Chapitre 9 : Sous bonne garde (1/2)

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JIZO


— Ne bouge pas trop ! conseilla Vouma. Sinon je ne pourrai pas t’enduire correctement cette crème sur ton torse musculeux. Un exercice ardu, sais-tu !

D’un doigté relevé s’appliqua la marchande. Index et majeur guidaient un fluide blanchâtre et onctueux, destiné à s’incruster dans la peau laiteuse du jeune homme. Un aigre gloussement ponctua le geste de Vouma dont la délectation brûlait en elle. Étendue sur le lit à baldaquin, elle se sustentait du moment, prompte à caresser chaque parcelle de son esclave.

— Est-ce que ce sera bientôt fini ? soupira Jizo.

— Quelle impatience ! s’exclama sa maîtresse. Tu en deviendrais presque effronté. C’est ta docilité qui fait ton charme.

Elle déposa un franc baiser sur les lèvres de Jizo, lequel sentit une onde glaciale le traverser tout entier. Lassée de la brutalité ? Elle privilégie une fausse douceur. C’en devient plus sadique… Si cela ne tenait qu’à lui, l’esclave se serait orienté ailleurs, mais Vouma calait sa main froide sur son menton, assurant son emprise.

— Pourquoi tirer une telle grimace ? s’enquit-elle. Souris, tu seras plus joli ainsi.

— À quoi bon ? se dolenta Jizo. Vous me traiterez de la même façon.

— Il ne faut pas le considérer ainsi ! Cette crème adoucissante est nécessaire pour ta peau, pour bâtir un corps sans défaut, à la fois voluptueux et costaud. Cela pimentera nos séances de plaisir. Là, je t’apprête pour autre chose.

— J’imagine que je dois agir selon vos désirs, maîtresse.

— Comme toujours ! C’est pour ton bien, en plus. Estime-toi privilégié.

Son sourire s’accrut tandis qu’elle se rapprochait du jeune homme, jusqu’à coller son corps au sien.

— Je suis très sélective dans mes choix, susurra-t-elle. Depuis tous ces mois où tu loges dans notre maison, tu ne m’as jamais déçue. Ma devise consiste à faire preuve d’inventivité, qu’importent les produits et les techniques à employer. Sincèrement, ne mènes-tu pas une belle vie ?

Jizo s’abstint de répliquer, conscient de ce qu’une réponse mal adaptée engendrerait. Maîtresse Vouma ne manque pas d’audace. Ce n’est même pas de l’hypocrisie ou de la flatterie. Elle pense vraiment ce qu’elle affirme.

— Prends un peu de recul sur ton existence, enchaîna Vouma. Au Diméria, tu aurais sûrement mené une exécrable routine de pêcheur. Ici, en revanche, tu sers un but bien plus grand ! En me comblant de plaisir, en m’épanouissant, tu contribues à notre affaire ! Gemout et moi sommes les pivots de la région. La drogue, ça rapporte, ça crée du travail et des liens. Au cœur de la politique et de l’économie.

Une telle harangue se poursuivit sans répit ni harmonie. Douce mélodie entraînante, rythmée d’un sifflement inquiétant, Vouma enroulait ses doigts saturés de fluide autour des soyeuses mèches de Jizo.

— Tu sais, j’adore les étrangers, déclara-t-elle. Je n’ai rien contre les myrrhéens de l’est, mais avec eux, c’est moins excitant. Mon mari est conscient de cet état de fait. Je respecte ses goûts : après tout, Nwelli est aussi un joli brin de femme, même si son sang transpire l’héritage de l’empire. Mais j’ai développé ma propre vision de la situation.

— Laquelle ? demanda l’esclave, animé d’un regret presque aussitôt réfréné.

— Je souhaite juste lever toute ambiguïté. Il se trouve que certains de mes homologues considèrent les étrangers comme naturellement inférieurs. Ceux-là ont l’esprit très étriqué, surtout en sachant combien l’Empire Myrrhéen est étendu, combien il unit les peuples. D’autant que de nombreux myrrhéens ont des origines dimériennes, désormais ! Ce discours douteux leur sert de prétexte pour les exploiter comme des animaux.

