Chapitre 14 : Le goût de la liberté (2/2)

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Nous n’avons rien à cacher. Jizo et Nwelli se consultèrent un instant avant d’acquiescer. Une opportunité de s’épancher, quitte à le faire avec des inconnus. Ils se retinrent alors de dégobiller à cause de l’odeur des cadavres. Le frère et la sœur s’en débarrassèrent du plus grand nombre tout en prêtant l’oreille à leur histoire. Il restait impossible de discerner l’émotion peinte sur la figure d’Irzine, toutefois Larno demeurait attentif à leurs tragédies, camouflant toute expression derrière un faciès de marbre. Tous deux scrutèrent les mouvements de leurs doigts, les inflexions de leur voix, les plis de leur visage.

Un soupir de soulagement allégea les anciens esclaves quand ils eurent fini de narrer. Aussitôt Jizo avala une rasade d’eau. Fraîche et douce ! Son apparence ne trompait pas.

— Vous en avez connu de pas belles histoires, jaugea Irzine. Pardon d’avoir levé l’arme.

— On n’avait pas le choix, contesta Larno. On ne pouvait pas savoir qui ils étaient. Maintenant, on est fixés.

— J’admire ton courage, Jizo. Tous les sévices que t’a infligées ta maîtresse… C’était inhumain. Tu as encore été clément de lui planter une seule fois ton poignard. Moi, je l’aurais trouée jusqu’à ce qu’elle soit méconnaissable.

Un compliment en demi-teinte… Elle parle encore mieux le myrrhéen que son frère, mais si c’est pour nous parler ainsi… Les soupçons du jeune homme se confirmèrent, car s’il ne discernait toujours pas la mine d’Irzine, sa façon de se pencher vers son amie ne laissait planer aucun doute.

— Toi, par contre…, réprouva-t-elle. Quelle idée de laisser ton maître en vie ?

— Il a été assez puni, justifia Nwelli.

— Pas par toi ! Sans cette mystérieuse assassin, sans la témérité de ton ami, il abuserait encore de toi, à l’heure qu’il est !

— Inutile d’imaginer des réalités alternatives. Il était blessé, veuf, dépossédé de tous ses biens. Il a eu sa punition. Si je l’avais tuée, je me serais rabaissée à son niveau.

— Quelle naïveté. Tu avais bien le droit de te venger. Égorger un tortionnaire dénué d’empathie et responsable de souffrances perpétuelles est un acte pleinement humain. Il ne faudra pas s’étonner s’il revient un jour…

Le poing de Nwelli se serra comme du sang monta à son visage. Elle se releva net, foudroyant son interlocutrice des yeux, mordant ses lèvres avec intensité. Je ne l’ai jamais vue dans cet état ! Irzine a sûrement heurté une zone sensible…

— Qui es-tu pour me juger ? imputa-t-elle. Je ne tiens pas à perpétrer un cycle de violence. Le tuer ne m’aurait pas soulagée, et n’aurait réglé aucun problème !

— Ne t’approche de ma sœur ! prévint Larno.

— Inutile de nous énerver, tempéra Irzine. Pardonne-moi, Nwelli, d’avoir été si brusque. Au fond, j’ai envie d’espérer que ta voie à suivre est la meilleure, seulement… C’est une pensée fugace, d’un autre temps.

— Vous nous devez votre histoire, exigea Nwelli. Nous comprendrons pourquoi vous êtes ainsi. Vous pratiquez le myrrhéen avec fluidité, pourtant je perçois un léger accent. Vous n’êtes pas de l’empire, je me trompe ?

Larno opina, mais quand survint le moment de déblatérer, ses mots se calèrent dans sa gorge. Déjà le soleil s’inclinait vers l’horizon, et par-delà les rayons orangés se distinguaient les murmures de souvenirs rejetés. Nwelli est parvenue à s’imposer, même temporairement. Je me demande… Avait-elle raison ? Tuer Vouma ne m’a pas libéré de ce fardeau.

Irzine prit l’initiative de raconter leur passé :

— Tu as raison, concéda-t-elle. Nous sommes originaires des îles Torran.

— C’est la première fois que j’entends ce nom admit Jizo. Où se situent-elles ?

— Au nord-est de l’empire. En fait, impossible d’aller plus au nord sans tomber sur un amas de glaciers. Drôle de transition entre ici et là-bas, vous en conviendrez. Mais bon, quand les plus proches terres habitables est l’immense empire étendu sur l’est du monde, mieux vaut apprendre sa principale langue. Larno et moi, nous avons appris à survivre dès notre plus jeune âge. Notre père était pêcheur, il s’est noyé accidentellement alors que je n’avais même pas douze ans. Notre mère était bûcheronne, une horrible fièvre l’a emportée l’année suivante.

