Chapitre 33 : La main de Lykion

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Iphigénie porta le bord de la tasse à ses lèvres et sirota sa boisson du matin par petite gorgée.

De la fenêtre du salon, elle fixa avec des yeux vides les nuages gris et la brume matinale qui s’étiraient dehors. Skadiali, éperon rocheux au milieu de l’océan, ne comptait pas beaucoup de jours ensoleillés par an.

Comme tous les débuts du jour, on apporta le journal en même temps que sa biscotte beurrée. Auparavant, elle ne lisait jamais les nouvelles, mais depuis que sa Léonie faisait partie des célébrités de la capitale, elle ne ratait plus aucune publication.

En ouvrant le quotidien, elle renversa sa tasse de surprise. Les gros titres surgirent noir sur blanc : l’Empereur Auguste était mort.

Un cri disparut dans sa gorge et elle se signa brièvement. Elle jeta ensuite un coup d’œil vers Benoit de Madalberth, encore endormi. Alourdi par les somnifères et la riche cuisine locale, le Duc n’était plus aussi vif d’esprit qu’auparavant. Loin de tout, de ses terres et de son ancienne vie, il se remettait à peine de l’exil de sa fille, se faisant chaque jour une raison sur l’utilité de sa présence sur cette terre désolée.

À présent qu’il est mort, que va-t-il se passer ? Il y aura une telle agitation au Parlement !

Elle hésita à réveiller son époux et finalement, choisi de le laisser dormir.

Iphigénie, curieuse d’en savoir plus, consulta l’article les lèvres pincées. Ses yeux s’écarquillèrent au fur et à mesure de sa lecture :

Est-ce possible ? Il a déshérité le Prince couronné et le rouleau écarlate a été volé par l’un de ses hommes ? Délia, divine protectrice, épargne nous de tout ce scandale !

Mais elle se rappela soudain de la position de sa famille et comprit qu’elle devait préparer le voyage de retour vers Dalstein.

Nous allons devoir nous rendre aux obsèques…

Iphigénie poussa un long et lent soupir, en reposant le journal à côté d’elle, la duchesse remarqua une petite enveloppe à son intention. Elle ouvrit la lettre et retint sa respiration en reconnaissant l’écriture de sa sœur Garance :

Ma chère,

Rentrez dès que possible à Lengelbronn, nous devons parler.

D’un geste pesant, elle déchira la lettre et se leva pour jeter les morceaux dans le poêle d’appoint.

Serait-ce le terme de notre exil ? Ou bien le début de notre fin ? se demanda-t-elle en secouant les braises.

Elle se releva et adressa une longue prière à la Mère, avant de placer une main sur l’épaule de son mari. Benoit de Madalberth ouvrit un œil désorienté, d’une voix hésitante, Iphigénie lui annonça la nouvelle.

Léonie descendit de son carrosse d’un pas guilleret. Accompagnée de Constance, elle fit de son mieux pour prendre un air affligé.

— Tu vas voir Constance, la demeure de Damjan est splendide ! chuchota la jeune femme en remontant la mantille noire qu’elle avait sur ses yeux.

— Êtes-vous sure que Sa Majesté reçoit à cette heure ? souffla la bonne.

— Oui, il y a toujours du monde chez lui. C’est notre devoir d’être ici pour le soutenir.

Dans le palais de Damjan Duatir, l’ambiance était lourde. Depuis deux jours, tous les habitants de Dalstein revêtaient le deuil de leur souverain.

L’atmosphère était tendue et électrique, les accusations portées sur le Prince Joren étaient sur toutes les bouches et animaient toutes les conversations. Léonie marcha droit devant elle, sachant où trouver celui qu’elle considérait comme son ami.

De nombreuses personnes étaient également arrivées, venues présenter leurs hommages au prince, potentiellement devenu le futur héritier du trône.

Constance suivit sa maîtresse à petits pas pressés, étourdie par les puissantes personnalités éparpillées autour d’elle. Léonie salua chaque individu croisé avec beaucoup d’enthousiasme, satisfaite de partager sa présence énergique aux gens affligés.

Enfin, Léonie parvint à trouver Damjan. Il était debout, au bord d’une table, un énorme bouquet à la main.

