Chapitre 25 : Les lèvres de Lykion

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Léonie avançait à petits pas le long de la promenade, prenant garde à ne pas tacher ses jolies chaussures de satin. Au bord de l’allée, une lignée de hêtres projetait de vastes ombres.

Le chemin de sable blanc serpentait parmi les décors du grand parc de Lengelbronn. La chaleur, harassante, enveloppait les flaneurs en quête de fraîcheur. Sous la frondaison, un vent bienfaiteur enroba sa robe et souleva son chapeau à large bord.

— J’ai de la poussière dans l’œil ! se plaignit Constance en s’arrêtant.

Léonie profita de cet instant pour aller sur l’herbe. Les petits cailloux saillants avaient déjà rongé la pointe brodée de son soulier droit. La jeune femme pesta une seconde, mais se rappela qu’elle pouvait à présent s’acheter les mêmes, si elle en avait envie.

Léonie regarda sa servante en habit du dimanche. Constance, parée à la dernière mode, suivait Léonie partout.

— C’est tellement gentil à vous de me permettre de vous accompagner dans vos sorties ! sourit Constance, la paupière rougie.

— C’est bien normal, j’ai vu que certaines jeunes filles prenaient avec elle leur dame de compagnie.

— Leur dame de compagnie ? Mais je ne suis que votre bonne, je ne peux pas… Je ne suis pas fille de marquis ou d’un baron.

Léonie gloussa, elle pointa du doigt une rangée de nobles en promenade :

— Et comment pourraient-ils le savoir ? Ce n’est pas marqué sur ton visage !

Constance sourit.

Une dame, portant une magnifique ombrelle de dentelle à la main, passa près d’elles. Blonde aux yeux noisette, ses cheveux coiffés en jolies boucles mettaient en valeur des pommettes hautes et sa bouche rouge vermeil. Elle était accompagnée d’un homme semblant très concentré à lui faire la cour.

— Tu vois cette femme avec l’ombrelle ? Je l’ai croisée plusieurs fois chez Damjan. Je ne sais ni son nom ni sa position ! Elle porte toujours sur elle de la dentelle… Je la soupçonne d’être une courtisane. Ce monsieur à ses côtés ? C’est un marquis très titré et il ne désire qu’une chose, prendre très soin d’elle…

— Oh, mademoiselle ! chuchota Constance en retenant un rire.

— Tu peux être qui tu souhaites, ma chère Constance ! Faisons le pari, je suis sure que je te trouverai un gentil baron quelque part, dans une province de l’ouest…

— Ne serait-ce pas Mademoiselle de Madalberth ? fit un cavalier en relevant son chapeau. Belles journées à vous, mesdemoiselles !

Les yeux de la servante se mirent à briller de plaisir. Depuis plusieurs semaines, elle accompagnait Léonie dans tous ses déplacements. Les deux jeunes femmes ne pouvaient pas effectuer une sortie sans se faire saluer dans les rues ou les boutiques. Bourgeois, simples passants, nobles guidés, tenancier de magasins… partout, elles recevaient des sourires et des hommages. Jamais Giselle n’avait perçu une telle popularité. Léonie récoltait chaque semaine des invitations en tout genre, bal dansant, thés, expositions culturelles, adhésion à des clubs d’activités… Léonie ne s’épargnait rien, savourant cette considération bien méritée.

Un homme surgit des buissons, accompagné d’un photographe :

— C’est pour la rubrique mondaine, Mademoiselle. Pouvez-vous nous dire où vous avez acheté ces magnifiques chaussures ?

Léonie prit la pause, Constance à ses côtés.

En rentrant pour le déjeuner, les deux jeunes femmes furent accueillies par le majordome Clovius :

— Votre professeur d’algèbre est ici, Mademoiselle, il vous attend.

— Mince, j’ai oublié ! rit Léonie en donnant son chapeau à Constance, tant pis, je le recevrais après le repas…

— Après le repas, vous avez un cours d’Histoire…

— Et bien, annulez l’algèbre alors. Qui y a-t-il à déjeuner ? Je meurs de faim ! Apportez-moi un plateau au petit salon, vous me ferez couler un bain, Constance ? J’ai eu si chaud, regardez comme je suis rouge !

En plongeant dans l’eau mousseuse de sa baignoire, Léonie eut un soupir d’aise. Elle prit dans une main les magazines de la semaine et fixa la première page.

On pouvait voir en grand le portrait d’Oriana, l’épouse de l’Héritier Joren. Léonie ne savait rien d’elle, mis à part que tout l’empire faisait grand cas de sa personne.

— On dirait Giselle, mais en pire…, gloussa-t-elle.

Elle tourna les feuilles afin de trouver l’article détaillant son retour à Lengelbronn. À côté des lignes racoleuses, la photo du Prince Joren apparut :

— Plutôt bel homme… En voilà un qui ne manque pas de carrure ! Mais c’est vrai qu’il ne ressemble ni à Damjan ni à Dusan. Par les dieux, quelle crinière ! Et un joli sourire, en plus.

