Chapitre 3 : Nomades et exilés (1/2)

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HORIS


La magie est notre culture. La magie est notre identité.

Il était seul. Contre lui se dressait l’essence même de l’univers. Martelé par la chaleur, entre l’ambré et l’azur, Horis se hissait par-delà tout obstacle. Dans les rafales de vent sec naissaient les vagues dévastatrices. Le mage, lui, s’était préparé sa vie durant pour cette épreuve. Plus jamais il ne s’esbignerait face aux menaces, à l’instar du couard adolescent qu’il fût jadis. Pas juste sa barbe épaisse et ses épaisses mèches emmêlées affirmaient sa maturité. C’était une question d’attitude et non d’apparence.

Pas après pas, mû d’un souffle rauque, le jeune adulte se rapprocha de son opposant. Des spirales violettes de flux tournoyèrent alors autour de ses poings. Il avait sondé cette tempête en profondeur. Il avait appris à la connaître pour mieux la dompter. L’instant de vérité. Ces années à m’entraîner et à me surpasser n’auront servi à rien si je ne triomphe pas de mes peurs !

Pourtant l’entrave grossissait à vue d’œil. De maîtrisable à indomptable. D’humaine à bestiale. Un amas de particules voletait à des vitesses inconcevables. Traîtresses, tranchantes, elles sillonnaient le paysage. Horis eut beau déployer un cône de lumière, l’unique brèche générée n’estompa guère la puissance du phénomène.

Il fut emporté dans son propre élément.

Condamné à errer loin de toute chose. Jugé dans les affres du passé, piégé dans d’indicibles anfractuosités. Horis flottait à hauteur de la voûte étoilée. Par-dessus la brume régnait un ciel estimé immuable tort. Là se confondaient safre et jais, percés de points ivoirins par endroits. Ici il aspirerait à quelque tranquillité. Il baignait dans un océan d’apaisement, où aucune lutte n’était exigée.

Bien vite la réalité le happa.

À l’équilibre jusqu’alors, son corps bascula en arrière. Harmonie rompue à cause d’une déconvenue, Horis se projeta sur la dense étoffe, protégé par la toile orangée de la nitescence du zénith. J’étais si proche de la réussite ! Pourquoi ai-je échoué ? De la sueur inondait sont front comme il se réintégrait dans cet environnement trop brut.

La fumée violette se dissipa dans cet opaque intérieur. Se révéla alors une vieille femme à la peau noire, genoux croisés, doigts rassemblés en position de méditation. Ses paupières s’ouvrirent à l’échec de son apprenti. Horis lut la même expression dans ses traits ridés et dans ses iris saphir. Une impression dont il ne souhaitait guère découvrir les teneurs.

— Horis, tu es capable de mieux ! admonesta-t-elle. Tu ne triompheras jamais de cette épreuve si tu te braques à…

— Quelle épreuve ? grogna l’exilé. J’ai l’impression de ne rien apprendre avec vous !

Le regard de la vieille femme s’obscurcit. Elle retroussa ses manches avant de frotter ses torsades blanches emmêlées à hauteur de ses oreilles. Une tunique en étoffe de coton, d’un intense céruléen strié de lignes blanches, la ceignait jusqu’à la ceinture. Si Horis portait une tenue identique, il s’y s’adjoignait un turban bai et une amulette purpurine en forme de croix à son cou. Mon appartenance, peut-être, mais ça lui sied mieux qu’à moi.

La préceptrice plaqua ses mains contre ses tempes, manquant de la faire sursauter.

— Ne t’ai-je pas enseigné la patience ? douta-t-elle. Ton esprit est troublé, jeune homme. Que t’arrive-t-il ? Je te connaissais moins impulsif…

— Je connais les vertus, se défendit Horis. Je m’efforce de les appliquer. Mais il faut un moment pour agir au lieu de se perdre dans un monde spirituel !

— Tu te braques si subitement, après tout ce temps. Ta connexion est pourtant forte. Autrefois, tu affirmais t’opposer aux nouvelles lois de cet empire, compléter ta formation magique. Où est cette ardeur d’antan ? Ne perçois-tu pas le cri du condor ?

— Vous radotez encore, Yuma. Vous allez me répéter que la magie ne consiste pas uniquement à lancer des sorts. Qu’elle nous compose, qu’elle nous définit, et qu’il faut se connaître soi-même pour appréhender sa portée. J’en suis conscient, je l’admets. Mais toutes ces leçons de chamanisme, je n’en peux plus !

Horis se déroba du contact de l’aînée et se dirigea vers le filet de lumière salvateur.

