Chapitre 27

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Durant plusieurs jours,  Lauvia s’évertua à faire participer Giselle aux tâches et à la vie de la forteresse. C'était une des règles mise en place, inspirée du fonctionnement des casernes militaires de l'Empire; chacun devait contribuer à l'intendance et à la gestion de l'ancienne prison, quel que soit son rang. Cependant, la lenteur de la jeune femme et sa maladresse pour effectuer le ménage suffoquaientt les autres habitants. Elle y mit tout son cœur, mais son dos et ses bras ne supportaient pas les lavages incessants des draps, vêtements et divers chiffons de la communauté.

Après le repas du soir, elle passait ses veillées à copier les chèques voulus par Joren, peinant à tenir une plume ou un stylet, tant ses doigts étaient engourdis par les travaux de la journée. En voyant que sa mine demeurait creuse et blafarde, Danil Brasidas demanda à ce qu’on la sollicite moins. Avec beaucoup d’obligeance, on lui octroya donc les mêmes tâches que la doyenne des habitants du fort, c’est à dire le balai et l’entretien des poules et cages à lapins. Giselle ne s'en plaint pas, comprenant que l'efficience devait privilégier sur le respect des habitudes. 

Composée essentiellement de marins et d’hommes de main, l’équipe de soutien de l’Héritier aimait rire, chanter et raconter des histoires à dormir debout. Il y avait aussi fréquemment des visiteurs, discrets et seulement de passage. Une navette faisait régulièrement le trajet entre le fort et le continent, afin de ravitailler les vivres et d’autres choses demandées par les résidants.

Pendant les repas, Giselle crut plusieurs fois reconnaître des nobles venus de Lengelbronn, mais elle ne pouvait en jurer. La jeune femme avait constaté que la plupart des personnages importants provenaient des Provinces de l’Empire, ce qui ne l’étonna guère. Il était effectivement plus sage pour Joren de concentrer ses soutiens hors de portée de l’influence de la capitale, les nobles y étaient plus nombreux et bien moins influencés par les intrigues de cour. 

Tandis que Giselle essayait de récolter les œufs d’une poule récalcitrante, Danil la trouva :

— Ma chère yurlem, il faut les repousser franchement, si vous ne vous voulez pas vous faire piquer les doigts ! recommanda-t-il avec son accent chantant.

Giselle cacha ses mains rougies par les coups de bec :

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle en arbisil.

— Venez avec moi, Joren vous sollicite. Il termine son entrainement.

La jeune femme se relevant en reniflant, laissant pour l’heure la poule dissidente en paix.

Elle suivit Danil de l’autre côté du fort. La prison était composée d’un bâtiment en cercle avec au centre, différentes cours où travaillaient naguère les bagnards de l’Empire. Giselle contempla le terrain couvert de poussière et inondé de soleil. Elle plissa des yeux, éblouie par la réverbération de la façade et du sol blanchâtre.

En contrebas, Joren était effectivement en plein affrontement avec l’un de ses gardes, que Giselle avait identifié comme l’un de ses capitaines.

Ils avaient installé des sortes de cordes, de mas et des toiles tendues, ainsi que divers objets et obstacles dont Giselle ne parvint pas à saisir l’utilité. Elle regarda les deux hommes gesticuler avec de grands yeux. Leur manière de se battre n’avait rien à voir avec la façon dont Joren avait combattu les assassins mystérieux qui les avaient poursuivis dans la villa de vacances.

Le bruit des lames et de leur souffle était assourdissant, le fer s’entrechoquait provoquant des échos et des sursauts que la jeune femme avait du mal à contrôler. Ils sautaient, crier, semblait se donner des ordres ou s’encourageaient. Leurs gestes lui parurent bruts, barbares, indisciplinés, agressifs.

Ses habitudes de fille de Duc lui intimèrent quelques instants que tout cela était rustre et écœurant à regarder. Elle comprit que son appréhension venait du fait qu’elle n’avait jamais vu pareille scène. Les hommes qu’elle fréquentait étaient des personnages cultivés, privilégiant les mots à la violence, peu désireux de gesticuler juste pour le plaisir de l’effort. Les coups et l’agitation ne faisaient pas partie des usages et étaient jugés comme étant honteusement brutaux, indignes d’un gentilhomme.

— J’avoue découvrir tout ceci pour la première fois ! annonça Giselle en les observant avec attention.

— C’est parce que Dalstein est en paix depuis longtemps, vos armées et vos soldats sont hors de votre vue, le Culte de la Mère n’aime pas l’uniforme et les… comment pourrais-je dire ça dans votre langue ? Les milieux trop masculins. C’est… primitif.

