Chapitre 11 : Primordiale cérémonie (1/2)

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DOCINI

Accueil leur était dû au Mur de la Lignée. Bennenike Teos, trente-troisième souveraine de sa dynastie, s’imposait dans le silence de ses ancêtres, sous les symboles inscrits dans les arcs voutés. Une cape et tenue cérémoniale d’ambre et de vermeil l’érigeaient par-delà les carreaux dorés. S’y ajoutait un collier argenté, exempt de symbole et fioriture, luisant pourtant sous ce soleil radieux. En face se dressait Koulad Tioumen, chef de sa milice, guerrier à la solide réputation. Il était habillé d’un sombre pourpoint en tissu, garni de broderies et rehaussé aux épaules.

À leur hauteur se levèrent leur témoin respectif. Une femme d’âge moyen se présenta derrière l’impératrice : une tunique à col serré et un pantalon en coton, aux nuances cuivrées, lui conférait une certaine modestie derrière l’assurance inscrit sur son visage brunâtre et oblong. Des tresses nouaient sa chevelure brune et crépue tandis que des boucles triangulaires perçaient ses oreilles. Devant elle comparaissait un homme de bonne carrure, engoncé dans l’équipement typique des miliciens. Seule différence avec ses consœurs et confrères : elle lui seyait encore mieux. D’épaisses cadenettes garnissaient une tête aux traits effilés, où naissait un bouc comme pointait un nez aquilin, où son regard gris inspirait peu confiance. Toutefois il se plaça par-devers son chef, à égalité avec son homologue.

— Lehold Domaïs, dit-il d’une éloquence tranchée de guttural. Membre de la milice, serviteur de l’Empire Myrhéen, loyal sujet de l’impératrice. Ce n’est pas en son nom que je me présente, mais bien en celui Koulad Tioumen. Il n’est pas juste mon supérieur, il est un ami précieux. Je ne connais pas de défenseur plus dévoué de notre pays. Je me porte garant de lui, époux de Bennenike Teos.

Dès qu’il eut achevé son discours, le second témoin parut après s’être éclairci la gorge.

— Clédi Henia, dit-elle avec ferveur doublée de grâce. D’aucuns estiment que je me cantonne à être nourrice. À m’occuper des enfants d’une glorieuse et hélas trop occupée souveraine. C’est faux. Je suis plus que cela. Je suis une amie. Une précieuse conseillère. Et je témoigne en la faveur de l’épouse de Koulad Tioumen.

Leur rôle était accompli. Sous les ovations s’avancèrent une impératrice et un guerrier, appelés à gouverner ensemble, tous deux nourris des louanges de leur peuple. Ils se tinrent la main dans la bénédiction des précédents dirigeants.

Docini, quoiqu’en-deçà de ses citadins, restait invisible devant cette union. Des coutumes singulières, pour sûr. Même si les témoins sont des personnes de confiance, pourquoi les mariés ne prononcent-ils pas un seul mot ? Parce que leur rapprochement est de l’ordre du privé ? Un tel scepticisme ne résonna pas parmi les milliers. Tout juste effleura-t-il quelques âmes indécises.

Au protocole succédaient les festivités. La suite parut plus intimiste de prime abord, avant que musiciens et cuisiniers combinassent leurs efforts au nom du plaisir. Aussi abondèrent de succulents mets dans les jardins du palais, que pléthores de liqueurs accompagnaient, dans la mélodie des flûtes et des tambourins.

La foule s’avérait moins compacte quoique bruyante. D’une table nappée à l’autre dansaient assiettes et couverts argentés qui cliquetaient sous le brouhaha. Agneau farci et cabri rôti exhalaient leur fumet à hauteur des aubergines grillées, des purées de pois chiche et du fromage de chèvre. Trônait un gâteau aux mangues et aux fraises, d’excessive et alléchante hauteur.

Banderoles et oriflammes bariolaient ce vaste espace. Docini humait un air saturé, où odeurs corporelles s’effaçaient derrière l’arôme des plats, où foisonnait une multitude de couleurs chaudes. À peine eut-elle cherché de quoi se sustenter qu’elle se noya dans les incessants allers et retours des invités.

