Chapitre 21 : Une aubaine à saisir (1/2)

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JIZO


« Le long de la voie vermeille,

Le peuple perdu cherche son éveil.

Vers quelle lumière se diriger ?

Ils peinent déjà à quitter l’obscurité.

Jour après jour, ils rêvent du meilleur,

Fatigués de subir toutes ces horreurs.

Quand s’achèvera leur tourment ?

Leur errance s’éternise des mois durant.

De nouvelles terres étaient censées les accueillir,

Mais personne ne désirait leur en offrir.

Abandonnés, ils cherchaient l’aubaine.

Rejetés, ils ne recevaient que la haine.

C’est l’histoire d’un peuple dépourvu de patrie.

C’est le récit d’innocents que tout a détruit.

C’est la déroute des victimes de la tyrannie.

C’est le triomphe d’une implacable tragédie. »


Jizo avala son jus de figue sans grande conviction. Ni les paroles, ni le ton global du chanteur ne l’incitaient à s’esbaudir. Ce dernier effleura une ultime fois son luth de son plectre, la figure sillonnée de plis, avant de descendre de la scène au carrelage iridescent. D’éparses applaudissements saluèrent sa prestation. Il les rendit d’un modeste salut puis s’en fut en quête de rafraîchissement.

Et voilà que l’ambiance est au silence, déjà qu’elle était morne… Jizo balaya les alentours, au centre d’une auberge en cruel manque de population. Des cliquetis et faibles bavardages animaient tout juste les lieux, à peine éclairés par les petites embrasures, dans lesquelles se répandait un remugle persistant.

Il en était une qui acclamait encore l’artiste. Maîtresse Vouma sifflait même en direction de l’intéressé, lequel l’ignorait naturellement. Elle ne perd jamais une occasion de se faire remarquer.

— Un myrrhéen ordinaire, chauve de surcroît ! commenta-t-elle. Mais à sa fade apparence s’oppose sa voix suave.

Jizo avala une gorgée supplémentaire. Face à cette rebuffade, Vouma s’approcha sans grâce ni subtilité, et lui malaxa les épaules.

— Chercherais-tu à vexer ton adorée maîtresse ? s’irrita-t-elle. Ça ne marchera pas bien longtemps. Il y aura saturation à un moment donné. D’un côté, ça signifie aussi que tu t’habitues à moi. Finalement, peu importe le nombre de coups de poignard, il n’y a jamais eu de rupture. Notre relation a juste évolué.

Des doigts froids glissèrent autour du cou de Jizo. Pourquoi la sensation est-elle si réaliste ? Ce n’est qu’une hallucination, persistant depuis bien trop longtemps ! Un tel contact le crispa et lui arracha même une quinte de toux. Nwelli lui tapota le dos, ses lèvres déformées par une moue.

— Tout va bien, Jizo ? s’enquit-elle.

Combien de fois m’a-t-elle posé cette question récemment ? Beaucoup trop. Il avait beau feindre quelque mine que ce fût, son amie parvenait toujours à la déchiffrer. Larno, quant à lui coulait, un regard dubitatif. Au moins le masque d’Irzine lui épargnait un jugement trop appuyé.

— Dis donc ! s’étonna-t-elle. Cette chanson t’a-t-elle émue à ce point ? Enfin, ça ressemble plutôt à de la poésie sous fond d’une vague mélodie. Le style local, je présume.

Un gargouillement intempestif l’interrompit. Son assiette d’agneau rôti et garni de carottes s’avérait en effet prompte à la faire saliver. D’un coup de cuillère bien placé, elle s’empara d’un autre morceau qu’elle mâcha avec énergie. Jizo aurait pu lui répondre directement, toutefois sa manière d’à peine entrouvrir la bouche le perturbait. Après tout ce temps, elle n’a toujours pas dévoilé son visage. Quand aurons-nous gagné suffisamment sa confiance ?

— Je l’admets, dit-il. Les paroles m’ont paru envoûtantes, évocatrices.

— Elles te rappellent notre situation ? envisagea Nwelli.

— Nous sommes partis par choix, pas par contrainte, au contraire de ce peuple.

— Ne dit-on pas que l’histoire est condamnée à se répéter ? songea Irzine. Il y a des choses que je ne préférerais pas revivre…

Il leur fallait digérer la symbolique de cette chanson. Or la saveur du plat promettait de leur fournir une plus ample absorption. Mais tandis que chacun se cantonnait à se sustenter, Irzine pianota sur la table, s’orientant successivement sur ses compagnons de route.

— Le répit ne s’éternisera pas, prévint-elle. Nous devons garder l’œil rivé sur notre objectif.

— Atteindre les îles Torran, se rappela Nwelli.

— Ce qui implique de prendre la mer. Et le meilleur moyen pour trouver un bateau est d’aller à Doroniak. Il doit exister d’autres ports, mais celui-ci est le plus réputé, le plus dense, donc celui où nous aurons le plus de chances.

— Tu connais le chemin pour nous y rendre ? interrogea Jizo.

— Plein sud pour arriver aux côtes. C’est l’une des cités les plus riches de la région : beaucoup de panneaux l’indiquent ! Et on n’aura qu’à suivre les chariots, au pire. Car qui dit ville portuaire dit commerce développé.

De proches froissements suspendirent la conversation. C’était parce qu’arrivait la propriétaire, une femme à la peau ébène, rondelette, ses boucles brunes longeant ses épaules qui soutenaient son tablier. Ses bras étaient lestés d’un plateau en bois ainsi que d’un torchon. Par pas lents, elle se joignait au groupe, les observant d’un plein sourire.