— L’Impératrice Augusta a pourtant eu une politique assez violente contre ses voisins.

— Oui, mais c’était il y a pratiquement un siècle. En Arbise, nous n’avons pas la même quiétude… Les Dalsteinis pensent que les militaires ne sont plus utiles. Regardez… Vous allez comprendre pourquoi on appelle Joren, la Gueule de Lion.

Effectivement, Giselle sursauta encore en entendant les bruits assourdissants de métal entrechoqué. Son attention se porta sur l’Héritier. Ses longs cheveux blonds brillaient au soleil et il gardait sa large mâchoire serrée. Concentré sur les gestes de son adversaire, il bougeait le moins possible.

— Joren est massif et lourd, il n’est pas très agile…, dit Danil en s’appuyant sur le muret pour mieux voir.

Le capitaine était effectivement plus rapide et se dérobait à chaque mouvement avec beaucoup de facilité. À ses côtés, Joren semblait gauche. Giselle se représenta un instant une guêpe assaillant sans cesse un bœuf à coup de dard, voletant ensuite de droite à gauche pour continuer à piquer. Elle comprit certaines critiques le concernant, l’Héritier apparaissait parfois comme désinvolte et détaché, légèrement long à la détente. Balourd, grossier, nonchalant… c’était ainsi que Dusan et Damjan le décrivait la plupart du temps. Elle n'avait jamais eu l'occasion de juger par elle-même Joren, trop occupée à remplir ses fonctions. Les rumeurs, comme tant d'autres, lui parvenaient de loin.

Soudain, Joren poussa un cri terrible, tel un rugissement de fauve. Giselle se pencha en arrière de surprise. En bas, Joren avait bondi en avant, et avec une précision implacable, il désarma son adversaire et le mit à terre.

— J’ai à peine eu le temps de voir ses gestes…, commenta-t-elle, impressionnée. Il hurle comme cela à chaque fois ?

— Oui, répondit Danil, il est très bruyant, certains disent que c’est son mauvais caractère, je pense personnellement qu’il se la raconte un peu… Quand il braille comme ça, c’est déstabilisant.

En quelques secondes, toute l’énergie de Joren était sortie de ses membres, concentrée dans une force brute et implacable.

Danil fit signe à Joren de leur présence, l’Héritier les salua avec un grand sourire, dévoilant ses dents blanches et vint vers eux sans cacher sa bonne humeur.

— Très bien, vous êtes arrivés rapidement, dit-il en buvant un verre d’eau qu’on lui tendait, Mademoiselle Roding, j’ai besoin de vous ! Ah, quelle chaleur ! Allons-y.

Giselle regarda Danil, ce dernier lui fit un geste de la main et parti de son côté. La jeune femme se trouva subitement seule avec l’Héritier.

— Vous avez terminé ce que je vous ai demandé ? questionna-t-il en se dirigeant dans l’enceinte du fort.

Elle hocha la tête à l’affirmative.

Il la guida, de sa démarche élastique et souple, vers une pièce que Giselle savait être une remise. Il l’a fit entrer et ferma la porte sur lui. Un coffre avec une table était posé là, la jeune femme, en voyant le peu de poussière qu’il y avait dessus, comprit que les meubles venaient d’être déplacés. Joren toussota et ouvrit la malle, il plongea son bras dedans et en retira un chiffon sombre et d’autres vieux tissus usés :

— Vous allez participer à notre rendez-vous avec les vendeurs d’énerites. Vous allez devoir porter ça !

En découvrant le visage froissé de Giselle, il eu un léger ricanement :

— Ce déguisement vous ira très bien.

— Vous souhaitez que je m’habille en… dame âgée ? questionna-t-elle du bout des lèvres en soulevant une perruque grisonnante qui sortait du coffre.

— Oui, vous verrez, vous avez déjà l’air aigrie d’une vielle.

Giselle le fusilla du regard, mais un petit sourire amusé se dessina malgré tout sur ses lèvres. La jeune femme porta un châle à son nez :

— A l'odeur, je dirais que c'est moisi. 

— C’est qu’il traîne dans un coffre depuis des années, répondit Joren en haussant des épaules. Je pense qu’il appartenait à une ancienne pensionnaire du fort. Soyez rassurée, tout le monde sera plus ou moins grimé, personne ne voudra être reconnu, c’est souvent l’usage pour ces affaires illicites.

Giselle se mit à rire et souleva un vieux jupon démodé, elle ajouta en secouant le tissu :

— Certes, mes faux chèques sont parfaitement réussis… Mais je ne sais pas si je serai à la hauteur pour ce que vous me demandez de faire. Ce n’était pas prévu.