Je suis intruse ici. L’inquisitrice s’immobilisa à défaut de se crisper, plutôt focalisée sur les mouvements d’autrui. Par dizaines s’amusaient nobles et servants tandis que guettaient les miliciens taux alentours. Je devrais les imiter. Être aux aguets. Une sensation trop familière la bloquait cependant. Chaque fois qu’elle tendait l’oreille, quelques échos et sifflements perçaient dans la clameur, sans distinction aucune. Seuls ses yeux demeuraient fiables. Même si cette impression revenait à omettre sa lame, dont elle espérait ne pas se servir.

Sitôt eut-elle balayé ses environs qu’elle s’arrêta. Juchée au cœur d’intérêts supérieurs, Badeni s’autorisait de rares bouchées de viandes, l’œil toujours orienté vers son impératrice. Laquelle dégustait une généreuse portion de gâteau en compagnie de son mari. Deux enfants, coincés dans leur chemisier soupçon bigarade, s’approchaient de la souveraine. Renys et Ulienik, si je me souviens bien. Fille et fils de sa grandeur. Pour l’instant, je ne lis que l’innocence sur leurs yeux… Le garçon regarda sa mère, lèvres retroussées, tenté de détourner les yeux. Sans doute était-ce à cause de la crème barbouillant sa joue gauche.

L’impératrice se pencha vers son fils. Un éclat embellit son faciès quand elle le nettoya d’un net coup de serviette, prompte dans son geste, pourtant pas assez comme l’indiqua le grognement de Koulad. Clédi débarqua aussitôt et emmena les enfants auprès d’elle. Bien que l’inquisitrice ne discernât aucune parole, ses muscles se relâchèrent à la vue de cette scène. Elle aime sûrement ses enfants mais n’a pas le temps de s’en occuper… C’est la dure vie de souverain. Mais parfois, même lorsque le parent est présent, il n’assure pas toujours son rôle. Je… Non, je dois l’oublier.

Autant la moiteur de ses mains que la sueur de son front exhorta Docini à se mouvoir. Diantre, quelle chaleur ! En quête de rafraîchissement, elle n’eut droit qu’à croiser Lehold, lequel guignait tout autour de lui. Il portait une coupe dont il avalait le contenu avec force lenteur. Cette fois-ci, une hache d’armes ornait sa dossière.

— Difficile de se sentir serein ici, confessa-t-il. Derrière ces faux sourires, derrière ces louanges, il se terre certainement des gens qui ne portent pas l’impératrice dans leur cœur.

Il s’adresse à moi ? C’est bien ma veine. Docini garda sa gorge séchée au nom de la politesse.

— Vous êtes le témoin de Koulad ! reconnut-elle.

— Et vous êtes Docini Mohild, identifia Lehold. Votre entrée a bien été remarquée. Personnellement, j’ai toujours préféré rester dans l’ombre. Jusqu’à aujourd’hui… Au nom de mon amitié avec Koulad. Un lien précieux en dépit de nos nombreux désaccords.

— Vous avez déjà assisté à ce type d’événements par le passé ?

— Évidemment. C’est le troisième mariage de Bennenike.

— Qu’est-il advenu de ses deux précédents maris ?

— Le premier l’a trompé avec une de ses servantes. Elle l’a jeté aux bêtes qui l’ont dévoré vivant et a exclu la servante de son palais. Le deuxième était en réalité un opposant infiltré, qui a essayé de l’assassiner quand elle était enceinte de lui. Il pensait qu’elle ne saurait pas se défendre. Elle l’a égorgé.

Docini déglutit, non sans couler un discret regard en direction de l’impératrice. Elle porte bien son surnom ! Cela dit, ses actions peuvent être interprétés de bien des manières. Le deuxième cas était de la légitime défense, mais la première… semble barbare.

— Tant d’histoires circulent à son sujet…, murmura-t-elle.

