Chapitre 4 : Intégration musclée

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DOCINI

Quel est ce village perdu ? Tant mieux, d’un côté. Je peux me reposer ici pour la nuit sans trop attirer le regard.

Son cheval blanc hennit face au soleil couchant. Docini lui tint la bride, soucieuse de garder le rythme. Mais l’animal, peu habitué au climat de la région, ne risquait guère de galoper à bon train sur le pavé ivoirin du patelin. Aux claquements réguliers de ses sabots se détournaient quelques yeux inquisiteurs. Une demi-douzaine d’hommes et femmes revenait du puits terré auprès d’un cercle d’arecs, un foulard et des vêtements blancs les protégeant du soleil. Avant de rentrer dans leur demeure d’ambre et de plâtre, piégées sous l’ombre des cactus, nombre d’entre eux s’arrêtèrent pour la dévisager.

L’étrangère qui pénétrait à Ceneb.

Son sifflement cadençait son avancée. Des personnes aussi grandes, sveltes et musclées, ils en avaient croisé à moult reprises. De tels yeux azur, au sein d’un visage pâle et satiné, ils en entrevoyaient de temps en temps. Une longue chevelure dorée si bien déployée, ils n’en écarquillaient plus les yeux. Ce qui étranglait la voix de chaque citoyen était son équipement. Par-dessus sa cotte de mailles s’étendait une houppelande striée de traits incarnadins. De légère jambières enserraient son pantalon opalin tandis que sa cape carminée flottait au gré de la sèche brise. Un fourreau sur lequel s’alternaient lignes jaunes et rouges était accroché à sa ceinture en bronze. Chacun associa aussitôt la ressemblance entre l’arme et le motif inscrit sur la cape.

Mais Docini ne prêta nullement attention aux murmures. Elle n’accorda aucun coup d’œil à ces citoyens. Tout juste chemina-t-elle vers le bout du village, là où son désir de halte la quémandait. Au-delà des colonnes de poussière, où quelques plantes germaient encore par-dessus la terre rouge. Vers un bâtiment plus grand que les autres, fort des teintes safran de ses murs, dont l’aspect extérieur se méprenait à un dôme couronné d’une pointe.

« Vide et eau-de-vie » ? Pas que je me rends souvent dans les auberges, mais ceci est un bien triste nom.

Elle attacha son cheval et y entra malgré tout. D’emblée elle s’affligea l’obscurité des lieux, à peine ajourés, plongés dans une effarante absence de tintamarre. Près d’une dizaine de clients se répartissait au sein d’un nombre similaire de vétustes tables oblongues. Si la disposition circulaire des lieux n’impressionnait guère la jeune femme, sa si faible population lui fit froncer les sourcils. Aucun fumet ne s’exhalait alentour, pas un serveur ne s’empressait les bras lestés d’un plateau. Tout se limitait à l’écoeurant parfum d’un remugle enrichi de la fragrance de quelques liqueurs.

Un jeune homme pianotait sur le comptoir. Docini parcourut le dallage céramique où ce jeune homme l’attendait. Rien ne particularisait son physique typique de la région : un teint sombre de peau couplé à des cadenettes noires attachées à l’arrière. Des taches maculaient son ample chemise rouge, détail qui arracha un sourire à un faciès jusqu’alors glacial.

— Bienvenue dans mon humble auberge, dit-il sans conviction. Qu’est-ce que je vous sers ?

Docini s’installa sur un tabouret en face de lui, déposa son épée sur celui à sa droite, avant seulement de répondre :

— Votre alcool le plus fort.

— Je vais voir ce qu’il me reste.

L’aubergiste fouilla sous le comptoir. Nouveau pays, nouvelles expériences. Soyons audacieuse. Pour patienter, la jeune femme fut tentée de siffler, quand elle perçut des grognements derrière elle. Elle n’eut toutefois pas le temps de se retourner qu’une bouteille émit un bruit sourd sur le comptoir. Un verre teinté contenait un liquide verdâtre. Docini cilla.

— Liqueur de cactus, fabriquée de mes propres mains ! se targua l’aubergiste. Certains réguliers s’y sont habitués, les autres vont débagouler dehors. C’est bon pour la fertilité des plantes.

D’une preste main il se saisit d’un petit bol qu’il remplit à ras bord, tendant aussitôt le précieux contenant à sa fidèle cliente.

— Quoi, c’est tout ? s’étonna Docini. Pas de remarque sur ma couleur de peau, mes cheveux, ou mon accent ?

— Votre accent est très bon, complimenta l’aubergiste. Vous venez de Belurdie, non ?

