Chapitre 36

9 minutes de lecture

Le soleil déclina et la nuit tomba sur l'océan tropical, Joren prit de nouveau le chemin de la chapelle. Toute la journée il n’avait eu de cesse de repousser sa peine et ce deuil qu’il ne pouvait commencer. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentit le besoin de réunir ses pensées et de prier au nom de son père et de tous les souvenirs qu’il avait partagé avec lui. Ses frères priaient-ils avec les mêmes sentiments ? En longeant les couloirs, il se rappela de son enfance, de sa tendre relation avec Auguste, de la douceur de Carolina et de la bienveillance de la famille qu’ils avaient composés. À partir de quand tout cela avait-il cessé d’exister ? Pourquoi devait-il se battre pour prouver sa légitimité ? Pourquoi certains étaient-ils si aveuglés par l’ambition, qu’ils oubliaient que tenir les rênes de l’Empire n’était pas un don du ciel, mais un fardeau écrasant ?

Ses pensées allèrent à Augusta, sa glorieuse grand-mère dont le règne avait marqué le monde. En Dalstein, il était plus difficile de remettre en question la légitimité d’une femme à occuper le trône.

Son regard traversa une fenêtre étroite, il vit au loin l’époustouflante Ceinture du Père qui illuminait la nuit de brillants éclats. La marée était haute, la lune pleine, c’était un beau moment pour prier les Dieux.

Une crainte longtemps endormie revint murmurer dans le creux de son oreille :

Et si tu étais vraiment un bâtard ? Et si tout ceci ne rimait à rien ? Tout serait bien plus facile si tu donnais les clefs de l’Empire à Damjan, qui connaît tout bien mieux que toi… Combien de personnes vont mourir par ta faute ?

— Merde ! s’exclama le Prince en prenant un tournant, furieux contre lui-même.

Il s’immobilisa soudain, entendant subitement quelque chose. Il fit demi-tour, cherchant d’où venait le cri qui s’élevait faiblement dans le couloir désert.

Le gémissement se fit plus distinct, il reconnut la voix de Giselle.

Le Prince saisit vivement la poignée de la porte de la jeune femme, qui demeura close.

— Sur le Père ! jura-t-il en partant en courant en direction de la chapelle.

Sans ménagement, Joren tambourina à la porte de Lauvia. La jeune cardinale se réveilla d’un bond et accourut à l’entrée de sa chambre.

— Ouvre-moi, c’est Gi… C’est Ilda, elle pousse des cris, tu as toujours les clefs ?

La jeune religieuse saisit le trousseau qui pendait là sur un clou rouillé et s’engouffra dans le couloir aux pierres froides. Joren saisit une vieille lampe à huile et l’alluma précipitamment.

— J’espère qu’elle n’a pas laissé la clef dans la serrure, dit-elle à voix haute.

En quelques gestes, la lourde porte en bois s’ouvrit ; le prince et la cardinale découvrirent Giselle assise sur son lit, tenant ses mains sur sa gorge et sur son nez, pliées en deux, cherchant une bouffée d’air à chaque inspiration.

En voyant les deux personnes pénétrer dans sa chambre, la respiration paniquée de Giselle se fit plus forte et ses yeux se détournèrent.

— Mademoiselle Roding, calmez-vous, que se passe-t-il ? Quelqu’un est entré ici ?

Joren observa la jeune femme se raidir comme une planche et secouer la tête à la négative. Sa respiration devint de plus en plus saccadée, il sortait de sa gorge un étranglement affreux.

— Vous êtes à bout de souffle ! Inhalez calmement.

Mais Giselle ne bougea pas, paralysée, cherchant à fuir le regard inquiet de la jeune femme. Lauvia prit alors la jeune noble dans ses bras et la serra contre elle.

— Tout va bien, Mademoiselle, tout va bien… Vous êtes ici en sécurité. Soyez en paix.

Joren constata l’étreinte remplie de compassion recouvrir le petit corps de Giselle. Cette dernière, si peu habituée aux élans d’affection, ne sut comment réagir et se mit à trembler.

— Elle va s’évanouir ! dit Lauvia en se redressant, je vais chercher un sac dans les cuisines, et de la valériane.

— Vas-y, si elle perd connaissance, je serai là.

La cardinale s’en fut de nouveau dans les couloirs.

Voyant Joren s’approcher d’elle, le cœur de Giselle se serra terriblement et une vague de honte l’envahit. La jeune femme cacha son visage, impuissante à contrôler sa respiration saccadée. Fermant les paupières de toutes ses forces, la main sur sa poitrine et l’autre sur sa bouche, elle voulut se reculer.

Joren fronça les sourcils et repoussa la porte derrière lui, d’un geste vigoureux, il posa la lampe sur la table de chevet et s’assit sur le lit à ses côtés.