— Reste ici, Constance, ordonna Léonie avant de rentrer dans la pièce au plafond de verre.

La bonne secoua la tête puis étira le cou pour apercevoir le visage du Prince. Élégamment habillé, les cheveux longs et noirs, sa figure était pâle, mais un discret sourire se dessinait sur ses lèvres.

— Par les Dieux, il est aussi beau qu’une jeune fille ! pensa Constance en se tassant sur elle-même.

Léonie alla vers lui et releva que Damjan donnait son bouquet à une dame assise près de lui.

C’était la belle blonde aux yeux noirs. Vêtue d’une robe opaque et bleue tout en dentelle, elle ressemblait à une rose étrange au milieu du jardin secret du prince. Léonie remarqua l’échange dans leurs regards et une pique lui blessa le cœur.

— Votre Altesse, je suis venue dès que j’ai pu afin de vous apporter tout mon soutien.

— Léonie, quelle joie de vous trouver ici, prenez place.

Satisfaite, la jeune femme s’assit à son tour en face de la jolie blonde. Damjan se pencha vers le cou de cette dernière et lui murmura :

— Ma chère, prenez ce bouquet, j’en ai tant reçu que je ne saurai quoi en faire. Je vous verrai ce soir.

L’inconnue en dentelle, qui ne s’était jamais présentée à Léonie, hocha la tête et se leva en emportant avec elle la magnifique composition à bout de bras.

Une fois seule, Léonie commença :

— Je ne sais pas quoi vous dire pour alléger votre peine. J’ai également perdu mon père, il y a fort longtemps, les mots ne sont que des mots et il n’y a rien qui puisse soulager un cœur en deuil, mis à part le temps.

— Vous parlez rarement de votre père, il me semble.

— C’est qu’il n’y a rien à en dire, il n’était pas riche et à moitié arbisien. Il est mort emporté par la grippe.

Un valet apporta une nouvelle gerbe de fleurs, Damjan lut la carte qui l’accompagnait et regarda autour de lui d’un air ennuyé. Pendant un instant, Léonie espéra qu’il lui offre à son tour l’énorme bouquet, mais le Prince n’en fit rien. Il appela le domestique et lui ordonna de déplacer la composition ailleurs.

Déçue, Léonie reprit :

— J’ai deux nouvelles qui pourraient vous réjouir et qui seraient susceptibles d’illuminer votre sombre journée… La première, c’est que Dusan m’a fait la plus formidable des déclarations, il m’a avoué désirer que je reste à ses côtés le plus longtemps possible ! N’est-ce pas merveilleux ?

Damjan haussa les sourcils de surprise :

— Je sais que mon frère tient énormément à vous, mais j’ignorais qu’il portait de tels sentiments…

— Après tout ce que nous avons traversé, continua la jeune femme en parlant un peu fort, sous le coup de l’enthousiasme, je suis ravie que nous puissions enfin cultiver notre relation de manière plus officielle.

Damjan lorgna autour de lui, déjà, des oreilles s’étaient dressées. Le Prince se pencha en avant et prit entre ses doigts les mains de la jeune femme :

— A-t-il utilisé les bons mots ? demanda-t-il avec sérieux.

— Bien sûr ! C’était adorable, mes gants en tremblent rien que de vous raconter cela !

Devant le regard songeur de son ami, Léonie balbutia :

— Oh, mais peut-être n’aurais-je pas dû vous annoncer cela dès maintenant… L’instant est si hors de propos… Je suis tellement maladroite…

Sa voix se cassa dans un sanglot. Damjan lui tapota le sommet de la tête :

— Non, vous avez bien fait de me partager cette nouvelle, Dusan sait parfois se montrer secret… Avec raison, vous allez rendre jalouses de nombreuses personnes si la déclaration venait à se rependre.

— Vraiment ? demanda innocemment Léonie, les gens sont en certaines occasions si mesquins…

Damjan lui embrassa le bout des mains, dans la grande pièce, ils étaient le sujet de tous les regards.

— J’ai également reçu une lettre de ma banquière m’annonçant que je peux largement investir dans plusieurs sociétés…, dit Léonie en changeant de propos. Elle m’a recommandé une entreprise de boite de conserve, rendez-vous compte ! Cela manque d’élégance, mais pas d’originalité !