— Bien deviné. Là-bas, maîtriser la langue myrrhéenne est presque aussi indispensable qu’ici. Ce n’est pas cet aspect qui me dépayse.

— Et qu’est-ce qui vous amène dans ce trou paumé ? Nous devons être deux cents au maximum. Ne vous sentez pas offensée par les réactions de mes congénères. Votre équipement doit valoir plus cher que ce village tout entier.

— Je suis de passage. Je me dirige vers Amberadie.

— Évidemment. Tout le monde veut aller à la capitale, sauf ceux et celles qui aiment l’espace. Excusez-moi, on voit rarement passer des étrangers, ici.

— Ce n’est rien.

Coupant court au dialogue, Docini s’empara du bol, et huma le doux parfum du cactus alcoolisé. Pas très frais. Parfois il faut découvrir des saveurs nouvelles. Des râles s’intensifièrent à proximité. Deux myrrhéennes râblées et aux traits durs serrèrent en effet les poings envers l’étrangère. L’une avait attaché sa chevelure lisse en queue de cheval, l’autre arborait fièrement ses boucles brunes, toutes deux plissaient des yeux méfiants à l’égard de Docini.

— Me voilà bien accueillie ! ironisa-t-elle. À qui ai-je l’honneur ?

— Henie, répondit la première. Et ma pote, c’est Tishia. Maintenant que tu t’es invitée ici, et que tu bois dans nos verres, balance-nous au moins ton nom, étrangère.

— Étrangère… Je sens que je vais souvent entendre ce mot. Je m’appelle Docini Mohild, au fait. Pas trop difficile à retenir pour vous ? Vous avez la tête pas commode.

Tishia attrapa le poignet de Docini, le compressa, serra les dents. L’aubergiste se replia, de frissons en tremblements, assistant passivement à la scène.

— T’es une petite comique, toi ! Qu’est-ce que tu fous ici ?

— Ça ne vous regarde pas, répliqua Docini. Retournez boire une chope à ma santé, vous empestez déjà l’alcool.

— Te laisse pas provoquer, Tishia ! suggéra Henie. C’est ce qu’elle cherche.

— Soyez sincère. Qu’est-ce qui vous révulse chez moi ? Mon apparence ? Ma présence ?

— Pas du tout. Des gens pâles comme toi peuvent être de loyaux citoyens de l’empire. Il y en a beaucoup au nord-est, et aussi au sud-ouest, même s’ils ont les yeux étroits. Le truc, c’est que tu es bien équipée, pour une voyageuse. Tu ressembles à une héroïne de conte, avec des biceps plus épais. Pas de chance pour toi : aucun prince charmant n’attend que tu viennes le délivrer ! Tu ne partirais pas en guerre, par hasard ? Ça n’aurait aucun sens : notre territoire est en paix !

— Grâce à vous, peut-être ? Je ne suis pas certaine que picoler chaque jour contribue à une quelconque grandeur de l’empire.

— Hé, qu’est-ce que t’en as à foutre de la grandeur de l’empire, de toute façon ? On va t’apprendre à t’intégrer parmi nous !

Deux poings furent décochés. Docini esquiva sans heurt le premier, mais elle recueillit le second en pleine figure. Un coup de genou la déstabilisa alors. Elle se remit en place, garda l’équilibre. D’un pas rude et peu habile, Tishia voulut traverser sa garde. Une torgnole la déstabilisa : avec un sourire en coin presque mesquin, l’étrangère fit basculer son agresseuse sur la table d’à côté.

Si brusques ! Elles ont dû s’entrainer au combat de rue. D’où leur absence d’élégance. Un instant de déconcentration. Un moment à inspirer, et déjà Henie tendait le bras vers sa propre lame. Ce contre quoi Docini s’interposa, sourcils froncés, fixant âprement son assaillante.

— Que tu triches, passe encore. Mais c’est ma lame. Personne d’autre que moi n’a le droit d’y toucher.

Docini franchit ses défenses, saisit Henie par le col et la projeta sur son amie, laquelle venait à peine de se redresser. À peine la jeune femme s’était-elle débarrassée de ses opposantes qu’elles revinrent à la charge, quoiqu’un brin sonnées.

— Elle cogne dur, celle-là ! s’exclama Henie. Fais gaffe, Tishia.

— Ça va, hein ! protesta Tishia. On en a battu des plus costauds qu’elle ! Quoiqu’elle l’est quand même.

— Approchez donc, provoqua Docini en craquant ses doigts. Sauf si vous n’êtes pas assez sobres pour tenir l’équilibre.