Giselle secoua la tête, lui faisant signe de partir, mais il lui attrapa alors fermement le visage et planta ses yeux dans les siens.

— Calmez-vous, Giselle !

Dans les prunelles grises de la jeune femme, il vit une blessure béante et un océan de larmes, et un sentiment de honte, si grand qu’il comprit qu’elle en était sidérée.

— Ce n’est pas le Prince de Dalstein qui vous parle, mais un humain qui s’adresse à un autre. Tout va bien Giselle, je sais que vous n’avez rien fait de mal. Ce n’est pas de votre faute.

Giselle ferma les yeux et des gouttelettes perlèrent sur ses joues.

— Il est mort… l’Empereur est mort…, articula-t-elle.

— Je sais…, répondit-il tristement.

Il comprit au ton de sa voix, qu’elle ne parlait pas de lui seulement en tant que souverain, mais aussi en tant qu’homme.

— Je ne peux pas imaginer… qu’il se soit donné la mort…, elle hoqueta encore, cherchant la moindre goulée d’air. Je ne peux pas croire, qu’il ait vraiment décidé de me faire subir tout ça… Je ne veux pas… qu’il soit mort en adhérant à tous ces mensonges… Et qu'on ai souillé sa volontée... et celle de Carolina

— Oui, je vous l’ai dit…

Il lui prit doucement la main, si menue et fragile.

— Vous n’êtes pas obligée de venir à Lengelbronn, si vous ne le souhaitez pas.

— Non. Je dois… y aller… ils doivent tous payer… traîtres…

La jeune femme serra encore une fois les paupières, s’imaginant face à Dusan et Léonie, et sa respiration s’affola de nouveau. Cette fois-ci, des sanglots montèrent dans sa gorge.

— Ne pleurez pas…

— Enfin, vous voyez bien qu’elle pleure aussi pour vous ! fit la voix de Lauvia qui venait d’arriver dans la chambre, une tasse fumante à la main et un sac en papier de pomme de terre dans l’autre.

La jeune religieuse prit place aux côtés de Giselle et mit le sac sous son nez.

— Ne pensez qu’à le gonfler, respirez. Il sent bon la terre, vous verrez.

Giselle esquissa un faible sourire.

— Je vais dormir avec vous cette nuit, Mademoiselle Roding.

— Non, non…

— S’il vous plaît, recevez ma gentillesse, je me sentirais bien impuissante sinon…

Devant les yeux divinement bleus de la cardinale, Giselle ne put qu’accepter.

— Je dormirai aussi ici. Je vais chercher mon lit de camp, annonça Joren en quittant la pièce.

Giselle se redressa comme un ressort.

— Buvez cela, allons, ne vous en faites pas. Son Altesse se sentira rassurée avec nous, il a toujours peur pour notre sécurité. Et puis, il vient de perdre son père… Il a également besoin de présence et d’humanité.

Giselle déglutit sa décoction de valériane, écoeurée par son odeur nauséabonde. Elle s’engouffra ensuite dans ses draps, cachant tant bien que mal son petit corps fluet.

Lauvia prit place à ses côtés, souriante, comme si être ici lui faisait grandement plaisir.

— Je… vous serez confortable, Votre Éminence ? demanda Giselle, qui avait le sommeil léger.

— Ne vous en faites pas, vous êtes toute minuscule et cela me rappelle mon enfance au couvent ! et puis… J’ai dormi sur de simples planches pendant des années, alors je peux m’assoupir n’importe où, croyez-moi !

Joren fit son retour, un lit de camps sous le bras.

Sans ménagement, le prince s’installa perpendiculairement à elle, retira sa chemise et s’allongea en tirant sur lui un bout de drap qu’il avait trouvé dans un coin de sa commode.

Le parfum du prince picota le nez de Giselle et les cheveux soyeux de Lauvia lui chatouillèrent le visage. Peu habituée à cette soudaine promiscuité, Giselle cacha sa gêne en sirotant sa boisson chaude.

— Vous venez de quel couvent ? demanda-t-elle.

— D’un couvent public. Ma mère était une fille-mère… vous voyez ce que je veux dire ?

Giselle hocha la tête. Les couvents publics étaient dirigés par des religieuses aux services des nécessiteux et des causes perdues. Ils avaient peu de moyens et ils étaient de véritables paniers percés. Les nobles n’investissaient que rarement chez eux, tant les dépenses à faire étaient grandes pour les maintenir en état de fonctionner. La plupart des couvents publics recueillaient des filles-mères, des jeunes filles tombées enceintes trop tôt et sans condition. En échange de leur hébergement, les filles-mères travaillaient avec les religieuses et prenaient parfois le voile.

