Chapitre 28 : Repas d'accueil (1/2)

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DOCINI


Un souffle ardent emplit les poumons de l’inquisitrice au moment où elle pénétra dans la capitale.

Amberadie est-elle ma nouvelle demeure ? Ses rues me semblent familières, désormais. Ses monuments, son marché, ses boutiques, ses auberges, ses lieux culturels… Je m’habitue même à sa chaleur. Alors que la Belurdie s’apparente de plus en plus à une relique du passé.

À sa première visite, Docini avait cheminé seule, partie à la recherche de l’autorité. Dorénavant elle l’incarnait et marchait avec un statut égal. Les citadins ne les dévisageaient pas pour autant de pareils regards. Tandis qu’ils réservaient des exclamations à l’égard de Badeni, ils l’ovationnèrent l’étrangère à moult reprises, ses battements redoublant alors d’intensité. De quoi faire crisser les dents de Nerben, lequel préférait progresser sans piper mot. Qui eût cru qu’une belurdoise serait mieux accueillis que des myrrhéens ? Jalousie est suscitée même au sein des alliés.

Si son cœur le sollicitait tant, c’était aussi pour une plus profonde raison. Aussi Docini restait précautionneuse quand elle foulait le pavé en direction du palais. Mieux lui valait se replier dans de redondants applaudissements plutôt que d’endurer les retrouvailles tant atermoyées.

Docini déglutit une fois les fondations du palais dans sa vision. Déjà à l’arrière du groupe, elle rattrapa Badeni et Nerben, et ils parvinrent bientôt au niveau de l’entrée. Or la porte s’ouvrit avant même qu’ils eussent interpellé quelque garde que ce fût. Un homme à la peau pâle, à la chevelure blonde déployée et au bouc pointu se présenta : sa brigandine noire et rouge, couplée avec sa lance en fer, trahissait son appartenance. Je crois deviner de qui il s’agit.

— D’où viens-tu, toi ? agressa Nerben.

— De la milice, comme vous ! se défendit le garde. Je m’appelle Xeniak.

— Originaire d’Enthelian ou de Belurdie, je suppose ? Peu importe le nombre de générations que ta famille est installée ici.

— Faux, je suis né sur les îles Torran. Mais l’empire est ma nouvelle maison, et je la défendrai coûte que coûte.

— Un patriotisme vacillant, donc. Je suppose que nous devons nous entretenir avec l’impératrice ? La traque s’éternise sans résultat probant. Je suis même certain que des plans plus intéressants s’ourdissent ici. Pas besoin de nous indiquer le chemin, nous le connaissons.

Nerben, Badeni et le reste des miliciens franchirent le seuil sans quelconque autorisation. Son aura s’était réduite, pourtant la capitaine garda la tête du groupe, assaillie par les regards des gardes et serviteurs. Les uns s’étranglaient, les autres se ternirent, tous se figèrent à la vue de la guerrière borgne.

Lorsque Docini souhaita se conformer à leur parcours, une lance l’endigua en plein élan. Le même milicien aux sourcils arqués l’examinait d’un œil distant.

— Pas toi, dit-il d’une voix rauque. Tu es attendue ailleurs.

— Je te reconnais ! s’écria l’inquisitrice. Tu es le mari de Djerna.

— C’est vrai que tu l’as rencontrée. Elle m’a parlé de toi, et pas forcément en bien. Mais je n’aime pas être défini comme son mari. Ils sont trop nombreux à croire que j’ai acquis la citoyenneté uniquement grâce à notre union. Il est parfois difficile d’être accepté ici.

— À qui le dis-tu…

— De quoi tu te plains ? Ils te considèrent comme une héroïne ! Tu as même été nommée citoyenne d’honneur, respectée par l’impératrice elle-même !

— Je ne suis pas épargnée de tous les préjugés.

— Normal : tu es belurdoise ! Issue d’un pays de faibles et de soumis. Quand l’Empire Myrrhéen claque des doigts, vous vous agenouillez. Vous avez même imité la milice sous un simulacre appelé inquisition.

— Quelle différence avec toi ? Nous avons tous les deux des origines étrangères, nous sommes censés nous serrer les coudes !