— Une société de boite de conserve, vous dites ? ne sera-t-elle pas localisée dans le Sud Est ?

— Si tout à fait ! s’exclama Léonie, elle appartient au Baron de Bodenwill ! Vous connaissez donc ? Elle m’a pourtant annoncé que c’était là un placement discret.

— Parfaitement, répondit Damjan en parlant plus bas, je surveille de près ce genre de structure, vous pouvez faire confiance à votre source les yeux fermés !

— Oh merci, Votre Majesté, vous êtes comme un frère pour moi ! Je me retire, je vois que d’autres veulent vous présenter leurs condoléances… je ne peux pas vous garder pour moi seule, à bientôt.

Léonie se redressa et salua le prince d’une révérence, avant de quitter la pièce sous les yeux ahuris des témoins qui faisaient la queue.

— Allons prendre l’air, Constance, demanda Léonie en pressant sa femme de chambre par le bras.

La bonne hocha la tête et suivit sa maîtresse, ayant constaté l’émotion qui avait gagné la salle pendant sa conversation avec le Prince, sans pour autant avoir compris pourquoi.

Les jeunes femmes décidèrent de remonter les grands boulevards de la capitale. Les rues, larges et propres, miroitaient au soleil. La pluie matinale avait laissé sa place à un vaste ciel bleu. Quelques feuilles mortes tombaient sur la chaussée. Les deux jeunes femmes ne se lassaient pas de passer au travers de la foule élégante ni d’observer les belles vitrines des magasins. L’odeur des chevaux tirant fiacres et cabriolets leur piquait les narines et le bruit des luxueuses berlines à moteur, appartenant aux plus riches familles, leur arrachait des cris d’ébahissement.

Un petit groupe s’amassait devant de grandes affiches.

— Ils ont exposé les photos de l’Empereur, dit Constance en s’approchant avec curiosité.

Sur de larges panneaux, des imprimeurs avaient collé des portraits d’Auguste. Une série de clichés, remontant le trottoir, s’étirait jusqu’à la cathédrale Sainte Mathilde. Les dalsteinis déposaient des fleurs et des bougies, et lisaient des articles qui accompagnaient les images en noir et blanc.

— Nous pourrons dire Auxdieux ce soir à l’Empereur, la chapelle ardante va avoir lieu ici, dit Constance en s’approchant des photos.

— Quelle idée morbide !

— Vous allez aussi devoir saluer son corps, mademoiselle…, dit la bonne comme pour lui rappeler les devoirs liés à son rang.

Léonie ferma la bouche et étudia les portraits qui se dressaient au-dessus de la foule. On pouvait découvrir le Monarque, seul ou en compagnie de Carolina, observer l’horizon avec confiance.

— Qu’est-ce que Dusan lui ressemble…, soupira-t-elle. On dirait une plus vieille version de lui-même !

Comme d’autres sujets de Dalstein, elle se mit à lire la biographie d’Auguste et s’arrêta plusieurs fois pour contempler les illustrations. Elle ne vit qu’une unique image d'Ulrika, la première Impératrice.

— Par les Dieux, elle était immense ! Une vraie jument, regarde ses épaules, Constance !

La domestique jeta un coup d’œil à la photographie. La jeune Impératrice était effectivement de bonne constitution, elle avait la mâchoire un peu trop large pour un visage de femme, des cheveux blond plus foncés que ceux Carolina. L’Empereur était également à peine plus grand qu’elle :

— La seconde Impératrice était bien plus jolie. On raconte qu'Ulrika était son amour de jeunesse… la pauvre, elle n’aura jamais connu son fils. C’est vrai qu’on ne parle pas souvent d’elle, elle est morte rapidement.

— Une fille aussi gauche serait tombée amoureuse de n’importe qui…, commenta Léonie. Tiens, ils disent que le Prince Joren est parti en Darovir peu de temps après la naissance de Damjan, afin de maintenir de bonnes relations avec le pays d’origine d’Ulrika… Comme si ce pays minuscule pouvait nous faire quelque chose. Le Duché de Hautebröm est plus grand à lui tout seul !