— Ma mère n’était pas une femme très… raisonnable. Elle s'est vite retrouvée enceinte et à changé plusieurs fois de villes. Heureusement pour moi, elle m’a laissée là où je suis née.

— Vous la voyez souvent ?

— Par les Dieux, non ! Je ne sais même pas où elle réside ! J’ai plusieurs petits frères et sœurs, mais je ne les connais pas tous. Ma fonction de cardinale me permet de participer à leur éducation.

— Elle devait être d’une grande beauté…

Les yeux de Lauvia s’illuminèrent :

— Elle ne vivait que grâce à cela. Mais j’ignore si je la reverrais un jour, elle avait tous les vices, cette pauvre femme…

— Elle vous aura donné toutes ses qualités.

— C’est ce que m’a toujours dit la Mère Supérieure. Et votre mère, que fait-elle ?

— Elle a pris le voile, lorsque j’étais enfant, au couvent public de Sanvre. Elle n’a jamais voulu me dire pourquoi.

— C’est fort égoïste de sa part..

Giselle fut étonnée de la pensée de la cardinale, jusqu’à présent, on l’avait forcée à accepter cette décision, elle murmura :

— C’est vrai, vous avez raison… Ma mère a toujours été fortement imbue par son rôle, à ses yeux, elle n’a besoin de se justifier de rien.

La jeune femme termina l’infâme décoction de valériane et s’allongea aux côtés de Lauvia.

Le ronflement de Joren fit trembler le matelas, elles se mirent à rire.

— De quel signe êtes-vous ? demanda la religieuse en remontant la couverture sous son menton

— Ménée, et vous ?

— Moi aussi ! Vous appréciez l’astrologie ?

— On dit que les personnes du signe de Ménée et de Délia sont en harmonie amoureuse, dit Giselle, qui savait que Joren était du né au printemps.

— Tout à fait ! affirma Lauvia. La maturité de Ménée et la jeunesse de Délia font des couples stables et confiants. Selon moi, Ménée ne s’accorde pas avec Kertion et Ronia. L’un est trop ambitieux, et l’autre est trop mélancolique, Kertion empêche Ménée de s’épanouir.

Giselle déglutie : Dusan était du signe de Kertion. Jamais pourtant elle n’avait ressenti de jalousie de sa part, mais certainement leur ambition les avait probablement assez éloignés pour…

— Et le signe de Kertion avec Lykion ?

— Beaucoup trouvent l’association des deux romantiques, mais c’est l’échec assuré ! Lykion va bien avec Ménée, justement car il a besoin d’un guide. Kertion est un Dieu qui s’assemble avec Délia et Ronia, il a besoin de vraie candeur et de détachement, d’une personne désintéressée.

La jeune femme écouta, soudainement passionnée. Lauvia était si pleine d’esprit et de sympathie !

— Vous êtes très aimable, Votre Éminence, dit-elle

— Appelez-moi Lauvia, nous avons le même âge.

— Comment le savez-vous ? demanda Giselle, qui faisait toujours plus jeune de plusieurs années.

— Vous avez les mêmes références littéraires que moi et je le vois dans vos yeux, nous partageons un regard semblable sur le monde.

Le visage de Giselle s’empourpra. Dieux, qu’elle était belle ! Quel superbe couple elle formait avec Joren !

Touchée au cœur, Giselle commença à avoir les larmes aux yeux. La sentant soudain troublée, Lauvia murmura :

— Avez-vous la foi, Mademoiselle Roding ?

La jeune femme hocha la tête à l’affirmative.

— Alors prions ensemble, si vous le voulez bien. Pour Sa Majesté et pour Joren, mais aussi pour toutes les personnes impliquées dans tout cela.

La religieuse prit les mains de Giselle dans les siennes puis ferma les paupières, elle se mit à prier :

Je vous salue, notre Mère, pleine de grâce

Et notre Père avec vous,

Vous êtes bénie entre toutes les femmes

Et vos enfants, le fruit de vos entrailles sont bénis,

Kertion et Lykion, Délia, Ménée et Ronia, nés dans cet ordre,

Conduisez vos enfants et élevez-les dans l’éternité bienheureuse,

Ta gloire est dans nos racines et dans nos racines se trouvent ta gloire

Sainte Mère, Mère de la Terre, priez pour nous pauvres pêcheurs,

Maintenant et jusqu’à l’heure de notre mort.

Bercée par les mots tendres de Lauvia et par l’infusion de valériane, rassurée par la présence de Joren qu’elle pouvait sentir tout proche ; Giselle finit par s’endormir. Le visage baigné de larmes, mais l'esprit apaisé par le doux murmure de Lauvia.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire AnnRake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0