— Pardonnez-moi, dit-elle, j’ai l’oreille un peu indiscrète.

— Vous nous avez épiés ? s’insurgea Larno.

— Votre groupe est hors du commun. Pas que je méprise les étrangers, au contraire, mais j’ai peu l’habitude d’en voir ici. Même les gens de passage viennent surtout de nos terres.

— Nwelli et moi vivons dans l’empire depuis des années, expliqua Jizo. Il est vaste, ça oui…

— Qui que vous soyez, d’où que vous veniez, vous maîtriser parfaitement notre langue ! Non, vraiment, vous me fascinez. Dois-je vous resservir à boire ?

Une discrète grimace dépara les traits de Jizo. Maîtresse Vouma m’a elle aussi exposé sa fascination pour les étrangers. Et puis… Non, si je me méfie de chaque inconnu, je n’avancerai jamais dans la vie. Il est temps de tourner la page. Irzine déclina la proposition, avant d’ajouter :

— Il semblerait que je me sois habituée à la chaleur ! Mais si vous voulez faire connaissance, comment vous appelez-vous ?

— Arhémoun, se présenta la femme. Propriétaire de cette modeste auberge depuis quinze ans. Les journées se ressemblent, les affaires ne sont pas florissantes, mais je vis décemment. C’est ce qui compte.

— Oh, vous avez l’air casanière.

— Tout le contraire de Bérol, mon mari. Voilà où je voulais en venir. Croyez-vous aux coïncidences ? Figurez-vous qu’il est marchand itinérant et réalise souvent des allers-retours dans la région. Et son prochain trajet le mènera à Doroniak.

À cette réplique, Nwelli et Larno portèrent une attention plus soutenue, tandis qu’Irzine se redressa sur son siège.

— Un échange équitable ? devina le garçon.

— Oui, confirma Arhémoun. Il y a quelques jours, une compagnie minière a proposé à Bérol de transporter un stock de pierres précieuses vers Doroniak. Il s’est montré très hésitant depuis. Il connait les routes sûres, mais les bandits sont souvent imprévisibles, donc il poireaute ici en attente de trouver un garde du corps, ou au moins de la compagnie. L’une d’entre vous a l’air de savoir se battre !

Arhémoun examina avec davantage d’insistance le bâton d’Irzine. Larno avait dissimulé son épée, mais quand il entreprit de le dévoiler, un coup de coude l’arrêta. Un enfant est armé mais pas nous, ça risquerait de la surprendre.

— Je me débrouille, rapporta Irzine en haussant les épaules. Mon petit frère et moi avons appris à survivre, donc n’ayez crainte pour votre mari. Nous sommes mêmes enchantés par votre proposition ! Combien on vous doit ?

— Mais rien, voyons ! La valeur de telles rencontres ne se mesure pas à l’argent ! Je vous souhaite juste un enrichissant voyage. Voyez, mon mari adore la compagnie, il sera ravi de vous conduire à Doroniak. Je vais le prévenir de ce pas ! À mon avis, vous pourrez démarrer dès demain matin.

Elle s’en alla à prestes enjambées, alliant le geste à l’affirmation. Aussi chacun put-il achever son repas dans la sérénité. Ils se rendirent eux-mêmes dans leur chambre dédiée, à l’aide des clés que leur avait fournis Arhémoun.

Jizo partageait la même pièce que Nwelli, bien qu’ils dormassent sur des lits séparés. À l’extinction de leur bougie régna l’obscurité devenue si rare pour lui. Il s’y enfonça de pleine profondeur malgré les incessant susurrements de sa maîtresse. La chance nous sourit encore. Le destin souhaite-t-il faciliter notre objectif ? Où que j’aille, je pense que bien de mes souffrances sont des reliquats du passé. Davantage de cogitations à méditer, néanmoins atermoyée, puisque le conquit le sommeil désiré.

Il se leva donc bien reposé, autre fait auquel il était inaccoutumé. Trop détendu en dépit de ses muscles engourdis, Jizo se prépara avec lenteur, seulement empressé par la relative hâte de Nwelli. Ils rejoignirent Irzine et Larno à l’entrée de l’auberge, protégée du soleil grâce à un toit incliné.

Un attelage les accueillit. Deux chevaux aux épais sabots et au pelage ocre et à tâches anthracite renâclaient l’un après l’autre. Adaptés au désert ? L’évolution produit de belles choses. De l’autre côté du harnais était installé un homme glabre et d’âge moyen, vêtu d’une ample tunique brune et coiffé d’un chapeau de paille. Il possédait un grand sac en cuir, à l’intérieur duquel devaient se trouver eau et provisions. Bérol reçut ses nouveaux compagnons d’un rictus et d’un signe distinctif de l’index.

— Besoin d’un chariot ? proposa-t-il. Où souhaitez-vous aller ?

Tous grimpèrent alors sur les places offertes pour eux. Une couverture attachée au véhicule dévoilait la forme d’une dizaine de coffres. De quoi attirer la convoitise… Heureusement que c’est dissimulé. Il leur restait assez d’espace pour se mettre à l’aise. Salutations d’une part et adieux de l’autre entamèrent le voyage vers la cité portuaire. Engagé sur la route, Bérol accorda un dernier regard à son épouse, prêt à la quitter temporairement une fois de plus.

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