— Oh… Ça a dû être rude pour vous…

— Le début des ennuis, oui. Vivre dans un chalet isolé dans la forêt ne nous préservait pas des bandits, alors nous avons dû quitter cette maison chaude et confortable pour la dure réalité. En chemin, j’ai enseigné à Larno comment se défendre, au moins les rudiments, mais manier une arme ne suffisait pas. Il fallait se trouver une place dans la densité de la ville. Les langues, l’histoire, la géographie, toutes les connaissances de base devaient être acquises. Ce sont aussi des outils à maîtriser pour se défendre.

L’impénétrable expression du garçon s’effaça, car il se rembrunit à l’évocation de ses réminiscences. Il était même incapable de regarder les anciens esclaves dans les yeux. Irzine lui caressa le haut du dos. Ils sont soudés. Un vrai lien fraternel, renforcé par leurs épreuves mutuelles. Les membres de Larno s’en détendirent sans qu’un sourire apparût.

— Larno a été kidnappé par des pirates, rapporta Irzine avec chagrin. C’est ma faute : je pensais le port sûr, juste le temps qu’il fasse des courses pendant que je… Mais au moment de le retrouver, le bateau était déjà parti loin. Alors je me suis incrustée dans un navire et j’ai menacé le capitaine pour qu’il le rattrape.

— Tu as menacé la vie d’un innocent ? s’offusqua Nwelli.

— Pas de gaieté de cœur. J’étais désespérée, prête à tout pour secourir mon petit frère. Mais ni le vent, ni les courants n’étaient en notre faveur. Il a fallu naviguer plusieurs semaines avant de le retrouver. Et encore, c’est parce qu’ils ne soupçonnaient pas notre filature. Je me suis excusée auprès du capitaine et j’ai plongé jusqu’à l’autre navire. J’ai semé le chaos à l’intérieur… Seule contre tous, aussi enragée que j’étais, je n’avais aucune chance. Même si j’ai bien buté la moitié de l’équipage, et réussi à faire échouer leur navire, j’ai échoué à retrouver Larno. Ils se sont enfuis avec lui comme trophée, et m’ont laissée pour morte ! Ils tenaient à leur récompense.

— Leur récompense ? On parle d’un enfant ! Qu’est-ce que des pirates pourraient en faire ?

— Oh, ils n’étaient que des intermédiaires. Ces gens-là, bien qu’originaires de l’ouest ou des îles de sud, ne se réclament d’aucuns pays. Ils revendiquent la mer comme leur territoire, régi par leurs propres lois. Certains ont un code moral strict. D’autres n’hésitent pas à kidnapper des enfants.

— Du trafic d’êtres humains…, marmonna Jizo. Moi qui jugeais déjà celui de la drogue peu moral…

— Je ne me suis pas avouée vaincu. Livrée à moi-même, projetée contre mon gré dans les terres de l’Empire Myrrhéen, je me suis fait la réflexion. Les pirates étaient déjà condamnables, mais je devais prendre mon mal en patience, les pister jusqu’aux commanditaires. J’ai perdu un peu de temps en tombant sur d’autres gens indésirables… Mais je me suis fixée sur mon objectif. J’ai parcouru l’empire d’est en ouest. Jusqu’auprès des frontières au sud-ouest. Les responsables avaient établi un réseau centralisé entre les îles Kondraï et Nédola, l’archipel Nimiyu, le Diméria et le Vordalia. Tout le long de la Mer Impétueuse, en somme.

— Sur un si vaste territoire ? Dans des pays pourtant réputés libres ?

— Chacun ont leur part d’ombre. En tout cas, des têtes sont tombées en un seul soir… Les coupables ? Des salopards hors des lois, qui utilisaient des enfants comme main d’œuvres. Je ne me savais pas capable de tuer autant… Je ne regrette rien. J’ai sauvé autant de vies que je le pouvais. J’ai retrouvé Larno, intact de corps mais pas d’esprit. Il reste d’autres enfoirés de leur genre, sinon ils n’auraient pas envoyé des mercenaires à nos trousses. Mais je ne suis pas une justicière. Juste une paumée qui s’est aventurée sur le continent pour sauver son frère.