La jeune femme dévora ensuite un article sur les aventures du Prince dans les mers exotiques des Antilles. À présent célèbre à son tour, Léonie comprit que la moitié des histoires racontées dans les journaux étaient amplifiées à outrance.

Peut-être est-il aussi balourd que Dusan le prétend, finalement…

En enfilant son peignoir, Léonie découvrit un large bouquet de fleurs, accompagné d’une carte signée par Dusan. Son cœur battit la chamade.

On frappa à la porte, la voix de Clovius se fit entendre :

— Une dame est là pour vous.

— Je ne reçois personne aujourd’hui, répondit la jeune femme avec agacement. Tous les jours, des gens viennent se présenter, vous devriez le savoir Clovius ! S’ils arrivent sans être invités, c’est que je ne les connais pas.

— Je lui ai dit de ne pas la faire entrer, mais il n’a rien voulu entendre ! cria à son tour la voix furieuse de Constance.

— Cette personne est déjà installée dans le salon, mademoiselle.

Léonie ouvrit la porte au majordome, les yeux remplis de colère. Le domestique soutint calmement son regard :

— Il s’agit de la Cardinale Garance. Elle n’est pas ici de manière officielle.

L’estomac de Léonie se tordit d'un seul coup.

— Ah, vous la connaissez ?

— Me rappeler les titres et mettre des noms sur les visages, cela fait partie de mon travail, ajouta Clovius d’un ton morne.

— Constance, viens m’habiller, répondit seulement Léonie, subitement mal à l’aise.

Quelques minutes plus tard, la tête légèrement humide, Léonie fit son entrée dans l’ancien salon de réception de Giselle. Assise sur le canapé bleu pâle, une femme aux cheveux noirs grisonnants et affublée d’une simple robe en lin sirotait une limonade servie un peu plus tôt.

— Bonjour ma tante, fit Léonie en déposant un baiser sur la joue de la cardinale.

— Pas si fort ! les domestiques peuvent écouter derrière la porte.

— Tu exagères…, répondit Léonie en prenant place à son tour.

— Mon enfant, ne sois pas naïve. Il y aura toujours quelqu’un pour leur proposer mieux, en échange de ce qu’ils peuvent faire pour nous, ne fais donc jamais confiance à tes employés. Tu devrais être bien placée pour le savoir, ta petite bonne est maintenant très fidèle, n’est-ce pas ?

— Parce que travailler pour moi lui plait, rétorqua-t-elle sur la défensive.

— C’est ce que tu penses… Mais n’oublie pas Giselle. Ta Constance a été, il me semble, bien payée pour le service qu’elle nous a donné.

Léonie fit la moue.

— Que faites-vous ici, ma tante ? demanda-t-elle à voix plus basse.

— Le temps nous est compté. Il serait bien que tu te fiances le plus vite possible. Je vais faire de mon mieux de mon côté pour que cela arrive avant la fin de l’année.

— Avec tout ce qui se passe, j’ignore si Dusan sera d’accord…, glissa Léonie en fuyant le regard de la religieuse.

— Il le sera, ne t’inquiète pas. Contente-toi de redoubler d’efforts.

— J’ai tellement de retard ! Faire des comptes, choisir quelle œuvre de charité financer, parler plusieurs langues… C’est trop difficile pour moi ! Ne puis-je pas faire comme les autres et employer quelqu’un pour le faire à ma place ?

Le dos de la cardinale se raidit comme une planche. D’un geste ferme, elle attrapa le bras de Léonie et l'attira vivement vers elle :

— Tu ne peux pas. Dusan est un homme intelligent, il aime les jeunes femmes brillantes.

Léonie émit un petit ricanement en entendant cela.

— Oriana est de retour et il est hors de question qu’elle nous dame le pion ! continua sa tante. C’est à toi que revient cette place, c’est toi qui dois porter l’héritier du prochain Empereur de Dalstein.

— Oriana ? geignit Léonie en croisant les bras. Elle a beaucoup plus d’expérience que moi !

— Arrête de faire l’enfant ! tu étais la première de ta classe et dans tes veines coule un sang bien supérieur au sien ! Tu m’entends ? Aie confiance en toi, aie confiance en moi. N’oublie pas qui sont tes ancêtres.

— Non, je n’oublie pas…, persifla Léonie entre ses dents. Je n’ai de cesse d'être humiliée chaque jour par ces bécasses stupides ! Si tu me laissais tout révéler, je suis sure que Dusan m’épouserait sur le champ !

— Certainement pas ! s’offusqua Garance. Si tu tiens à la vie, garde la bouche fermée, c’est ainsi que nous avons survécu jusqu’à présent ! Si tu lui dévoilais tout, certains nobles ne tarderaient pas à tout faire pour nous assassiner. Même ton cher Dusan ne pourra te protéger, à moins de t’enfermer à vie dans une tour !

Léonie serra les dents et redressa vivement les épaules, comme pour se rendre inaccessible aux présages de la cardinale.

— Mais je ne pense pas que Dusan se tournera vers Oriana, elle est trop âgée et puis… Il souhaite sinèrement que Damjan prenne la succéssion.