— Je n’ai aucun compte à te rendre, Docini. Les îles Torran ont résisté à l’empire. Je suis là de mon propre chef, pour un nouveau départ. Dans un pays que je respecte, qui n’est plus notre ennemi depuis longtemps. Enfin bref, je ne t’ai pas arrêté pour discuter de ça, mais pour te prévenir. Ta sœur Godéra, envers qui j’ai un peu plus de respect, t’attend depuis des jours. Elle s’est installée à côté de ta chambre, que nous avons libérée pour elle.

Les épaules de Docini s’affaissèrent. Ne rien laisser paraître… Une faiblesse est une ouverture que des fourbes exploitent à leurs fins. Ses traits se durcirent au moment où elle alourdit sa démarche, abandonnant le milicien d’un air résolu. Est-il seulement dupe ? Incapable de répondre à sa propre question, elle s’éternisa dans cette succession d’alliées, où chaque minute la rapprochait de l’inévitable. Gravir autant de marches et s’aventurer dans le palais lui étaient habituels. Rarement y avait-elle transpiré à ce point, et jamais ses foulées ne s’étaient enchaînés à pareille lenteur.

L’on avait octroyé luxure et espace à son aînée. Outre son lit à baldaquins, riche d’une dizaine d’oreillers, une immense armoire était calée contre le flanc opposé de la pièce au doux carrelage à faïences. Depuis les grandes fenêtres, filtrant la lueur dorée, une vue imprenable sur les jardins se déployait. Un lustre circulaire pendait sur un plafond nuancé de carminé, teinte similaire aux rideaux repliés.

Évidemment, elle est la cheffe de l’inquisition ! Il lui fallait au moins s’installer dans une chambre de cette envergure.

Mais Godéra Mohild, bien qu’elle jouît de tous ces biens, s’adonnait à une différente occupation. Une plume trempée d’encre glissait le long d’un papier jauni. Dès qu’elle perçut le claquement de la porte derrière elle, la cheffe y consacra un coup d’œil avant de s’interrompre.

— Bonjour Docini, dit-elle d’une voix portante et cassante. Nous ne sommes certes pas dans notre base, mais cette chambre est ma propriété le temps de mon séjour dans ce palais. J’aurais donc préféré que tu frappes avant d’entrer.

Même à une dizaine de mètres, quand elle se redressa, Godéra s’imposa par sa stature, par rapport à une cadette pourtant déjà grande. Des lignes écarlates striaient sa houppelande grise par-dessus sa cotte de mailles, dévoilant sa carrure musclée et svelte. Des brassards smaragdins fusaient d’intensité comparable à sa ceinture dorée, en-dessous de laquelle des jambières en acier s’enroulaient autour de son pantalon ivoirin en velours. Tant l’azur de ses iris que la lisseur et rondeur de son visage opalin la méprenaient à Docini. La rudesse de ses traits était néanmoins plus marquée. De surcroît, alors que la cadette laissait flotter sa chevelure blonde, l’aînée nouait la sienne en un chignon.

Une cape d’un rouge intense flottait à chacun de ses pas. À hauteur de Docini, cette dernière sentit son ombre s’étendre sur elle, et se courba légèrement en conséquence. Bonjour, grande sœur ! Tu ne m’avais pas manquée… Elle faillit déglutir, mais Godéra l’enserra dans ses bras, et y mit tant de force que la jeune femme crut entendre ses articulations craquer. Un tapotement sur son crâne acheva de l’humilier. Une affection tout sauf naturelle. À quoi joues-tu, Godéra ?

— Voilà bien longtemps que je ne t’avais pas vue ! s’exclama la cheffe. Cinq ou six mois ? Le temps s’écoule vite, encore plus dans la dureté du désert. C’est une question d’habitue, je présume. Encore que tu n’aies pas encore pris de couleur !

Quelques cloques et coups de soleil, rien de plus… Docini sourit pour imiter sa sœur, tentée de reculer, mais trop craintive à l’idée de frotter les carreaux.

— Pourquoi es-tu venue jusqu’ici ? s’enquit-elle. Qu’en est-il de notre repaire en Belurdie ?

— Sous la direction de personnes de confiance, rassura Godéra. J’ai emmené une centaine des nôtres avec moi, dont Adelam Ordun que j’ai nommé bras droit. Notre ordre ne cesse de grandi, figure-toi ! J’ai même dans l’espoir que, d’ici peu, il comptera deux milliers de membres ! À ne pas comparer avec la milice, bien sûr.