Face au discours rompu fondit en larmes le jeune garçon. Il se réfugia dans les bras de son aînée, pour qui le cœur pesait d’avoir tant raconté. Dans la sorgue silencieuse, où s’étaient fixées quatre pauvres âmes, seule la morosité parvenait à s’installer. Il ne manque que la version de Larno… Pas sûr qu’il la dévoilera un jour. Comment lui en vouloir ?

— Voilà toute l’histoire, lâcha Irzine avec cynisme. Des questions ? Des commentaires ?

— Ça a dû être horrible…, compatit Nwelli. Comparé à vous, nous n’avons pas souffert…

— Ne dis pas ça ! s’emporta Larno. Aucun innocent ne mérite de souffrir, qu’importe si d’autres ont vécu pire !

— Pourvu que vos ennuis soient terminés, souhaita Jizo. Et les nôtres aussi…

— Il y a un moyen de s’en sortir. Nous allier. Nous serrer les coudes.

Jizo et Nwelli s’échangèrent un regard, estomaqués. Jamais ils ne se seraient imaginés recevoir une telle proposition. Le jeune homme se redressa, consulta chacune des autres personnes avant de plonger ses yeux dans la nuit, aussi peu visible fût-elle.

— Pardon ? demanda Nwelli. Vous voulez que nous vous accompagnions jusqu’à votre île natale ?

— Larno a été un peu brusque et maladroit, rectifia Irzine. Tu as le même but que nous, Jizo, et c’est compréhensible. Mais les frontières de l’empire sont bien gardées, surtout au sud-ouest. Bien sûr, le choix vous est offert…

— J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir, annonça Jizo. Respirer… Digérer tout ce que je viens de raconter et d’apprendre.

Il se sauva. Loin de l’attention d’autrui, à l’abri des jugements et de la pitié mal placée. Là où circulait un air glacial transitait le souffle d’un temps nouveau, quand s’engouffraient perplexité et questionnements.

L’envie de s’abandonner en sanglots le frôla. Il était aux prises dans un conflit interne duquel il ne pouvait guère s’extirper… Car jamais il n’aurait subodoré sa présence. Pourtant il reconnaîtrait cette silhouette même dans la plus sordide des pénombres. Son sourire éclatant illumina en effet l’obscurité.

— Comment vas-tu, mon trésor ? s’esbaudit Vouma. Tu m’avais manquée !

— Non ! hurla Jizo. C’est impossible ! Allez-vous-en !

D’instinct il déploya son poing. Par-delà l’horreur, par-delà son corps secoué et ses nerfs distordus, son bras traversa l’incarnation de son pire cauchemar.

— Suis-je devenu fou ? désespéra Jizo. Ou alors je suis mort, et je suis condamné à vous voir pour l’éternité…

— Qu’y a-t-il ? Tu ne veux pas embrasser Maîtresse Vouma ? Peut-être est-ce l’effet de la drogue que je te partageais gaiement. Ou bien une part de mon esprit a survécu… Qui sait ? Le monde est plein de mystères.

Un ricanement guida sa marche. Elle se plaça derrière Jizo et lui massa des épaules, au détriment de ses envies, ce contre quoi il se courba, ankylosé.

— Nous sommes inséparables, susurra-t-elle. Je te l’avais affirmé : notre lien s’est affermi. Ne rejette pas qui tu es, Jizo. Après tout, je fais partie de toi.

Manqua de jaillir un autre hurlement, toutefois Nwelli s’approcha et l’enlaça avec tendresse. D’emblée ses muscles crispés en furent allégés. Elle me sauve, encore…

— Pas toi, Jizo…, supplia-t-elle. Ne sombre pas dans le chagrin et le désespoir.

— Je ne voulais pas, répondit le jeune homme. J’ai divagué, mais je vais me ressaisir.

Ses mains effleurèrent les joues de son amie comme il la dévisagea, puisant en lui pour maintenir son regard.

— Je dois devenir fort, décida-t-il. Arrêter de me lamenter sur mes échecs du passé. Je comprends maintenant : le désir de retourner chez moi est une chimère égoïste. Une bien meilleure action est d’aider ces personnes égarées… Les coïncidences n’existent pas. C’est un signe du destin.

Alors Jizo inspira une once d’air, marcha fièrement jusqu’à son objectif, et contempla les signes d’un futur à conquérir.

— J’accepte, dit-il à Larno et Irzine.

Face à tant d’élan, face à l’affirmation de son ami, Nwelli se plaça à sa hauteur et l’imita :

— Moi aussi, déclara-t-elle.

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