L’attitude de Garance se fit plus calme :

— J’ai appris que les deux t’appréciaient beaucoup… Même si je doute que Damjan porte un jour la couronne. Mais en attendant, tu dois faire ton devoir. On m’a dit qu’à Hautebröm, un grand pont a été détruit à cause d’un orage et depuis, rien n’a été fait. C’est un problème, la ville de Thanberg est l’une des plus importantes du pays. Ton beau-père est toujours à l’étranger, il me semble.

— Oui, l’autre aurait dû s’en occuper, mais elle a été exilée avant. Les architectes n’ont pas encore été sélectionnés. Mais le budget est fait. Il leur manque juste des signatures et les financements.

— Va là-bas et règle cette histoire. Ta popularité est excellente dans le monde, mais elle ne doit pas être entachée parce que tu as oublié de construire un pont pour la capitale du duché.

— Je déteste le château de Comblaine et les trajets vers les montagnes de Hautebröm sont pénibles, souffla Léonie. J’ai énormément de choses à faire ici… Je ne serai pas de retour avant plusieurs semaines. Cela dit, je pourrais en profiter pour refaire les décorations de mes nouveaux appartements là-bas…

— Peu importe, tu es la fille des Madalberth à présent. Et ne te soucie pas de travaux inutiles. Si la Mère est de notre côté, tu logeras au Palais Impérial l’année prochaine.

Le sang de Léonie giflait ses tympans lorsqu’elle raccompagna sa tante vers l’entrée de service. Elle la salua du bout des lèvres et la regarda partir, immobile, en proie à une forte émotion.

Moi, logée au Palais Impérial…, elle eut du mal à réaliser cette pensée. Sa tante était-elle sérieuse ?

Léonie se mordit l'ongle du pouce, des souvenirs de son enfance, passée à coucher sur une paillasse moisie, lui revinrent en mémoire. Après le décès de son père, Iphigénie et elle avaient connu la misère.

Parfois, pour l’aider à s’endormir, sa mère chuchotait de merveilleuses histoires à son oreille. En écoutant ses paroles, la gamine qu’elle était s’imaginait dans un luxuriant jardin, entourée d’animaux exotiques, le soleil enveloppant son corps paré des plus beaux vêtements qui soient. Une couronne d’or sur sa tête, tous ses souhaits les plus fous lui étaient exaucés. Ses rêveries dominaient alors sa faim et le froid qui agitait ses membres, écrasaient les règles des impitoyables sœurs du couvent public où elles avaient trouvé refuge.

Avec le temps, la faim et le froid disparurent. Leur situation s'améliora, sa mère renonça à lui narrer ses contes. Lorsque Léonie lui demanda de répéter ces histoires pour qu’elle puisse les apprendre à son tour, Iphigénie garda le silence. Depuis son mariage avec le Duc de Madalberth, sa mère semblait avait cessé de rêvé. Pourtant, Garance était là et semblait prête à tout pour faire vivre ces histoires, murmurées en sa faveur, prenant forme dans les recoins de son cœur.

Elle savait que Garance travaillait d’arrache-pied depuis des années… pouvait-elle vraiment la croire ?

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Oui, elle le devait, car elle le méritait. Si une piètre fille comme Giselle ou d’autres nobles pouvaient saisir le pouvoir dans leur main, juste par droit de naissance alors, elle le pouvait aussi. Elle l’avait déjà fait. Quel bonheur elle avait eu, en voyant sa demi-sœur persuadée qu’elle était insignifiante ! Elle avait regardé ses yeux fuyants avec une intense satisfaction. Giselle était si loin de songer qu’elle donnait plusieurs fois par semaine le meilleur des plaisirs à son fiancé, qu’elle portait sur un autel de vertu !

Les pensées de Léonie allèrent à Dusan. Jusqu’à présent, elle n’avait pas envisagé l’épouser. C’était un souhait dont même la simple conception lui était inaccessible. Pourtant…

Elle l’avait rencontré dans une petite église de quartier, dédiée au Dieu Lykion, son protecteur. Ce fut une réunion prédestinée par ce dernier, elle en était persuadée. À ce moment-là, elle n’avait croisé qu’une seule fois Dusan et il était au bras de Giselle. Lors des présentations, elle avait discerné un jeune homme irrésistiblement fascinant et à la sensualité ensevelie sous le poids du pouvoir. Elle perçut en lui son désir de goûter au parfum d’autres femmes. Pouvait-on lui en vouloir ? Giselle était si insipide, si froide à ses côtés !

Quand elle le reconnut dans cette minuscule église, elle n’hésita donc pas à s’approcher, portée par les souvenirs des histoires fabuleuses de sa mère. Au début, il rejeta l’idée de la posséder par crainte d’être dévoilé, elle sut trouver les bons mots pour se montrer digne de confiance. Rapidement, leur liaison commença. Et aujourd’hui, leur relation était officielle.

— Constance ! appela subitement la jeune femme, je vais rendre une petite visite surprise à Dusan ! Et prépare mes valises, je dois partir pour cet ennuyeux Château de Comblaine !

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