Chapitre 20 : Promesse d'un passé rompu (2/2)

7 minutes de lecture

Il se retrouva ailleurs, tel un esprit voyageur, au sein des terreurs d’antan.

Il se heurta à ces démesurées fondations. Des tours de cristal entouraient un bâtiment principal, élevé sur une dizaine d’étages, soutenu par des immenses colonnes anthracite et un toit courbe. Là où chatoyait une myriade de couleurs vives se dressait également des arcs en voûte, se prolongeant jusqu’à la symétrie parfaite des carreaux de faïence.

Il se heurta à cette solide communauté. Cette mage d’une cinquantaine d’années, en tête du groupe de résistants, ne pouvait être que Solindi. Tout sentiment était refréné par l’unique volonté de protéger les leurs. Par dizaines ils s’alignaient, convergence d’un flux abondamment canalisé.

Il se heurta à ces abominables miliciens. C’était la première fois depuis la fuite d’Ilhazaos qu’il en voyait autant. Toujours prompts à anéantir la moindre vie, à charger en parjures, incarnations de la déliquescence de la société, de la folie du pouvoir.

Il se heurta à cette bataille perdue d’avance. À ces moults sorts, si bien préparés, pourtant désaxés par des armes trafiquées. Les mages résistèrent longtemps, dans une tentative insuffisante pour contrer le règne du métal. Les mages ripostèrent avec bravoure, incapable de faire face aux réflexes surhumains des miliciens, renforcés par le pouvoir de l’alchimie.

Il se heurta à cette défaite. Des opiniâtres défenseurs, mutilés, transpercés, s’écroulaient l’un après l’autre. D’aucuns s’illustraient dans des derniers sursauts de vie, d’autres s’éteignaient dans la cohorte de hurlements et de sanglots.

Il se heurta au déclin des figures de naguère. Solindi emporta bien une vingtaine de miliciens avant de rejoindre le sien. À son trépas où, bien que noyée dans son propre sang, ses traits se plissaient toujours de détermination.

Il se heurta à la chute d’une culture, d’une part entière de civilisation. Chaque fondation portait une histoire dont ces hérétiques ne soupçonnaient pas la moindre teneur. Murs, plafonds, plafonds, portes et fenêtres s’effondrèrent sous l’acharnement de ces soi-disant serviteurs de l’empire. Aucun grondement ne fut en mesure d’endiguer leur soif de destruction.

Il se heurta à l’agonie d’un jeune homme. Étalé par terre, impuissant face à l’anéantissement de son monde. Il suffoquait plus qu’il ne respirait. L’approche des miliciens était-il un acte de pitié ? Horis supprima cette pensée en assistant au sort qu’ils lui réservaient. Ils l’embrochèrent un à un. Ils s’esclaffèrent ce faisant. Ce fut la dernière gifle infligée à Horis.

Le monde réel l’avait rappelé. Il ne flottait plus. Pareille sensation éphémère, envolé dans les échecs du passé, l’avait cloué au sol. Est-il seulement possible d’endosser autant de souffrance ? Une migraine lancinait son crâne tandis que des vertiges le perturbaient. Il lui fallut des dizaines de secondes avant de se reprendre. Un temps durant lequel Khanir le dévisagea avec une expression indéchiffrable.

— Ce ne sont pas vos souvenirs, devina Horis une fois ressaisi.

— Ceux de cette académie, confirma le meneur. La magie s’est imprégnée dans le seul endroit que les soumis à la folle impératrice n’ont pas pensé à détruire. J’ai appris à la manier. Pour me rappeler ce que j’ai perdu. Ça me donne une autre raison de me battre.

— Ces images doivent vous impacter, non ?

Khanir se rembrunit. Il déglutit, se courba légèrement, peina à formuler ses mots. Ma question est trop évidente. Il revit encore ce qu’il m’a fait subir.

— Tu as vu le jeune homme massacré par les miliciens, dit-il. Il s’appelait Volmad. C’était mon fils.

— Je suis désolé…

— Je le pensais en sécurité ici. Solindi était un exemple parmi tous les mages. Un modèle de puissance et de compassion, protectrice et dotée d’une immense sagesse. Elle était la plus à même d’initier mon fils à cet art noble. Aurait-elle pu prédire la démence de Bennenike l’Impitoyable ? En tout cas, il aura fallu plus d’un assaut pour que les miliciens triomphent d’elle et de ses mages… Le dernier aura été le plus dévastateur. Au moins, elle a réussi à faire échapper certains des nôtres en Belurdie. Elle n’avait pas prédit non plus la création d’une inquisition là-bas. Quelle misère…

— Alors en un seul jour, vous avez perdu votre fils et une amie chère ?

— Bien davantage. J’ai perdu tout ce que j’avais. Et si je n’avais pas trouvé des alliés restants, mes espoirs se seraient éteints… et ma vie aussi. Je me suis promis d’honorer leur mémoire. La résistance grandit, prend une ampleur plus importante que je ne l’ai imaginé. N’y a-t-il pas plus insultant pour le pouvoir que les mages qu’ils traquent tant se tapissent sous terre, sous les ruines d’un ancien champ de bataille ?

— Vous êtes résolu à vaincre. Pour cette raison, et pour votre sauvetage, je ne peux que vous suivre. Mais revivre régulièrement ces souvenirs… est-ce une bonne idée ?

— Horis, tu es un privilégié. Tu es la quatrième personne à les vivre, après moi, Médis et Bérédine. Ces réminiscences insufflent une raison d’être. Une vision à poursuivre. À ton avis, pourquoi tes rêves avec les condors te paraissaient si réels ?