— Et quelle différence avec vous ?

— Je suis plus respectueuse. Tu ne manques de rien, dans cette faste demeure ! Tout ce que j’exige de toi est une proximité permanente et d’intenses échanges charnels. Un échange fructueux, comme je l’appelle ! Cela suit ma façon de penser : on retrouve des citoyens inférieurs et supérieurs dans chaque pays. Beaucoup de tes compatriotes sont des êtres forts et brillants qui ne méritent pas d’être réduits en esclavage. Tout comme de nombreux myrrhéens ne devraient jamais goûter à la liberté. Tu aurais pu appartenir à la première catégorie si tu n’avais pas croisé mon chemin. Tu as acquis un statut particulier.

J’ai envie de vomir… Elle s’est regardée avant de critiquer les autres ? Jizo se contenta de déglutir, non sans inspirer l’air vicié de la pièce parfumée, comme son bas-ventre commençait à le démanger. Enfin fut-il extrait de cette torpeur quand Maîtresse Vouma bondit hors du lit, irradiée par la nitescence, en quête d’une autre lueur.

— Assez déblatéré ! décida-t-elle. Voilà bien longtemps que tu n’avais pas vu les contours de la cité voisine. Je vais t’y emmener en cette belle matinée, Jizo. Mais au vu de quelques récentes pensées, je dois prendre une précaution supplémentaire.

Sur le plancher baigné de clarté reposait un sac en cuir. Vouma y dénicha deux bracelets où des perles émeraude étaient striés le long de la courbure. Ce qu’elle présenta à son esclave à brûle-pourpoint.

— De quoi garnir ton poignet, proposa-t-elle.

— Ce n’est pas juste une décoration, devina Jizo.

— Appelons cela de la prudence ! Je n’ai pas envie d’être privée de toi par inadvertance. Ce bracelet sert à maintenir un lien entre nous. Si tu t’éloignes de trop, une douleur te paralysera, et je te retrouverai aisément !

— Mais comment cela fonctionne ?

— Notre réseau s’agrandit de plus en plus. Pour ce type d’enchantements, il est assez pratique de connaître des mages.

— La magie est interdite dans l’Empire Myrrhéen !

Vouma lui agrippa la cheville pour le tirer vers elle. Brusque, animée d’un preste mouvement, elle le plaqua dans cette position, avant de lui faire enfiler de force ce bracelet. Il n’est pas lourd, pourtant… Il s’accroche à ma peau. Il s’insinue en moi. M’est avis que Maîtresse Vouma le portera plus facilement. La marchande imita son geste, quoique mue d’une plus prononcé délicatesse. Toute protestation s’effaça d’un index posé sur des lèvres où subsistaient des traces de crème.

— Elle n’en demeure pas moins intéressante, argua Vouma. Tout comme la thynème possède des effets directement produits par la magie. L’esclavage est interdit aussi, maudite soit Bennenike ! Même si notre lien est bien plus puissant que cette péjorative appellation. Ne vois pas ceci comme un contrôle, plutôt comme une marche agréable.

— Nilaï est une grande ville, dit Jizo sur un ton plus tempéré. Elle est sans doute préparée à détecter la magie.

— La magie primitive et incontrôlée, peut-être. Tes insinuations sur mes fréquentations n’ont cependant pas lieu d’être. Vois-tu, lors de la purge lancée par cette féroce impératrice, les plus faibles d’entre eux ont péri. Mais les mages les plus forts sont restés. Une telle bravoure nécessite de savoir se cacher, de développer une magie supérieure, indécelable. C’est avec des sorts de cet acabit que mon correspondant a enchanté ces bracelets.

— En somme ils sont censés se terrer et survivre… Pourtant ils contribuent à maintenir l’esclavage rendu illégal.

— Tes raccourcis douteux témoignent d’une fermeture d’esprit. On ne m’a pas fourni ces bracelets pour favoriser l’esclavage. C’était un échange de bons procédés : mon silence était garanti tant qu’il effectuait ce que j’ordonnais.