— Tes frissons s’étendent jusqu’ici, fit remarquer Yuma. Tu affirmais avoir dépassé ta peur. Mais d’autres sentiments te rongent. Ta culpabilité, pour commencer.

— Je ne veux pas en parler ! rugit Horis. Plus d’une fois vous m’avez dévisagé comme un individu plein de haine. Oui, j’ai toujours une famille à venger. Vous me jugez, vous considérez que ce n’est pas la solution. Quelle est-elle, dans ce cas ? Tant que cette tyrannique impératrice dirigera cet empire, personne ne pourra vivre en paix.

Il s’extirpa aussitôt de l’étouffement de l’ombre et des brumes. Ce fut l’opportunité de se ressourcer sous la bienveillance des rayons dorés. Une bonne chaleur l’enveloppait nonobstant l’altitude. Il s’ancrait sur un flan massif, à même des monceaux de roches enracinés sur une herbe jaunâtre, sur une terre ocre. Des sommets piquaient dans toutes les directions, à l’horizon s’érigeait même l’éternelle névé. En contrebas coulait une paisible rivière de part et d’autre de laquelle des cèdres s’étendaient. Horis connaissait bien ces lieux. L’unique région de l’empire où aucune milice ne le traquerait. Aux hauteurs des chaînes montagneuses d’Ordubie.

L’adoucissement se situait bien en-deçà de ces perspectives. Une vingtaine de boucs claudiquait à travers la pente pierreuse tandis que des lévriers s’assuraient que le troupeau ne s’éloignât pas. Il leur fallait rester à proximité de ces tentes, campement de la tribu Iflak. Femmes et hommes de toute origine s’y regroupaient : peau ébène, cuivrée et ivoirine coalisaient en une seule et même communauté. À la variété de carnations s’ajoutait celle des tenues et des activités. D’aucuns se gaussaient autour d’un chaudron, dégustant un pain plat et saucé auquel s’accompagnaient des dattes et du lait de chèvre. D’autres s’exerçaient au luth et à l’artisanat. Certains profitaient nûment d’un bain de soleil, à l’heure où aucune responsabilité n’était exigée. Aucun cri ne s’élevait dans cet amalgame de rires et de discussions. La parfaite entente. Un peuple uni. Seul un intrus peuple ces lieux, gaspille leur nourriture, profite de leur générosité. Moi.

Il fut celui qui perturba cette sérénité. Aussitôt il recueillit toute l’attention qu’il avait rejeté.

Un profil rassurant se présenta à lui, homme de grande taille et au teint hâlé. Malgré les rondeurs inscrites sur sa figure, malgré son embonpoint, tous se fiaient à l’autorité de Salagan comme chef de la tribu. Un long turban écru nouait sa chevelure poivre et sel tandis que sa tunique indigo à manches pendantes l’étriquait quelque peu. Il ne portait nulle arme et protection : en lieu et place régnait un sourire chaleureux au-dessus duquel remuait sa fine moustache. Un bras accueillant s’enroula autour de l’épaule de son protégé.

— Suis-moi, réclama-t-il d’une voix douce. Tu as besoin de te changer les idées.

Encore secoué, Horis balaya les alentours des yeux. Ils me jugent. Mieux vaut suivre sa suggestion. Me faire oublier. Aussi le jeune homme s’accorda au mouvement de Salagan. Tous deux s’éloignèrent du groupe principal, lesquels retournèrent vaquer à leurs occupations.

Il était aisé, dans les hauteurs imprenables, de dénicher un endroit où éveiller de nouvelles idées. Plus bas que la rivière dominait en effet un chapelet de versants où poignaient des reflets ambrés. Ce ne sont pas des rochers ordinaires. Avec le temps, presque l’ensemble de la structure a été ensevelie.

Salagan s’ébroua tout en admirant cette vue. Il invita alors Horis à s’installer à ses côtés, immergé parmi les déclivités.

— C’est tout ? fit le mage, perplexe. Vous m’emmenez dans la nature, espérant que ça me calmera ?

— Pourquoi as-tu perdu tout espoir ? désespéra le chef. Yuma est particulière, je te l’accorde, mais elle est sans doute la personne la plus sage de la tribu. C’est pourquoi tu dois l’écouter.

— Elle ne déblatère que des calomnies !

Horis baissa soudain la tête. Je ne devrais pas être aussi dur avec les autres.

— Pardonnez-moi, se reprit-il. Ces enseignements m’ont été fort utiles, et je l’en remercie de tout mon cœur. J’ai du mal à comprendre ce qu’elle cherche de moi. Impossible de trouver la paix avec moi-même. Ni même un quelconque équilibre.

— Ton cas est difficile à traiter. Penses-tu que tu parviendras à un stade de ton existence où tu cesseras de changer ? Ce serait contre la nature même des choses.