La paire d’opposantes retourna brutalement à la bagarre. S’ensuivit une tornade de coups de poings ponctuée de râles. Chaque fois Docini déviait les coups. Chaque fois Henie et Tishia en redemandaient. Elles tournaient autour de leur cible, assaut après assaut, estocade après estocade. Leur adversaire anticipait leurs mouvements, parait, évitait, ripostait. Des sursauts piquèrent sa poitrine lorsqu’elle rendait les coups. Elles sont endurantes, bon sang ! Il est temps d’en finir !

D’un pivot elle se saisit d’un tabouret. Après quoi elle le fracassa sur la tête de Henie qui s’effondra sous un amas de bois. Une harmonie se créait entre son corps recroquevillé et les motifs du dallage.

— Enfoirée ! rugit Tishia.

Son coup de poing partit si vite que Docini n’en sut se dérober. Contrainte de reculer, elle fut frappée de plein fouet, et se lèvre saigna. Mais sa vision demeura intacte. Ainsi se dressa-t-elle par-devers la silhouetta agitée. Elle lui flanqua d’abord un uppercut, et d’un coup à la mâchoire la fit s’élever. Tishia atterrit sans grâce sur le sol. Deux dents décrochées accompagnèrent sa chute. Ça lui en laisse assez pour boire. Certes l’assaillante ne rejoignit pas sa partenaire dans l’inconscience, mais ses geignements suffirent pour bercer les tympans de Docini.

Autour de l’étrangère régnait le silence. Chaque client avait observé la bagarre d’un œil distant, mais non désintéressé. La jeune femme les ignora et s’orienta vers l’aubergiste.

— Je suis désolé, balbutia-t-il. Tishia et Henie ont parfois le sang chaud…

— Je constate, souligna Docini en contemplant son œuvre.

Ce disant, la liqueur l’appela, et elle déglutit d’une goulée. Soudain sa gorge se mit à brûler comme une vive douleur lui lancina les entrailles.

— Ouch, ça arrache ! s’écria-t-elle, frappant son thorax pour s’en remettre. Bon, je dois payer votre liqueur ainsi qu’une chambre. Ça revient à combien, au total ?

— Deux myrs de bronze pour l’alcool et quatre pour la chambre, répondit l’aubergiste. Comme la totalité des clients à part vous habite à moins de cinq minutes à pied d’ici, vous imaginez bien que les trois chambres de l’auberge sont souvent vacantes.

Docini décrocha alors la bourse de sa ceinture et déposa les six pièces exigées sur le comptoir. Une dernière s’abattit à hauteur des dents de Tishia.

— Pour m’avoir diverti, remercia-t-elle.

D’une bonne enjambée, elle récupéra sa lourde sacoche que portait son cheval, revenant alors dans un courant d’air. L’aubergiste, clé dans une main et chandelle dans l’autre, la cornaqua vers une trappe tapie au coin de la salle, après qu’elle eut aussi récupéré sa lame.

— Vos chambres sont sous le sol ? s’étouffa Docini. Mais comment sont-elles aérées ?

— Elles ne le sont pas, fit le jeune homme, haussant nonchalamment des épaules. Je dors là-dedans depuis des années et ça ne m’a presque jamais rendu malade. Je les entretiens très souvent, donc rassurez-vous, c’est propre !

Un froncement de sourcils dépara les traits de l’étrangère, néanmoins elle lui accorda le bénéfice du doute. Le confort n’est pas ma priorité. Ma mission l’est. L’ouverture de la trappe souleva de minces volutes de poussière et dévoila une échelle usée d’aspect solide. Un couloir barlong s’offrit à la cliente qui s’engagea sur un plancher boisé de part et d’autre duquel s’alternaient des portes. L’aubergiste la conduisit jusqu’à la deuxième à sa gauche.

Rarement Docini s’était-elle heurtée à une pièce aussi exigüe. En-dessous du plafond, que sa tête frôlait, un lit aux draps en lin l’accueillait avec modestie. Seule une table de nuit, sur laquelle trônait une bougie, complétait la réception. Au moins il ne m’a pas menti sur la propreté. Je vais me contenter de ça. Docini déposa sa lame ainsi que son sac sur le plancher, et s’installa sur le matelas plus moelleux qu’il n’y paraissait.

Ce fut l’occasion de souffler. Elle ne put cependant profiter de sa solitude, car l’aubergiste demeurait immobile devant le seuil.

— Vous allez dormir tout de suite ? interrogea-t-il. Sans manger ?