— Je m’en fiche, lâcha Lehold. Tout ce qui m’importe, c’est de protéger Bennenike. Et Koulad aussi, maintenant qu’il est exposé. Et vous devriez en faire autant, Docini.

— Je m’y efforcerai… Un conseil de vétéran ?

— Restez vigilante en toute circonstance. Ne vous fiez à personne. Moi y compris, qui sait ce dont je suis capable ?

— Comment survivre dans un tel environnement ?

— Question d’expérience. Ce mariage est l’occasion de s’entraîner. L’histoire nous a appris qu’ils ne finissaient pas toujours bien…

Son regard s’assombrit au moment de conclure le dialogue. Lehold poursuivit son guet aux coins insoupçonnés, vers les ombres auxquels toute menace était suspecte de se tapisser. Un homme intriguant… Mieux vaut l’avoir comme allié que comme ennemi. Sur cette pensée, Docini rejeta temporairement ce devoir, se ruant vers une autre nécessité. Un jus de figue, servi dans un verre en porcelaine, promit de la désaltérer.

Ces goulées constituaient l’unique répit de l’inquisitrice. Mais elle réalisa une fois encore que ses origines transparaissaient en elle. Ainsi se présenta un homme au crâne rasé et aux rouflaquettes proéminentes. De l’exubérance exsudait de son manteau pourpre tout comme de ses bagues dont chacun de ses doigts était serti.

— Bien le bonjour ! salua-t-il avec enthousiasme.

— On se connait ? fit Docini, dubitative.

— Cela m’étonnerait, puisque vous venez d’arriver. Je m’appelle Jimhed Raker. Et c’est un plaisir de vous rencontrer, inquisitrice.

— Vous me dévisagez tous comme si j’étais spéciale… ou indésirable.

— Jamais je n’oserai prétendre cela ! Je me sens juste lassé d’être entouré de ces mêmes miliciens. Rencontrer une inquisitrice est bien plus intéressant.

— Vous trouvez ? Pourtant notre objectif est sensiblement identique.

— Combattre la magie. Peut-être, mais vos méthodes sont différentes. Et vous êtes complètement indépendants de l’impératrice. Sans vouloir m’attirer des foudres, bien sûr. C’est pour cette raison que vous me fascinez.

Docini s’empourpra malgré elle. Il lui était ardu de ne rien laisser paraître en dépit de ses tentatives.

— À votre avis, pourquoi ai-je voyagé jusqu’ici ? contredit-elle.

— Le blason de l’inquisition jure parmi tous ces miliciens, répliqua Jimhed. Peu importe la raison de notre venue, vous servez un autre but. Il reste à savoir lequel.

— Je ne comprends pas… Quel est votre rôle ?

— Moi ? Je ne suis qu’un de ces riches qui cherchent comment dépenser leur argent. Or l’expérience m’a appris que la magie était une maladie à éradiquer. C’est pourquoi j’ai financé l’élaboration de moult instruments de torture. Certains doivent être utilisés par votre inquisition. Je suis content d’avoir contribué à cette cause.

L’intérêt de l’homme céda à expression plus renfrognée. Jimhed examina son interlocutrice, qui se gratta l’arrière du crâne en simple guise de réponse.

— Combien de mages avez-vous tué ? questionna-t-il.

— Aucun, admit Docini après un instant d’hésitation. Je n’en ai pas encore eu l’occasion, ce qui m’a valu quelques remontrances... J’étais à peine engagé dans l’ordre que la scission a eu lieu, et le temps de s’en remettre, mon aînée m’a envoyée ici.

— Autrement dit, elle veut que vous fassiez vos preuves. Vous savez, j’ai eu le cœur brisé en apprenant la nouvelle de cette séparation. Kalhimon était un modèle pour moi, et la dernière fois que je l’ai rencontré, il semblait motivé à employer tous les moyens possibles pour éradiquer les mages. Comment a-t-il changé en si peu de temps ?

Un souffle n’eut pas le temps d’émerger de l’inquisitrice que Jimhed passa à côté d’elle. Bras croisés derrière le dos, un brin courbé, des sillons se mirent à assaillir son faciès.