— Tout ira bien, je ne doute pas un seul instant de vos capacités à jouer la comédie. Vous avez fait pire, à la cour. Vous partirez demain.

— Je n'ai pas encore accepté, dit-elle en haussant les sourcils.

— Je ne demande pas votre avis..., répondit-il.

Il s'accouda sur l'armoire et l'observa avec un sourire en coin. La voix glaciale de Giselle fendit l'air : 

— Je crois que vous n'avez pas le choix que de me le demander, car il me semble que vous ayez bien plus besoin de moi que j'ai besoin de vous. Ce n'est pas sans raisons si vous vous tournez vers moi au dernier moment. Je tiens à vous rappeller que je ne suis plus un sujet de l'Empire, je ne suis pas tenue de vous obéir.

La mâchoire carrée du prince se serra. Constatant que sa volonté venait d'être entendue, elle continua d'un ton plus tranquille :

— Cependant... Je veux bien vous aider à une condition.

— Laquelle ? demanda-t-il d'un ton péremptoire.

— Oskar Trarium. Il fait partie des membres ayant monté un faux témoignage contre moi. Je vous aiderai seulement si vous me permettez de le retrouver pour que je l'interroge.

Joren fronça les sourcils, agacé :

— Je vous ai dit que je m'occuperai de poursuivre vos intriguants...

— Certes, coupa Giselle, mais vous avez également dit que ce coup monté à mon encontre était certainement lié à la mort de Carolina. Plus vite nous comprendrons comment les personnes derrière tout cela ont agit, plus vite nous trouverons leurs failles. Une pierre deux coups, vous ne pensez pas ?

Giselle fixa l'héritier du coin de l'oeil, cherchant dans ses gestes un détail pouvant dévoiler ses intentions. Toujours méfiante, elle avait décidé de ne pas lui accorder sa confiance s'il refusait d'accepter ses conditions.

— Soit, déclarat-il en haussant des épaules.

Cette fois-ci, ce fut Giselle qui afficha un petit sourire.

— Je vous dirai à quel endroit le trouver, je l'ai noté quelque part... Elle pinca entre deux doigts les frusques posées sur la table : concernant votre affaire, que devrais-je faire ?

Joren répondit d'un ton bourru :

— Il vous suffit de déposer l’argent et de repartir. Danil sera là aussi.

— Je pensais qu’il ne pouvait pas se déplacer de crainte d'être reconnu ?

Giselle imagina quelques secondes le grand arbisien à la peau ambrée déguisé, portant une perruque et du maquillage. Elle se rappela que le jour de sa rencontre avec lui, l’homme avait fardé sa large balafre.

Par discrétion ou par coquetterie ? se demanda-t-elle soudain.

— Il restera à bord, précisa Joren en lisant dans ses pensées.

Elle eut une grimace de déception.

Joren observa la petite jeune femme, à côté d’elle, il avait l’impression d’être un géant. Il tendit le bras vers un jupon et la frôla ; elle sembla dérangée par sa présence, car elle fit un pas sur le côté.

— Je ne voulais pas vous effrayer… Je suis plutôt de haute taille, je suis désolé.

— Je vous rappelle que votre jeune frère est plus grand que vous.

— Il vous manque, parfois ?

— Non. Comment une personne qui m’a tant blessée pourrait me manquer ?

— Vous étiez assez proches et paraissiez tous les deux très amoureux, mon père m’a toujours donné votre relation en exemple pour me sermonner sur la mienne.

— Vous avez une dizaine d’années de plus que nous, avec votre épouse. Et vous êtes mariés.

Joren ne répondit rien, ses pensées se tournèrent vers Oriana. Il n’avait pas été le moins du monde surpris de la voir partir pour la capitale. Cela faisait déjà plus d’un an qu’ils ne s’étaient pas croisés.I Il revint au sujet de départ de leur conversation :

— Le lieu de la rencontre se passera dans un casino. Je suis vraiment désolé de vous demander de faire cela mais la personne à qui j’ai songé en premier est étroitement surveillée par des hommes de Damjan. Vous êtes la seule parlant le skadili sur le fort et je n’ai plus le temps de requérir à quelqu’un d’autre.

Joren lui adressa pour la première fois un regard appuyé :

—Lorsque vous les verrez, pourriez-vous forcer votre accent dalsteini ? Ils se méfieront s’ils découvrent que vous parlez leur langue trop couramment. Vous ne serez pas en danger, je vous le promets.