— Pas tout de suite, je vais d’abord lire un peu, démentit Docini. Si vous daignez me prêter votre chandelle pour avoir un peu de lumière. Et non, je n’ai pas faim, et j’ai comme l’impression que vous n’êtes pas un brillant cuisinier.

Il reste planté là. Pourquoi se tracasse-t-il autant pour moi ? Enfin, maintenant que j’y pense, ça ne ressemble pas à de l’inquiétude. Plutôt de la curiosité. Elle eut beau se frotter les yeux, se masser les tempes, Docini ne put écarter l’aubergiste de sa vision. Il persistait à la lorgner, un éclat inusuel brûlant dans ses yeux.

— Vous êtes une inquisitrice, devina-t-il.

— Je suis moins discrète que je ne le croyais…, soupira Docini. Ou alors vous êtes bien renseigné. Pouvez-vous au moins me dire votre nom ?

— Il dit peu de choses sur moi, car je ne suis personne. Mais soit. Je m’appelle Falid, tout simplement.

— Eh bien, Falid, comment savez-vous qui je suis ?

Mordillant sa lèvre inférieure, l’aubergiste se tâtonna. Il alluma la bougie de la table de nuit durant ce laps de temps.

— J’ai voyagé en Belurdie il y a quelques années, expliqua Falid. Du temps où j’aspirais à autre chose que moisir à Ceneb. Mais quand j’ai appris la mort de ma mère, j’ai su que je devais retourner à l’affaire familiale.

— Mes condoléances, murmura Docini.

— C’était il y a quatre ans, je m’en suis remis depuis. En tout cas, j’ai constaté que la Belurdie était très soumis à la politique de l’empire. D’où la création de l’inquisition. Votre nom, Mohild, me dit quelque chose.

— On ne peut rien vous cacher, n’est-ce pas ? Je suis la petite sœur de Godéra Mohild. Cheffe actuelle de l’inquisition belurdoise.

Aucune voix ne s’étrangla, aucun œil ne de se dilata, Falid se limita à croiser les bras et à arquer un sourcil.

— J’avais un autre nom en tête, se souvint-il. Kalhimon Steria.

— Lui, c’est de l’histoire ancienne. N’évoquez jamais ce nom à ma sœur, d’ailleurs.

— Pourquoi ?

— Trop long à raconter, pourtant c’était assez récent. Dites-vous juste que, désormais, l’inquisition s’est scindée en deux branches rivales. Kalhimon incarne la modérée, Godéra la radicale.

— Inutile de vous demander à quelle branche vous appartenez.

— En effet. Évitez aussi de demander quelle est ma mission. Je vous en ai déjà trop révélé.

— Je comprends. Vous avez mieux à faire que de déblatérer vos objectifs à un minable aubergiste comme moi.

— Ne le prenez pas si mal ! Comprenez la pression que j’endure. J’ignore si vous connaissez la réputation de Godéra, mais elle est loin d’être conciliante. Elle ne me pardonnera jamais si je faillis à cette mission.

— Chacun son rôle, j’imagine. Vous allez mener votre opération secrète, je vais continuer à servir des alcools forts aux gens du coin.

— Dont ces deux charmantes brutes, sans doute encore étalées sur le plancher ?

— Elles contribuent beaucoup aux affaires. Pas très moral, je sais, mais…

— Bah, maintenant, elles devraient réfléchir à deux fois avant d’agresser le moindre inconnu. À présent, j’aimerais bien que vous me laissiez dans mon intimité. Je dois me reposer pour la suite de ma quête.

— Votre quête, bien sûr… Je vous souhaite une bonne nuit, donc.

Des sillons relâchés parcoururent la figure de l’aubergiste au moment où il referma la porte. Un personnage difficile à cerner. Mieux vaut me tenir éloigné de lui. Je sais où se trouvent mes alliés. Docini ôta son équipement et enfila sa chemise de nuit afin de parcourir ses romans d’aventures préférés en tout confort et sérénité.

Cependant, à mesure qu’elle enchaînait les pages, à mesure que le contour des lettres lui apparut, diverses pensées trottèrent dans sa tête. Elle était isolée au sous-sol d’une auberge isolée. Pourtant rayonnaient au-dessus d’elle les perspectives d’un objectif à remplir. D’un avenir à conquérir.

Bientôt je ne serais plus dans l’ombre de Godéra. Ma quête de reconnaissance débute : d’ici quelques jours, je rencontrerai l’impératrice en personne.

Grande sœur, tu ne me mépriseras plus.

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