Les mots résonnèrent, figèrent Horis sur place. Il s’abandonna dans sa confusion à l’étranglement de sa voix. La réponse était présente depuis le début. Si je m’étais ouvert à eux, je n’aurais peut-être pas subi cette lamentable débâcle ! Même ses bras trémulaient, relâchés le long du corps, à peine imprégnés dans le flux de la pièce.

— Depuis quand m’avez-vous trouvé ? s’étonna-t-il.

— Depuis que tu as tué tes premiers miliciens sur les flancs des montagnes d’Ordubie, révéla Khanir. Tu as semé bien des cadavres de nos ennemis communs sur ton passage.

— Pourquoi ne pas m’avoir interpellé avant ? Pourquoi avoir attendu ma défaite ? Vous avez l’air de bien me connaître !

— Nous désirions voir jusqu’où tu pouvais aller. Tu t’apparentais à un grain de sable jeté dans une tornade, pourtant tu as ébranlé ce système. L’impératrice et ses partisans, si sûrs d’eux, ont perdu confiance.

— Je n’ai rien fait d’exceptionnel… Me ruer dans la mêlée, attaquer à l’aveugle, n’importe qui en est capable !

Un cri emplit les lieux. Il provenait du condor, lequel s’envola à brûle-pourpoint, retourna chez son maître. Le seul meneur auquel se fiait Horis. Celui qui fixa ses mains sur ses épaules et l’examina avec grand sérieux.

— Tu es cette lueur dans les ténèbres, dévoila-t-il sur un ton grave. Tu es la promesse d’un passé rompu. Tu n’es pas n’importe qui, Horis Saiden. Désormais, tu es sous ma protection. Ensemble, nous renverserons le pouvoir impérial, et bâtirons un pays nouveau par-delà les cendres de cette corruption et de cette infamie.

— Tout reposerait sur moi ? fit Horis. C’est insensé ! Je ne suis qu’un mage ordinaire. Ma famille a péri devant mes yeux. J’ai même dû fuir le clan nomade qui m’avait accueilli tout ce temps !

— Nous nous assurerons de leur sécurité, pour que ton départ ne soit pas vain. Et puis, tu t’es battu avec acharnement, tu nous as exhortés à continuer de lutter. Longtemps, nous nous sommes terrés dans un lent recrutement, construisant notre réseau. L’heure est venue de conduire l’assaut de plus belle, avant que l’ennemi ne riposte.

— Vous avez donc un plan ?

— Précisément. Deux alliés de poids se sont hissés dans la hiérarchie de Doroniak. Grâce à leur influence, nous commencerons à récupérer ce qui nous est dû.

— Mais c’est une ville portuaire des plus ordinaires, non ?

— Je suis navré de t’apprendre que les choses ont évolué. Ilhazaos a perdu de sa superbe après l’assaut des miliciens… Répercussion triste mais logique du massacre des mages. Outre la capitale, Doroniak a gagné en influence depuis la Grande Purge. Il faut dire que son accès à la mer et son commerce très développé a beaucoup aidé. De source sûre, de nombreux mages du sud du territoire ont fui par la voie des eaux.

— Et ces alliés que vous mentionnez… Qui sont-ils ?

— Chaque chose en son temps, Horis. Tu as accompli un long voyage et tu dois être épuisé. Avant de repartir dans quelque conquête que ce soit, un peu de stabilité te fera le plus grand bien. Je te suggère de te reposer.

Horis opina du chef. Aucun bâillement ne décrocha toutefois sa mâchoire, et son corps était encore apte à le porter des heures durant. Il se conforma malgré tout à la volonté de son nouveau chef. Bientôt cette salle sombra dans la vacuité pour une période indéterminée, jusqu’au moment où d’autres vivraient ces âpres réminiscences. Il m’en a déjà beaucoup dit. Tout raconter d’un coup serait peut-être excessif, surtout qu’il ne doit pas être aussi bavard avec d’autres. Mais j’aimerais d’autres réponses.

Après un signe d’adieu, Khanir abandonna son protégé dans sa frustration. Il tomba de suite sur Médis et Bérédine. Horis les observa de loin : tous trois chuchotèrent, communiquant indubitablement des secrets encore impartageables. À sa stupéfaction, Khanir embrassa Bérédine, puis Médis goûta elle aussi à ses lèvres.

Et leur moment intime se poursuivit sous l’impulsion d’une porte claquée, conduisant probablement à la chambre de Khanir.

Certains prennent du bon temps… J’avais entendu des rumeurs sur ces pratiques, jamais vues en vrai. Bah, tant qu’ils y prennent du plaisir, qu’ils ne font pas mal à personne, où est le problème ? Ce n’est qu’un détail.

Nul guide ne s’avéra nécessaire pour Horis. Près du lieu de repos de son meneur se trouvait en effet une porte entrouverte. Un large lit occupait le centre de la pièce. Ni une, ni deux, contrairement à ses expectatives, le repos le guetta en quelques minutes. Peut-être était-il plus éreinté qu’il l’avait imaginé.

Et alors qu’il sombrait, alors que l’imaginaire supplantait le réel, des images défilèrent à vélocité ahurissante. Un symbole commun en constituait le cœur : cette nuée de corbeaux qui l’avait tant manqué. Maîtres du ciel, libres d’éliminer leurs proies, jamais vaincu dans leur envol.

D’une manière ou d’une autre, ces rapaces s’insinuaient encore dans ses rêves.

Ils lui rappelèrent sa véritable nature.

Ils lui remémorèrent combien de prouesses il devait encore accomplir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0