— Je n’ai pas peur du danger, répliqua Giselle, légèrement courroucée. Qu’est-ce que je risque, dans un casino prisé dans une ville remplie de touristes ? Surtout dans une soirée masquée, avec des guenilles pareilles, personne ne me reconnaîtra. L’odeur d’ailleurs, empêchera quiconque de s’approcher de trop près.

Joren ne répondit rien et se contenta juste de lui lancer un regard amusé.

Giselle embarqua avec Danil dans un bateau différend que lors de leur arrivée sur le fort. Bien plus imposant, il était composé d’un équipage. Quatre jours en mer furent nécessaires pour rejoindre le port de plaisance qui bordait une jolie ville balnéaire. Le casino, au loin, se dessinait par-dessus les toitures des maisons blanches, aux larges fenêtres vitrées et aux tuiles rouges.

Giselle sentit sa nervosité monter lorsqu’ils débarquèrent le soir venu. Angoissée, elle compta à nouveau ses faux chèques et les détailla pour la centième fois.

Elle avait tout prévu, le papier, les filigranes, les numéros de série… Elle n’avait mis que quelques semaines pour les réaliser.

Danil Brasidas lui avait fourni les matières premières, avec une rapidité si déconcertante que Giselle soupçonna l’arbisien d’être un habitué de ce genre de pratiques.

— Son Altesse a dit qu’il voulait gagner à la loyale, pourtant nos fabriquons de la fausse monnaie, avait relevé la jeune femme d’un ton circonspect.

— Ma chère yurlem, Joren est un prince et ses mains doivent rester propres, c’est à nous autres fidèles à sa cause de se salir les doigts. Lutter dans les règles, si on peut dire qu’il y en a, avec des tricheurs est difficile ; il faut avoir des coups d’avance. Si cet argent devait réapparaitre un jour, personne ne saura qu’il est associé à lui… À part si vous décidez de parler. Dans ce cas, je devrais vous couper la langue…

Il lui fit un clin d’œil taquin.

— Ma petite yurlem, il a d’autres combats à mener et il a ses idées. Moi, je pense différemment, je suis un étranger, j’ai le droit de… diverger un peu dans mes pratiques. Cette idée de faux chèques vient de moi. Joren est le lion, moi je suis la hyène. Si les choses devaient mal tourner, je prendrais la responsabilité.

Danil eut un sourire désabusé. La jeune femme se rappela soudain que le jour de sa rencontre avec lui, l’arbisien avait maquillé sa large balafre.

Par discrétion ou par coquetterie ? se demanda-t-elle subitement.

Danil prépara la jeune exilée lui-même. Ses gestes étaient sûrs et le maquillage fut des plus réussis.

— Vous êtes aussi doué pour les fards qu’au pistolet…, commenta Giselle en se découvrant vieillie.

— Je suis un homme doué de mes mains…, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.

— Les femmes doivent beaucoup vous apprécier, dit-elle dans un sourire.

— Elles n’aiment que ma modestie. Allons-y.

En descendant à quai, une grande vague souleva le ponton, forçant un des marins à saisir Giselle.

— Vous êtes petite comme une enfant et plus légère qu’un tonneau de viande salée, commenta l’homme en l’agrippant telle une princesse.

La jeune femme ne releva pas la comparaison, trop occupée à observer la ville balnéaire et ses élégants touristes. Des lieux de villégiatures comme celui-ci, Dalstein en comptait plein et jamais elle ne s'y était encore rendue.

— Soyez prudente ! dit Danil. Ils feront tout pour négocier les prix. Vous saurez quoi faire ? Ce matelot restera avec vous.

Giselle avait hoché la tête à l’affirmative, silencieuse.

Elle ne connaissait absolument pas le casino où ils allaient, mais d’après Joren, il était réputé et ne servait de place d’échanges que pour les trafiquants de haut vol. De nombreux vacanciers et mondains s’y rendaient également, grisés par l’atmosphère sulfureuse de l’établissement.

Ils entrèrent dans la grande bâtisse en bois blanc, magnifiquement décorée de stucs et de sculptures en émail colorés. La femme présente à l’accueil ne jeta qu’un rapide coup d’œil à leurs faux papiers et leur ouvrit les portes avec un sourire des plus commercial.

Les bras noués autour du biceps du matelot, Giselle prit des airs de vieille dame légèrement irritée et très imbue de sa personne.

Ce soir, il semblait y avoir foule. Une musique couvrait l'hilarité générale et les éclats de voix des joueurs. Les gens riaient, dansaient, mangeaient et buvaient en toute insouciance. Certains étaient tout comme eux déguisés, d’autres portaient des masques. Elle se rappela que c’était une pratique courante dans ce genre d’endroits.

Pour tenter de cacher leurs péchés du regard de la Mère… Littéralement, une belle mascarade !

