses muscles, élever ses épaules et se cuirasser lui étaient inutiles. Docini n’égalerait jamais Godéra. Quand bien même son aînée était une récente visiteuse, son statut et son aura coalisaient pour un ensemble rarement égalé. Il lui suffisait de progresser la tête haute, l’assurance inscrit sur sa figure, pour devenir la cible de pléthores de regards. Gardes et serviteurs défaillait d’admiration face à une silhouette apte à obombrer la citoyenne d’honneur. Autant de commentaires firent froncer les sourcils de Godéra, pour qui les opinions étaient hors de portée.

Elles furent parmi les dernières à s’installer dans la somptueuse salle à manger. Là les accueillait une table ovale, sur laquelle une nappe ivoirine et immaculée était étalée. Y trônaient assiettes, couverts et gobelets en bronze, posés face à des chaises garnis d’accoudoirs en orichalque. S’exhalait un fumet apte à faire saliver les plus insensibles. Outre les cabris et agneaux rôtis, sardines grillées accompagnaient des tomates et concombres farcis, tandis que des cruches de vins se targuaient de moult origines. Ils ont l’art de la réception, je le concède.

Bennenike et Koulad occupaient la tête de la table, chacun vêtu d’un ample pourpoint et d’une cape en velours. À leur droite s’étaient assis Amenis, Badeni et Clédi pendant que Xeniak et Djerna prenaient place à leur gauche. Si cela ne suffisait pas, Nerben dégustait la pitance de l’autre côté. D’autres inquisiteurs en sus de Docini et Godéra participaient au repas, peu nombreux et clairsemés. La jeune femme n’en reconnut aucun du premier coup d’œil.

Sauf un. Un homme au teint satiné, à la corpulence trapue et de petite taille rayonnait par sa stature, portant mieux que quiconque le symbole de l’inquisition sur sa poitrine. Sous ses cheveux châtains attachés en queue de cheval brillaient ses iris émeraudes qui contrastaient avec son visage rond figée dans une expression peu commode. Ses yeux se plissèrent lorsqu’il avisa Docini, laquelle en frémit.

Il s’accorde bien avec mon aînée… Lève la tête, cache tes peurs ! Nous sommes dans les même camp, après tout.

Et puis, sur les quatre miliciens présents dans cette salle, trois me méprisent ? Chacun s’est mis à l’aise, et je suis coincée au milieu de toutes ces personnalités éminentes… Au pire, je ne subirai que des remarques désobligeantes, et je saurai répliquer.

Le parfum du poisson repoussa Docini, aussi se délecta-t-elle de l’agneau à petits coups de fourchette. Mangeant à allure modérée, elle cherchait de quoi se rafraîchir, or seul l’alcool semblait abonder à proximité. Sa quête de la soif se trouva bridée lorsque Bennenike elle-même adressa un regard insistant dans leur direction. À son soulagement, c’était bien Godéra qui était visée.

— Discutons de nos intérêts communs, proposa l’impératrice. Comme vous l’avez constaté, des difficultés se sont présentés à l’empire ces derniers temps. Qu’en est-il de votre inquisition, Godéra ?

La cheffe essuya sa bouche d’un élégant passage de serviette, avant de feindre un sourire derrière des sillons tremblotants. Adelam y prêtait une oreille attentive à défaut de s’exprimer.

— Nous nous débrouillons, avoua-t-elle. Entre nous, la trahison de Kalhimon ne nous a pas laissés indemne.

— La nouvelle s’était vite répandue jusqu’à l’empire…, déplora Bennenike. Une idée de ce qui a pu causer son revirement ?

— Son changement d’allégeance, si je puis employer un euphémisme, date du jour où il a défait la myrrhéenne Emiteffe Daneb. Elle lui a sûrement jeté un maléfice avant de succomber… Bon sang, Kalhimon la poursuivait parce qu’elle conduisait les mages rescapés en Enthelian, et maintenant il opère de la même façon ! Que les choses soient claires, impératrice : les inquisiteurs de cette soi-disant « branche modérée » n’en sont pas des vrais ! Ils doivent être éliminés jusqu’au dernier.