— Cela ne répond pas à la première question…

Godéra toisa sa cadette comme son sourire se dissipa. Je regrette déjà. Et puis, elle a nommé Adelam comme son bras droit ? Je crains le pire. Les secondes eurent beau s’écouler, l’intensité de son regard ne se tarit guère.

— Deux raisons, énonça-t-elle. Une missive de Bennenike l’Impitoyable elle-même, désireuse de me rencontrer en personne. Bien sûr, je l’avais déjà vue à l’époque où ce traître de Kalhimon dirigeait l’inquisition, mais en tant que cheffe, ce sera différent. Nos renforts ne seraient pas de trop face à l’éveil de mages dissidents. Mais je suis aussi venue pour toi, petite sœur. Il paraît que tu es une citoyenne d’honneur ! La courageuse inquisitrice qui a sauvé la vie de l’impératrice, là où ses miliciens périssaient l’un après l’autre ? Voilà qui est surprenant. Jamais je ne t’aurais imaginé réalisé un tel exploit ici-bas.

— Alors tu es fière de moi ?

Mais pourquoi je cherche son admiration ? Docini voulut se rétracter, puisqu’au lieu d’acquiescer, Godéra se retourna et joignit ses mains derrière le dos.

— J’hésite encore, admit la cheffe. D’un côté, tu t’es illustrée comme jamais, mettant en application ce pourquoi je t’avais entraînée. De l’autre : à quoi bon ? Ce criminel, Horis Saiden si je me souviens bien, s’est de toute façon échappé, et au vu de ton expression, vous ne l’avez pas retrouvé.

— Je ne suis pas fautive ! se défendit Docini. Je n’étais même pas chargée de l’escorte.

— Je sais. La responsabilité en incombe à la capitaine de la garde, désormais privée d’un œil. Comme quoi, après leurs années de lutte, ils se reposent sur la jeunesse inexpérimentée. C’est bien ce que je craignais. Tu exploites tes compétences à leur service. Toujours mieux que de ne pas en avoir du tout, hein ?

— Parce que tu m’as envoyée ici !

— En tant qu’émissaire. Tu étais censée revenir une fois ton rôle accompli.

— Pardon ? Tu n’avais jamais abordé mon retour au moment des instructions !

— J’étais trop naïve, trop confiante pour imaginer que tu le réaliserais toi-même. Nous sommes belurdoises, Docini. Nous collaborons avec l’Empire Myrrhéen, mais nous ne nous écrasons pas devant lui. À force de recevoir titres et louanges, tu l’as peut-être oublié.

— Non ! Je suis fière de mes origines belurdoises !

— J’en doute. Tu t’es toujours écrasée pour faire plaisir aux autres. J’imagine qu’ici, tu as un peu fait la dure, sinon tu n’aurais pas été si honorée. Il t’aura donc fallu te rendre loin de notre foyer pour prouver ta valeur. C’est assez triste, quand on y pense. Te voilà presque indépendante de l’inquisition.

— Pas du tout. Donne-moi des ordres, n’importe lesquelles, et j’y obéirai !

— Tu recommences. Est-ce plus fort que toi ? J’ai tout fait pour que nous égalions la puissance de notre père. Mais il semblerait que tu aies hérité de la faiblesse de notre mère.

Comment ose-t-elle ? Notre mère, triste et esseulée, ne mérite pas d’être tant invectivée ! Contre n’importe qui d’autre, Docini aurait serré les poings. Ses traits se seraient raidis, et au moins aurait-elle foudroyé du regard son aînée qui dédaignait leur génitrice. Au lieu de quoi elle hocha péniblement du chef. Elle hésita même à baisser la tête, à se confondre en excuses D’assourdissants fracas continuaient de la tarabuster…

— Nous reprendrons le débat en temps voulu, décida Godéra. Bennenike nous a invités à partager un festin. L’opportunité de goûter la cuisine myrrhéenne, à laquelle tu es sans doute déjà accoutumée. Dirigeons-nous là-bas : nous nous régalerons en plus de converser en présence de gens prestigieux. Corrige-moi si mon myrrhéen est trop rouillé.

De quel choix je dispose, sinon de me plier à ses convenances ?

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