— Il me semble qu’à une époque, une pluie de météorites est tombée dans une de leur forêt. Et qu’ils ont récupérés beaucoup d’énérites. Je crois même que la pierre que nous louons ici au manoir date de cette époque, dit Constance en regardant le papier glacé par-dessus l’épaule.

Léonie haussa des sourcils :

— Et bien, tu en sais des choses !

— Je n’ai fait qu’écouter Clovius.

Les visages de Dusan et de Damjan apparurent soudain.

Dieux qu’ils me manquent tous les deux…, pensa Léonie, Dusan, toujours si sérieux et ténébreux ! Même ici, on peut voir que c’est un passionné. Et là, Damjan avec son sourire au coin, il ne prend pas ce portrait au sérieux.

— Vous avez l’air ailleurs, ces jours-ci…, dit subitement Constance.

— Oui, je suis songeuse et je me fais tant de soucis pour Dusan et Damjan ! Tu sais, ils ont tant besoin d’une présence attentive ces dernières semaines… Ils ont une telle pression ! Et la mort de l’Empereur n’a fait que tout aggraver.

— Et puis, cette histoire de rouleau disparu… Nous n’avons de cesse d’en parler.

— Qui ça ? demanda Léonie.

La domestique chuchota :

— Et bien, tout le monde, Mademoiselle…

— Ah ! et bien, il semble que oui, le rouleau écarlate a été volé dans l’enceinte même du Palais ! Dusan était présent, lorsque cela s’est produit, il n’était pas dans la pièce évidemment… Mais il a entendu distinctement Sa Majesté rejeter le Premier Prince comme héritier.

Sur la grande avenue, l’exposition réduisait considérablement le passage sur le trottoir, les dalsteinis se bousculaient.

— Qu’allons-nous devenir, Mademoiselle ? se lamenta subitement la bonne.

— Et bien, Constance ! Tout ira bien, vous verrez !

— Je ne parle pas de moi, mais de notre pays ! Les gens s’inquiètent, ils ont peur que…

Léonie eut un rire cristallin :

— Que Joren soit destitué ? Et alors, cela ne va rien changer à ton quotidien ! Si c’est un voleur, il n’a donc rien à faire sur le trône. Ce n’est qu’un frustré, jaloux de ses frères, il a passé sa vie loin de la capitale et ne connaît personne, Dusan dit que c’est un lourdaud, qui a passé son quotidien dans une école militaire et sur un bateau. Damjan règlera rapidement cette histoire.

— Mais… le Prince Damjan… On dit…, Constance se pencha pour chuchoter tout bas : on dit qu’il est à voile et à vapeur.

Léonie cligna des paupières et explosa de rire :

— Tu devrais cesser de lire ces pauvres revues à scandale ! Je connais la maîtresse de Damjan, figure-toi ! C’est la belle courtisane, qui était là tout à l’heure, celle qui porte toujours des accessoires de dentelles ! Rappelle-toi, nous l’avons déjà croisée au parc.

La jeune femme pensa aux instants où le Prince l’avait effleuré, un sourire se dessina sur ses lèvres :

— Je t’assure qu’il aime les femmes ! Mais, reste discrète à ce sujet… il ne veut pas que ça s’ébruite. Il ne possède pas l’exclusivité de cette fille et cela le blesse profondément. Le pauvre, lui tordre le cœur ainsi, je ne l’apprécie guère.

— Avez-vous des nouvelles de Son Altesse Dusan ? questionna Constance qui se mit de nouveau à marcher.

— Oui, il m’écrit chaque jour et je lui manque beaucoup… Il a énormément de travail, le malheureux. Mais il ne cesse de m’envoyer des robes de la même couleur, je vais lui dire de changer, la saison de Lykion va commencer, l’automne a des teintes chaudes.

Constance fronça les sourcils. Elle se souvint brièvement des tenues de Giselle : des nuances légères, discrètes, mais toujours raffinées. Sa position ne lui permettait pas de porter des tons autres que celles imposées par l’étiquette.

La bonne ouvrit la bouche pour le lui rappeler, mais se résigna, Léonie ne faisait rien comme tout le monde, après tout et cela lui réussissait plutôt bien.

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