— S’ils sont votre priorité absolue, se permit Koulad, pourquoi vous être déplacée jusqu’ici ? Votre combat se déroule en Belurdie, non ?

Soudain des regards haineux fusèrent de part et d’autre de la pièce. Koulad se rétracta alors, surtout quand Godéra plaqua ses poings contre ses genoux, de nouveaux plis déparant ses traits. Mari de l’impératrice ou pas, il ne faut jamais énerver ma grande sœur.

— C’est notre lutte à tous, corrigea la cheffe. Notre grande inquisition ne faillira pas parce que sa meneuse, accompagnée de quelques bons éléments, s’absente temporairement. Ne soyez pas dupes : l’Empire Myrrhéen sera tôt ou tard la cible de Kalhimon. Une alliance permettra de terrasser nos ennemis communs.

— Je n’en doute pas, affirma Bennenike en dégustant une gorgée de vin rouge. Je suis fière de mes miliciens, mais la puissance de l’inquisition est un atout non négligeable. Surtout si vos membres égalent le niveau de Docini.

Même quand j’essaie de m’effacer, on m’accorde trop d’attention… À son évocation, Godéra enroula une main autour de l’épaule gauche de sa cadette, puis lui cogna son avant-bras droit. Docini dut prétendre n’avoir rien reçu, ce alors que la douleur s’infiltrait comme d’âpres réminiscences.

— Docini Mohild est une brave inquisitrice, s’enorgueillit Godéra. Parce qu’elle a reçu la meilleure des formations. Je m’assure que chaque membre chasse les mages avec efficacité. Vous ne serez pas déçus de notre présence, je vous le garantis !

— Des paroles, douta Koulad. J’attends vos preuves sur le terrain.

— Et qui êtes-vous pour remettre nos compétences en question ?

— Koulad Tioumen, mari de l’impératrice Bennenike Teos, présenta Nerben avec une pointe de sarcasme. Ancien chef de la milice, il a légué son titre à un ami, dans un acte de piston à peine voilé. Désormais, il vit dans l’ombre de son épouse, n’influant aucunement sur les réformes qu’elle adopte.

— Oncle Nerben ! reprocha Koulad. Ton but serait de m’humilier dans un repas d’accueil ?

— Il y a de quoi pouffer, fit Godéra. D’où provient une telle mésentente ? Chez nous, les liens familiaux sont sacrés.

Nous n’avons pas la même définition de ce mot… Ou alors elle considère que des petites corrections font partie de cet aspect. Docini s’évertuait à ne plus fixer sa sœur, peu désireuse d’attraper la nausée. Elle se détourna aussi de Nerben qui se montrait volubile entre deux bouchées de sardine.

— Koulad souffre d’un excès d’orgueil, dédaigna Nerben. Il est de mon devoir de le ramener sur le droit chemin si nécessaire.

— Serais-tu en train d’insulter mon mari ? défendit Bennenike. Tes gestes comme tes mots doivent être mesurés, Nerben.

— Loin de moi cette idée. Parfois, il oublie juste d’où il vient. En particulier son père. Votre éminence, Koulad ne vous a jamais parlé de son paternel, n’est-ce pas ?

— Il n’en a pas jugé l’importance, non.

— Il n’en a pas eu le courage, plutôt. Fut un temps où j’éprouvais un immense respect pour Reolys, ma sœur cadette. Suiveuse et non meneuse, elle s’est engagée à l’armée comme moi et a prouvé sa valeur à plus d’une reprise. Seulement, elle était vulnérable à ses pulsions, et même si c’est interdit en Amberadie, certaines villes de l’empire accueillent des maisons closes.

— Ça suffit, mon oncle ! interrompit Koulad, plaquant son couteau à côté de son assiette.

