Chapitre 22

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Giselle courait. Ses pieds s'entravaient dans la boue et des branches retenaient ses cheveux et sa robe telles des griffes invisibles. Les cheveux collés sur sa nuque, aveuglée par la pluie, elle avançait, le souffle court. Derrière elle, une horde de chien hurlants et des éclats de voix appelant son nom. Elle devait fuir, elle le savait, l'Empereur Auguste voulait sa mort. Son coeur battait, elle glissait encore et encore. La pluie dégoulinait sur son corps, ou bien était-ce du sang ? Elle chuta. En se relevant, elle vit un grand arbre, au milieu d'une forêt et en dessous, l'Impératrice Carolina. 

Giselle se précipita vers elle, le coeur au bord des lèvres, des larmes de soulagement dans les yeux. Elle lui attrapa l'épaule et recula, le visage de Carolina était déformé par le chagrin. Elle pleurait. Giselle, soudain confuse, oublia ses poursuivants et essaya de consoler sa bienfaitrice, qui se déroba. Elle s'essuyait les yeux avec un mouchoir taché de sang et pointa quelque chose du doigt. En suivant sa main, Giselle remarqua que Carolina désignait Dusan et Léonie, allongés dans un lit, nus et enlacés. Son coeur se serra si fort qu'elle hoqueta de douleur. Carolina lui attrapa le bras et, la voix cassée par des sanglots infinis, déclara :

—  C'est de ta faute ! Regarde-les, c'est de ta faute ! 

Giselle se réveilla en sursaut, au-dessus d’elle, le visage de Joren se détachait de l’obscurité, à moitié visible.

Elle fixa un instant ses yeux bleus, interloquée, croyant rêver.

— Giselle, levez-vous en silence, dit-il à voix basse. Des hommes viennent d’accoster. L’un d’entre eux va passer par votre fenêtre.

La jeune femme se redressa subitement et vit que Joren tenait à la main une longue épée. Instinctivement, elle jeta un regard vers l’encadrement de sa chambre, laissé ouvert pour faire entrer la fraîcheur du soir. Le voilage léger de coton oscillait au rythme de la brise nocturne.

— Vous m’entendez ? Levez-vous, allez-vous cacher, il arrive.

Giselle sauta du lit et avisa l’armoire au fond de la pièce. Ses pieds effleurèrent à peine le tapis, elle ouvrit la porte et, grâce à sa petite taille, se glissa sans difficulté sous une des étagères.

— Gardez le silence, nous devons rester les plus discrets possible, ordonna Joren en se positionnant derrière la commode.

C’est en refermant la penderie sur elle que Giselle se rendit compte que son cœur battait à tout rompre. Elle se rappela un instant sa fuite dans la forêt et les sentiments qui l’avaient traversée . Une boule se forma dans sa gorge, elle serra la mâchoire. Étrangement, cette fois-ci, elle avait moins peur.

Serait-ce parce que je ne suis plus seule, piégée dans cette affaire ? Ou parce que je ne veux plus fuir ?

Quelques minutes passèrent, avant qu’un léger bruit se fasse entendre dans l’air. Lentement, avec prudence, quelqu’un grimpait le haut mur qui menait jusqu’à sa chambre.

Qui que ce soit, il doit être sacrément agile pour monter jusqu’ici.

Le sang qui fouettait ses oreilles l’assourdit totalement à cette pensée. Elle ne discerna rien jusqu’à ce qu’elle ressente la vibration d’un pied posé sur le plancher.

C’est un homme. Il est lourd.

L’inconnu se déplaça jusqu’à son lit puis, voyant qu’il était inoccupé, se dirigea avec discrétion vers la salle de bain. C’était à peine si l’on percevait ses mouvements. Elle entendit un souffle de frustration, l’intrus constata que la pièce attenante était vide. Giselle pensa à Joren : quand allait-il attaquer ?