Pour appuyer son propos, Salagan désigna ces anciennes structures enfouies, capturant davantage l’attention de son protégé.

— Si nous sommes en sécurité dans les montagnes d’Ordubie, expliqua-t-il, c’est parce qu’aucune société sédentaire n’a su s’y maintenir. Il y faisait beaucoup plus froid par le passé. Les nomades y ont toujours vécu, encore plus après que le nouvel empire nous a chassés pour notre mode de vie jugé archaïque, nous obligeant à nous retrancher à Ordubie. Quelques-uns ont tenté de bâtir des villages au sein des montagnes, mais elles n’ont pas tenu. Le clan Dauslim ne compte pas vraiment.

— Pourquoi cette leçon d’histoire ? interrompit Horis. Quel rapport avec notre situation ?

— Le sédentarisme est une fausse bonne idée. En érigeant des murs impénétrables, en bâtissant des villes inutilement étendues, l’être humain a perdu sa nature de voyageur et d’éleveur. Nous nous développons en explorant. C’est ce qui ouvre l’esprit, c’est ce qui détruit nous rend humains. D’aucuns penseront que l’agriculture et l’élevage au lieu de la chasse et de la cueillette ont permis plus de prospérité et de santé. Mais à quoi bon ? Ces sociétés statiques ont engendré la haine, la guerre et l’esclavagisme.

— Un point de vue radical ! Il semble s’être affirmé avec les années… Mais, sans vouloir vous offenser, vous ne disiez pas que les nomades étaient plus nombreux avant ?

Aussitôt Salagan se renfrogna. J’ai effleuré une corde sensible. Je devrais pourtant savoir qu’il ne faut pas ressasser le passé ! Horis lui coula un regard de biais, en vain.

— L’empire aura toujours besoin d’un coupable tout désigné. Nous, les nomades, avons toujours été considéré comme des parias, des exclus. On nous voit comme sales, impurs. Des vendeurs de drogue piégés dans nos caravanes, des éleveurs de chèvres sans conviction, des marginaux aux rituels étranges. Chassés de partout, privés de notre citoyenneté, nous ne sommes exilés vers notre véritable nature, là où personne d’autre n’a tenu.

— Une triste histoire…, murmura Horis. Vous êtes les oubliés.

— Hélas. Après nous, ça a été le tour des réfugiés. Et puis les mages… J’aurais voulu pouvoir en sauver davantage, Horis. Crois-moi ! Si j’organisais des expéditions à Erthenori, c’était pour secourir les gens comme toi. Mais l’épuration a été plus rapide et efficace. Les survivants ont préféré quitter les terres de l’empire plutôt que de se réfugier à l’intérieur. Comment leur donner tort ? Tu as été bien courageux de rester.

— Trop longtemps. Je vous mets en danger !

Le chef se redressa brusquement et frappa du pied sur la roche. Le jeune homme en hoqueta de stupeur, écarquilla les yeux face à cette inhabituelle incarnation de Salagan. Là où s’obscurcissaient des traits sous quelque brillance mensongère.

— Tu es plus fort que tu ne l’imagines, déclara-t-il. Ta simple survie est une revanche contre l’oppression ! Que nous soyons des milliers, des centaines, ou moins encore, cela ne change rien ! Nous bravons toutes les épreuves auxquelles nous faisons face. Nos tribus existaient déjà bien avant l’empire et survivront à son inévitable chute.

— Combien mourront encore ? protesta Horis. Peut-être que je suis exilé, mais j’ai entendu les rumeurs. Nous, les mages, avons été exterminés parce que nous étions accusés de vouloir provoquer la chute de l’empire.

— Ils ont peur ! Mais quand ils n’auront plus de bouc émissaire, ils finiront par réaliser qu’ils ont juste retardé l’inévitable.

— Et en attendant ? Nous sommes le sacrifice nécessaire ? J’en ai assez d’être passif. De me contenter de survivre. Je…

Des mains moites se crispèrent sur les épaules du mage. Une telle pression ne tempéra guère ses ambitions, toutefois il ne pouvait que se figer face à l’insistance du chef.

— Nous t’avons accueilli en toute connaissance de cause, affirma Salagan. Nous connaissons les risques. Voilà des mois que nous n’avons croisé aucun sédentaire. Whalis n’a rien repéré de suspect lors de sa patrouille, et mon fils va bientôt rentrer aussi.

— Ce n’est qu’une question de temps. Vous verrez.

— Visiblement, tu as besoin d’un peu de solitude. Horis… Pardonne-moi pour ma colère, mais je tiens à nous tous. Notre tribu prospérera. Je le jure. Car nous évitons la violence à tout prix.

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