— Du chantage ? Sa vie contre un moyen de contrôle ?

— Pas de jugement, mon cher ! La vie est faite de concessions. Le menacer de le dénoncer pour parvenir à mes fins n’était qu’un moyen d’obtenir ce que je souhaitais. Il est évident que de terribles conséquences t’attendraient si tu essayais de parler de ta… condition à des miliciens. De toute façon, qui te croirait ? N’importe qui est corruptible, et pas seulement par l’argent.

Bientôt extirpés du douillet matelas, la maîtresse et l’esclave se redressèrent en vue d’un parcours jugé audacieux. Aussi Vouma s’ouvrit à chaque coruscation, infiltrée par l’auspice de la transparence, incrusté dans l’immaculé désert. Jizo savait qu’un toucher atermoyé était éphémère : sans se crisper, arc-bouté dans ses peines, il garda ses âpres sensations pour lui. Maîtresse Vouma trouvera toujours un moyen de m’enfoncer. Les attaques mentales se multiplient là où les coups physiques se raréfient. Tout la rend coupable, mais personne ne peut la dénoncer !

— Allons-y, invita-t-elle. Une formidable journée nous attend !

Elle franchit le seuil d’un air guilleret, suivi de l’étranger à l’expression renfrognée. Bon gré mal gré il emboîta les pas d’une marchande jouissant de son jour de congé. Aucune douleur ne le tenaillait pour l’heure, toutefois descendre au sein d’une telle luxure l’amena à reconsidérer sa position. Car des cris détonnaient à proximité, où se tapissait la cave.

— Trier des épices n’est pas si compliqué ! tança Gemout. Combien de fois devrais-je te répéter que le curry et le safran ne se rangent pas au même endroit ? C’est la base du métier !

— Il fait sombre et étroit ! plaida Nwelli. J’ai du mal à me repérer !

— Tu te plains de plus en plus… Ça n’arrange pas ton cas. Nwelli, je refuse de croire que tes seuls talents s’expriment dans nos pratiques nocturnes. Prouve que mes préjugés sont faux !

— Je fais ce que je peux, je vous le jure !

— Je ne suis pas convaincu. Dois-je te cogner pour que tu comprennes ?

Jizo sentit ses muscles se durcir et son sang grimper à son visage. Si je suis incapable de me protéger, je dois la secourir ! Une impulsion naquit en lui. Une nécessité de préserver ce à quoi il tenait, de s’imposer par-delà la soumission, lassé de se courber en permanence. Mais une emprise s’alourdit sur son beau pourpoint. De quoi accentuer des frissons déjà insinués en lui.

— Pas bien, Jizo ! gronda-t-elle avec une pointe de sarcasme. Si tu t’éloignes trop, une vilaine souffrance accaparera ton exquis corps. Ce serait regrettable, n’est-il pas ?

— Comment pouvez-vous ? osa l’esclave, de la bile chatouillant sa gorge. Quel crime a commis Nwelli pour mériter un tel sort ?

— Myrrhéenne de catégorie inférieure. Pas de chance pour elle, mais ce n’est pas si déplaisant. J’ai l’impression d’être redondante. De toute manière, aussi bien sculpté sois-tu, espères-tu rivaliser contre mon mari ? Seul Brunold le pourrait, et il nous est loyal.

Un souffle rauque, pourtant imprégné d’une sinistre chaleur, se faufila dans l’oreille gauche de Jizo comme sa maîtresse y approcha sa tête.

— Mon cœur guide mes actions, susurra-t-elle. Je vous aime tous les deux différemment. Je serais déchirée si je vous voyais entrer en conflit. Il me serait difficile de trouver quelqu’un d’aussi somptueux que toi. J’agis toujours pour te protéger.

Ses doigts effleurèrent sa paume moite. Vouma les enroula à grande conviction, soudain taraudée au détour d’un sourire de façade. Elle n’est pas aussi confiante qu’elle le laisse paraître. Mais si je me dévoile trop, elle m’écrasera… ZO

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