Subitement, la porte du placard s’ouvrit. Giselle ne bougea pas, stupéfiée de terreur. La jeune femme sentit l’attention de l’homme se glisser à l’intérieur de l’armoire.

La porte se referma doucement.

Par les Dieux, il ne m’a pas vue ! Il n’a regardé que les étagères !

Les pas de l’inconnu allèrent vers la sortie de la pièce.

Un bruit métallique se fit entendre, Giselle sursauta malgré elle de toutes ses forces et se mit à tressaillir légèrement.

Joren venait de bondir, des échanges de coups et des tremblements secouèrent la chambre.

Giselle comprit immédiatement que l’affrontement était violent. La chaise et la table de nuit se renversèrent dans un vacarme d'enfer. Un coup de feu éclata dans la pièce, Giselle se couvrit le visage de ses mains. Puis un râle de Joren monta dans l'air.

Lui qui a l’habitude de se battre, il sait ce qu’il fait… On le surnomme La Gueule de Lion, c’est pour une bonne raison… Tout ira bien.

L’un des deux hommes percuta l’armoire, Giselle plaqua ses doigts contre sa bouche pour ne pas se faire entendre. Sans s’en rendre compte, elle adressa une prière à tous les Dieux et à leurs Parents.

Ils tombèrent à terre, les coups échangés devinrent de plus en plus violents. Leur lutte à mort secouait les meubles et déchirait le voile de la nuit.

La porte de la penderie s’ouvrit sous la rudesse du choc et Giselle put voir avec quel acharnement ils se blessaient l’un l’autre. L’intrus était un homme immense, souple et agile.

Il frappa Joren d’un geste bien placé au visage et se redressa vivement sur ses jambes. L’ombre de Joren resta immobile quelques secondes.

C’est l’héritier de l’empire…

Sans réfléchir, portée par l’instinct, elle sortit subitement de sa cachette et tira sur le tapis posé au pied de son lit.

La silhouette de l’inconnu chancela à peine, mais se retrouva suffisamment déstabilisée pour que Joren ait le temps de dégager un couteau de sa ceinture. D’un geste vif et puissant, la lame s’enfonça dans le cou de l’intrus et en ressortit dans une gerbe de sang.

Giselle se recula, stupéfaite, un liquide chaud éclaboussa sa robe de coton. L’homme s’écroula à leurs pieds dans un râle atroce.

— La lumière, vite !

D’une main tremblante, la jeune femme alluma la lampe.

L’individu masqué était secoué de spasmes.

— Il va mourir…, s’entendit penser Giselle à voix haute.

— Oui, répondit Joren d’un ton calme et déterminé.

Sans un seul frémissement, le prince ramassa son épée et planta la lame dans le cœur de l’homme allongé.

— Vous l’avez achevé…, constata Giselle d’une voix blanche.

— Quoi ? Ça vous choque ? demanda Joren en se tournant vers elle.

— Non. J’aurais fait la même chose, à votre place. Vu le coup que vous lui avez donné, il allait mourir dans tous les cas.

— Vous êtes folle, pour être sortie du placard. Tout se passait très bien.

— Votre nez saigne un peu…

— Je sais.

Il lui tendit son couteau, la lame encore rouge :

— Tenez, prenez-le.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? demanda Giselle avec une once d’agressivité.

Le prince lui adressa un sourire légèrement moqueur :

— Vous avez du sang froid, je trouve. C’est bien. Prenez ça, vous êtes capable de l'utiliser, je pense.

— Je ne sais absolument pas me servir d’une arme.

— C’est simple, le bout pointu va là, répondit Joren en se tapotant le torse.

— Non, mais vous m’avez regardée ? Je suis aussi grande qu’un garçon de douze ans !

— Oui, votre robe est tachée d’ailleurs. Je vous en donnerai une autre. Venez, allons retrouver Danil. J’ai déniché cette vieille épée accrochée au mur, j’espère qu’il aura eu plus de succès que moi.