— Voilà, ta honte remonte… Pas étonnant, puisque tu es le fruit d’un accident. Comme beaucoup de militaires, Reolys adorait se détendre dans ce type d’établissements. Je comprends très bien qu’on puisse savourer le goût de la chair, mais elle s’était entichée d’un seul homme. Un prostitué appelé Ibralem, me semble-t-il. Le bougre prétextait subir de mauvais traitements de la part des autres clientes… Au nom de quoi se plaignait-il, lui qui recevait une bonne compensation pour une activité aussi dégradante ? Toujours est-il qu’un jour, Reolys tomba enceinte de lui. Je craignais déjà pour sa carrière quand elle me l’a confessé, mais elle m’avait garanti qu’elle continuerait de servir sa patrie. Comment aurais-je pu deviner qu’Ibralem s’occuperait alors de lui ? Reolys lui rendait seulement visite de temps en temps, alors qu’il grandissait dans un lieu de débauche ! J’ai dû arracher le petit Koulad à son père pour le remettre sur le droit chemin. Reolys ne m’a jamais pardonné, c’est sûr !

— Tu as humilié mes parents… Était-ce bien nécessaire de le rappeler ?

— Et donc ? Ils sont vivants, et en bonne santé ! Reolys a porté un enfant né d’une semence impure et maintenant elle coule des jours paisibles comme vétérane. Je suis étonné qu’Ibralem n’ait récolté aucune maladie, vu le nombre de fois qu’il s’est souillé. Tu devrais avoir honte de ton débauché de père, Koulad ! Estime-toi heureux d’avoir fini comme époux de l’impératrice. Ta mère et toi avez déjà fait assez honte à la famille Tioumen.

Sèche, glaciale, intransigeante, Bennenike se leva, mains appuyées sur la nappe, et dévisagea Nerben avec haine.

— Tu as reçu trop d’avertissements, annonça-t-elle. Tu es assignée dans tes quartiers, Nerben, et la sentence s’applique maintenant.

— De toute façon, répliqua le vétéran, j’ai assez mangé.

L’autorité de l’impératrice n’a rien à envier à celle de Godéra. Heureusement qu’elles sont du même côté. Malgré sa riposte, Nerben abandonna de suite son repas, laissant une malheureuse sardine coupée à moitié gésir le long de son assiette. Il ne salua aucune personne de la pièce. Au moment de franchir le seuil, un coup de vent s’insinua entre les plats, déclenchant plus d’un soupir.

À pareille querelle étaient requis d’appétissants mets. Ainsi, dès que Bennenike l’eut caressé le haut du dos, Koulad se réfugia dans la mastication de son cabri. Elle s’assura du bien-être de son mari et s’interrompit juste au moment où Clédi lui susurra quelques mots dans son oreille. Un intervalle de temps durant lequel Badeni contempla la place vacante d’un demi-sourire.

— Il ne mérite pas de partager la même table que nous, avança-t-elle.

— Il est l’ancien chef de la milice, défendit Djerna. Il faut lui accorder un minimum de respect.

— Son caractère est loin d’être facile, admit Xeniak. Mais ne nions pas ses talents combattifs. Si on lui retire son titre de meneur, il lui reste encore le maniement des armes. Qui d’autre que lui aurait pu mener la purge ? Qui d’autre lui peut se vanter d’avoir massacré ses mages de sa seule hallebarde ?

— Vous deux, héla Godéra. Vous vous tenez la main et vous vous lancez de tendres regards depuis tout à l’heure. Vous êtes ensemble ?

Djerna et Xeniak se consultèrent tout en cillant. L’évidence même. Ma sœur aurait-elle des questions encore plus maladroites ?

— Évidemment, confirma Djerna. Nous sommes mariés.

— Alors les rumeurs disaient vraies, songea la cheffe. Pardonnez-moi, je suis juste un peu perturbée. Le manque d’habitude, je présume.

— Moi aussi, ajouta Adelam. Les règles changent d’un ordre à l’autre.

— Docini avait déjà abordé ce sujet, se rappela Bennenike. Les relations amoureuses sont interdites dans votre inquisition.

— Et pour être franche, je suis étonnée que ce ne soit pas le cas chez vous.