— Ne me répondez pas, marmonna-t-il. Tout ce que vous prononcerez n’éveillera que ma déception. Je sais à présent que même un homme aussi authentique que Kalhimon est capable de perdre ses convictions au profit de la soumission. Qu’en sera-t-il alors de vous ? Votre aînée vous faisait-elle confiance, ou cherchait-elle à se débarrasser de vous ? Jeune, inexpérimentée, indécise, vos choix pourraient faire de vous une puissante chasseuse de mages… Ou bien une traîtresse parmi tant d’autres. Réfléchissez bien.

Il effleure un point sensible… L’inquisitrice plaqua son poing contre sa hanche. Il lui fut néanmoins impossible de riposter, car Jimhed s’éclipsa par d’autres invités, mû par un sourire narquois. Docini n’eut qu’une saveur fruitée pour se consoler, attaquée dans sa dignité, cible d’un jour et du lendemain.

L’inquisitrice ne sut plus où se placer. Ni quel endroit observer. Tant de personnes sillonnaient autour d’elle, à un rythme qui lui paraissait s’accélérer minute après minute. À force de ripailler, coulés dans l’ivresse, ces invités en perdaient l’essence de leurs sens. Docini aurait bien désiré se divertir autant qu’eux, se revigorer de quelque pitance, sautiller aux assonances musicales. Sa conscience l’ankylosait plus que son devoir. La distraction est synonyme de relâchement. Au nom des innocents, des justes, je dois rester ouvrir l’œil à chaque instant.

Une ultime lampée dessécha sa gorge. Avec amertume, mordillant ses lèvres inférieures, elle avisa que sa coupe était vide. Survint sans prévenir une femme qui enroula son bras autour de son cou. Des rougeurs saillaient son visage et contrastaient avec la teinte ébène de sa peau. Docini effaça tout ressentiment alors que l’impromptue se fendait d’un trop large sourire, portant malaisément un gobelet rempli à ras bord.

— Dis donc, toi ! interpella-t-elle, peinant à articuler. Tu m’as l’air un peu coincée !

— Excusez-moi, mais êtes-vous quelqu’un d’important ? douta Docini.

— Oh, tout de suite tu te fâches ! Ne pouvons-nous pas faire connaissance, tels de futurs amis ?

— Vous avez plein d’autres invités avec lesquels discuter. Moi, je dois m’assurer que les gens comme vous soient en sécurité.

— Tout va bien, ici, détends-toi Et présentons-nous. Je m’appelle Tanéhisse Oudora, viticultrice de renom ! Mon légendaire vin épicé fait fureur dans tout l’empire ! Voilà pourquoi l’impératrice a tant tenu à m’inviter ici.

Tanéhisse perdit l’équilibre et se raccrocha de justesse sur l’inquisitrice. Du liquide vermeil fut renversé à terre, entre rire et hoquet de cette femme. C’en devient ridicule. Pourquoi est-ce que j’attire toujours ce genre de personnes vers moi ?

— Vous êtes biturée avec votre propre vin ? admonesta Docini.

— Et pourquoi pas ! se targua Tanéhisse. Il faut bien essayer ses propres produits. Je n’ai pas besoin d’être alerte. Goûte donc cette riche boisson, tu ne le regretteras pas ! Une gorgée ou deux te requinqueront !

— Non merci. Pas une goutte d’alcool par sûreté. De toute manière, je n’aime pas le vin, encore moins lorsqu’il est épicé.

— Trop de méfiance est futile ! Que pourrait-il nous arriver, voyons ?

Des vibrations estomaquèrent Docini. D’abord elle se demanda si elle ne tressaillait par excès de vigilance. Autour d’elle s’arrêtèrent également d’autres miliciens. Plusieurs se dévisagèrent avec perplexité, et même Koulad se redressa, pantelant, refoulant ses propres frissons.

Un retentissement déchira les tympans de tout un chacun. Au loin s’effondrait une des tours environnantes : des cylindres de poussières s’assimilèrent dans l’air sec, à peine visibles au-delà de cette densité d’arbres.

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