Avant de quitter la pièce, ils glissèrent l’armoire devant la fenêtre et fouillèrent le corps encore chaud de l’inconnu. Ils ne trouvèrent rien sur lui.

En silence, le cœur toujours battant, Giselle suivit Joren dans les couloirs de la propriété. Le regard fixé sur le dos large du prince, elle trottinait presque. Elle remarqua les grandes foulées de l’homme qui marchait devant elle ; il avançait d’un pas empressé, presque impatient. La jeune femme sentit subitement une odeur étrange, celle de la transpiration mêlée à celle du sang. Tous les deux avaient leurs vêtements collés de sueur, Giselle retira une mèche de cheveux de son front, le souffle court.

— Vous allez trop vite…, murmura-t-elle.

Le visage de Joren se tourna vers elle, il avait les yeux brillants et un sourire aux lèvres.

Le cœur de Giselle se mit à bondir. Elle lui lança un regard interrogateur.

Joren lui répondit par un sourire encore plus large et il continua, accélérant le pas. Un frisson la parcourut.

Au détour d’un couloir, Giselle enjamba le cadavre d’une seconde personne.

C’est une femme…, constata-t-elle avec surprise.

En arrivant vers les doubles portes menant au salon, ils virent Danil aux prises avec un homme. Sous les rayons des lampes allumées, les ombres dansaient sur les murs. L’Arbisien envoya valser son opposant d’un revers de bras puissant puis sortit une arme de sa ceinture. Il visa de son pistolet l’intrus encore à terre et tira.

Giselle sursauta de nouveau, la tête de l’homme éclata en partie dans une violente giclée de sang.

— Nom des Dieux…, jura-t-elle.

Joren arriva vers son ami et l’interrogea :

— J’en ai eu deux, est-ce qu’il en reste ?

— Trois de mon côté.

— Ils ont profité de l’orage et de la houle. Nous avons été trop confiants en laissant les fenêtres ouvertes. Va faire le tour pour vérifier que nous sommes de nouveaux seuls. Rowena est plus maline qu’on le pense. Giselle, vous restez avec moi. Si vous partez pour vous cacher, vous êtes morte.

— Je ne compte pas aller loin, répliqua Giselle d’un ton froid.

— Très bien, venez par ici.

Ils entrèrent dans le salon et Joren la guida vers une trappe en bois verni. Il alluma une bougie posée sur la table à manger et tapa du pied sur les planches de l’ouverture.

— Hubert, vous êtes là ? tonna Joren en frappant de plus belle.

Giselle se recula. Un bruit de marche résonna sous le carrelage et dans un grincement, une tête surgit de la trappe :

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda un homme aux yeux gonflés de sommeil.

— Rassemblez vos affaires, on bouge. Rowena nous a trouvés. Je ne sais pas si elle est au courant que c’est avec moi que vous avez fui.

— Humpf… Cela fait à peine deux semaines que je suis ici et déjà…

— Nous sommes à nouveau seuls, dit Danil en arrivant à son tour dans le salon. J'ignore comment ils ont fait pour nous retrouver…

Le regard fauve de Joren fixa le visage du scientifique.

— Votre commande de matériel. Vous avez acheté du phosphore, c’est comme ça qu’ils ont appris où nous sommes. Rowena est allée voir votre fournisseur, la somme que je lui ai donnée n’a sans doute pas été suffisante pour gagner son silence.

— Elle l’aurait tué s’il n’avait pas accepté de tout dire…, marmonna Danil en se grattant la barbe.

— Qui est Rowena ? demanda Giselle.

— Une diablesse ! s’écria Joren dans un rugissement.

— Rowena est une mercenaire…, répondit l’arbisien. Nous avons déjà eu affaire à elle.

Joren grimaça à l'évocation de ce souvenir. Le nommé Hubert sortit du cellier, en tenue de nuit et s’approcha de Giselle avec un sourire malhabile :

— Je suis Hubert Wilburt, à votre service mademoiselle.