— Si j’ai le droit de connaître l’amour, pourquoi mes alliés ne le pourraient-ils pas ? Xeniak et Djerna incarnent la preuve que l’on peut allier sentiments et efficacité.

— Permettez-moi d’être perplexe. Je pensais que vous vous méfieriez de l’amour après avoir échappé de peu d’être assassinée par votre ancien mari. L’amour est un poison vicieux. Il emprisonne nos corps et notre esprit dans la niaiserie, les fausses promesses et la trahison. C’est une conception factice, bâtie pour rendre plus poétique l’acte de fornication. Au fond, s’agiter dans un lit en poussant des cris dissonants nous rapproche de l’animal.

Mutisme de rigueur engendrée au sein d’opinions extrêmes, personne n’osa répondre aux affirmations de Godéra. Même Xeniak et Djerna, avec leur statut à défendre, optèrent pour la voie du silence. Seule Bennenike reprit la parole, et juste quand elle eut achevé son repas :

— Je ne partage pas du tout votre avis. Mais c’est votre liberté de pensée.

— Moi non plus ! s’exclama Amenis. Je suis même bien placée pour le savoir.

— Vous avez aussi vécu un mariage raté ? se moqua Godéra.

— Hein ? Non ! Pour cela, il aurait fallu que j’entame une relation ! Non, je suis le médecin du palais, et, sans connaître toutes les facettes de l’esprit humain, je dispose de quelques connaissances sur son corps. Figurez-vous que j’ai soigné Docini après son combat contre Horis Saiden ! Et son corps est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir.

— Vos médecins sont-ils tous aussi effrontés, impératrice ? Elle essaie de séduire ma petite sœur ! Elle a fait vœu de célibat ! Aucun homme, et encore moins une femme, n’a le droit de s’approcher d’elle !

Sa voix s’était élevée outre mesure. Beaucoup détournèrent les yeux, se consultèrent avec confusion. Tassée sous l’autorité de son aînée, Docini se retint de prendre une lampée de vin pour oublier. Elle remarqua cependant une jeune inquisitrice se recroqueviller davantage que ses consœurs et confrères. Une nouvelle recrue, déjà envoyée sur le front ?

Amenis, quant à elle, soutint le regard de Godéra.

— Il y a malentendu…, rectifia-t-elle. Ma fascination n’a pas de frontières. Mais je préfère ne pas m’engager dans ce genre de choses, pas tout de suite !

— Amenis n’a rien tenté, rassura Docini. Je lui suis reconnaissante pour son intervention.

— Ne nous perdons plus en disputes, fixa Bennenike. J’ai confiance en Amenis, tout comme en chacune des personnes présentes dans cette pièce. Quel que soit notre rôle, quel que soit notre métier, notre allégeance n’est pas questionnée. Godéra Mohild, puis-je vous faire confiance dans cette crise ? Ai-je eu raison d’inviter l’inquisition dans le Palais Impérial, une fois de plus ?

Godéra avait déjà achevé son repas. Elle s’était déjà bien adossée sur son siège. En conséquence de quoi elle put fixer la dirigeante de tout son sérieux, plaquant un poing sur sa poitrine, s’arrimant dans quelque vague engagement.

— Je ne me battrai ni en votre nom, ni pour l’empire, garantit-elle. Mais je vous promets que je mettrai tout en œuvre pour purifier notre monde de la vermine magique. C’est ce pourquoi je lutte depuis toujours.

À l’acquiescement de Bennenike se scella une alliance jusqu’alors fort préparée. Il s’agissait encore de se repaître et de se désaltérer avant d’ourdir quelque plan que ce fût. Et si Docini jouissait sans piper mot de tous ses mets, son regard vacillait, en quête d’une admiration extérieure en lieu et place d’une aînée aux remarques affûtées.

L’impératrice se demande si elle saura manier son épée avec dextérité. Une chose est sûre : Godéra ne maîtrise que trop l’art de distribuer les poings.

Le repas se termina dans une relative tranquillité.

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