Cependant, des hommes en costume rouge, placés dans des coins, fixaient les parieurs sans sourciller.

— Par ici, fit l’hôtesse en les guidant les vers étages. Vous êtes attendue.

Giselle pénétra dans une pièce discrète, dissimulée par d’épais rideaux de velours. À une table étaient assises plusieurs personnes. On la regarda entrer avec des yeux surpris.

La jeune femme découvrit des hommes aussi mal fagotés qu’elle :

On dirait une mauvaise troupe de théâtre, songea-t-elle en prenant place.

— Excusez-moi, grand-mère, fit un sakdialien suspicieux, mais qu’est ce que vous faites là ?

Les attentions se tournèrent vers le marin, qui hocha la tête, comme pour confirmer leur soupçon. Giselle, afin de se donner une contenance à son personnage, avait décidé de devenir une vieille peste colérique.

— Dépêchons, répondit-elle sèchement en forçant son accent, je ne veux pas y passer la nuit. Je suis trop âgée pour me coucher si tard et je ne supporte pas les établissements de jeux. Apportez-moi une eau minérale, aussi.

— On m’a décrit un gars blond, avec un pied bot, qui devait venir ce soir. Qui êtes-vous ?

Giselle eut un regard courroucé :

— Est-ce que moi, je vous demande vos noms ? Je ne vous ai jamais vu non plus…

Les hommes s'observèrent du coin de l’œil.

— Vous avez l’argent ?

— Oui, et vous les pierres ?

En même temps, Giselle et les skadialiens posèrent leur paquet sur la table. L’un d’entre eux toisa la pile de chèques :

— Ce n’est pas assez.

— Assez par rapport à quoi ?

— Par rapport à ce qu’il faudrait.

— Il y a exactement ici la somme que vous avez demandée.

— Non, il en manque un tiers.

D’un geste lent, la jeune femme ouvrit son petit sac de laine et sortit une lettre. Elle la déplia et donna la feuille aux hommes :

— C’est écrit là, de votre main quand vous avez accepté notre rendez-vous.

— Oui, mais la somme a changé entre temps.

Giselle cacha mal son agacement. Elle eut subitement l’impression d’être face à des vendeurs de foires aux bestiaux. D’instinct, ses gestes et son attitude supérieurement aristocratique reprirent le dessus.

— La somme n’a pas changé, non. Je connais le cours de l’énérite et sa valeur, lança-t-elle de son ton le plus prétentieux.

— Comme nous tous ici…

— Montrez-moi les pierres et j’envisagerai si elles méritent leur prix.

Ils se regardèrent et ouvrirent le sac. Le dos droit et l’air vaniteux, Giselle poussa un soupir d’exaspération. Des pierres tombèrent sur la table, ricochant sur le bois verni. Derrière les rideaux, de la musique et des rires se faisaient entendre. Chacun retint son souffle.

Giselle attrapa un des fragments entre ses doigts et l’observa.

— C’est une plaisanterie ? demanda-t-elle gravement dans leur langue.

Les skadialiens serrèrent les dents puis redressèrent les épaules.

— On peut à peine dire que ce sont des énerites, elles sont de très mauvaise qualité. Vous êtes sérieusement en train de me réclamer d’augmenter la somme ?

— C’est à prendre ou à laisser.

— Je les aurai seulement au prix initial. Vos cailloux ne méritent pas mieux !

— C’est le prix…

— Le prix ? répéta Giselle en se redressant.

Le marin à ses côtés sentit une sueur froide glisser le long de sa nuque.

— Je vais vous montrer, moi, ce qu’est une énerite de prix, espèce de… de saltimbanques !

Agacée, Giselle sortit de sa poche la petite bague sertie que Dusan lui avait offerte. Sous la lumière des chandelles, le solitaire brilla de mille reflets mauves, violets et parmes.

— Voilà, ce qu’est une véritable énerite ! Alors maintenant, cessez de me prendre pour une jeu… une vieille frippe !

Les trafiquants considérèrent un instant le bijou sous leur nez.

— Ce… Ce n’est pas un éclat…

— Certainement pas, dit la jeune femme avec impétuosité.

— Où l’avez-vous acheté ?

— Je l’ai eu de la part d’un meilleur baratineur que vous !

Giselle se mit à rire nerveusement. Le matelot à ses côtés se pencha également en avant, pour mieux observer le solitaire.

— C’est vrai qu’elle est plus jolie que les autres.

Les skadialiens se regardèrent, indécis. Enfin, les deux trafiquants avancèrent leurs chaises autour de la table, et le premier annonça :

— C’est d’accord, nous allons nous arranger.

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