Il n'était pas bien grand, d'âge mûr et possédait un léger embonpoint, une large moustache à chevron lui traversait le visage. Des cheveux fins et sombres se dressaient sur son crane rond.

— Vous êtes un scientifique spécialisé en énerite, c’est cela ?

— Tout à fait, répondit l’homme en lissant sa chemise de nuit d’une main. Mes recherches et mon savoir sont très convoités, comme vous avez pu le constater…

Giselle soupira pour elle-même :

— Ce n’était donc pas après moi qu’ils en avaient…

— Non, répliqua Joren en se servant un verre de vin. Personne ne sait que vous êtes ici. Le mouchoir est toujours en sécurité. Professeur, voici Ilda Roding notre nouvelle... spécialiste.

— Quelle est votre domaine d'activité ? questionna le scientifique en l'observant avec curiosité.

Joren et Danil échangèrent un regard, n'ayant pas encore songés à la manière dont ils allaient présenter la jeune femme. Elle répondit pour eux :

— Je suis faussaire.

Joren marmonna quelque chose entre ses dents puis déclara :

— Nous partons à l’aube. Danil, aide-moi à rassembler les cadavres, on les balancera sur la route par-dessus bord. Giselle et Hubert, vous nettoierez le sang, il faut que nous demeurions discrets. Le propriétaire de la maison ne doit rien savoir.

— Désolé pour les morceaux de cervelles collés sur le mur…, chuchota Brasidas d’un œil amusé.

— Giselle, vous dormirez dans ma chambre, nous allons tout de même rester éveillés avec Danil. Vous ne risquez rien dans la mienne, il y a des barreaux aux fenêtres. Il y a aussi des vêtements dans la commode.

Le sang de la jeune femme se glaça dans ses veines. Elle eut la gorge nouée. Un léger vertige la prit.

Les trois hommes la virent chanceler.

— Nous vous expliquerons tout en route…, dit Joren d’un ton d’excuse.

— Tout va bien, je ne juste suis pas habituée à tout cela… J’ai besoin d’un bain.

Elle se redressa et mécaniquement, déserta la salle à manger.

L’adrénaline venait de quitter le corps de Giselle, la tension des dernières minutes délaissa ses membres pour laisser place à une sensation froide, presque limpide.

De nouveau, elle enjamba le cadavre de la femme morte dans le couloir. Giselle croisa son regard sombre, figé. La vision imprégna sa mémoire. Son estomac se tordit légèrement, elle continua pourtant d’avancer, ignorant cette sensation qui la faisait frissonner. En arrivant devant la porte de la chambre de Joren, elle ralentit l’allure.

Elle tourna la poignée d’un geste lourd. Étrangement, elle se sentit intimidée. La chambre de Joren était en désordre. Des vêtements, des cordes de bateau et des documents traînaient çà et là sur les meubles et le plancher. Un parfum la prit au nez. Une odeur forte, masculine. Giselle ferma la porte sur elle et s’avança. Un grand miroir lui renvoya son reflet, des affaires de toilettes étaient posées sur un petit cabinet.

Giselle ne put s’empêcher d’imaginer Joren à sa place, dans cette chambre. Elle regarda le rasoir et la bassine remplie d’eau fraîche. Lentement, elle se déshabilla. Sa robe de coton beige tâchée, Giselle la plia dans un coin et chercha des yeux la commode qui contenait de nouveaux vêtements. En ouvrant les tiroirs, elle ne découvrit que des chemises. En les soulevant, elle constata qu’elles avaient déjà été portées. Dans la pièce d’eau, la jeune femme se fit couler un bain et se lava rapidement. Il n’y avait aucune serviette propre et elle dut utiliser celle de Joren.

Elle enfila une des chemises et se glissa entre les draps. L’odeur du corps du Prince Héritier lui piqua à nouveau le nez. Une fragrance sucrée, douce et boisée. Giselle redressa l’oreiller et se retourna vivement, sachant que cette nuit là encore, elle ne parviendrait pas à trouver le sommeil.

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