Chapitre 19

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À Lengelbronn, dans un jardin luxuriant, un déjeuner en plein air réunissait la jeunesse dorée de l’Empire.

Au milieu des tables soigneusement dressées, Léonie riait à gorge déployée :

— Encore gagné, cher Baron !

— La chance des débutants est de votre côté, grommela un homme en déposant un chèque sur le plateau.

— Au point où nous en sommes, très cher, vous ne pouvez plus appeler cela de la chance…

Le Baron tourna la tête avec mauvaise humeur. Le Prince Damjan Duatir, assis aux côtés de Léonie, continua à rire :

— Voilà qui vous apprendra à vous moquer des demoiselles élevées au couvent.

Le perdant se leva de table et quitta les invités. Les jeunes gens présents se mirent à glousser, tout en agitant leurs éventails.

Inquiète, Léonie se tourna vers Damjan et chuchota :

— Avons-nous eu raison de le faire échouer ?

— Bien sûr !

La main du prince sertie de bijoux lui tapota l’avant-bras :

— Vous faites des merveilles, soyez rassurée.

Elle hocha la tête en souriant et observant ce qu’elle avait devant elle. Après le repas, on avait repoussé les assiettes et les couverts pour laisser la place à des jeux de cartes. En quelques heures, une faramineuse quantité d’argent et de jetons s’étaient étalés sur la nappe. Complice, le Prince Damjan lui avait permis d’enchaîner les victoires.

— Par les Dieux, qu’allez-vous faire de toute cette somme ? demanda un jeune Marquis en regardant les rutilantes pièces dorées.

Léonie garda le silence quelques secondes seulement. Elle y avait réfléchi, bien sûr. Avec tout ce qu’elle venait de gagner, elle pouvait s’offrir les plus jolies robes de la saison, peut-être même une voiture personnelle et un cheval… Celle de Giselle était restée à Hautebröm. Oui, il fallait tout racheter, en mieux. Hors de question de récupérer les miettes laissées par cette fille…

— Hum…, répondit-elle finalement, je pensais justement envoyer tout ceci au couvent où j’ai grandi… Ils ont toujours besoin de dons.

Damjan ne put s’empêcher de sourire en entendant cela. Les nobles autour d’eux toisèrent la réaction du prince puis, voyant son contentement, hochèrent la tête avec approbation. Certains échangèrent pourtant des regards embarrassés. Une tournée de limonade parfumée par quelques gouttes de cognac fut servie. Sous le soleil de plomb, les éventails et les chapeaux s’agitaient frénétiquement. Cela faisait déjà plusieurs heures que les convives avaient les joues rougies par la chaleur, l’alcool et une digestion difficile.

— Léonie, qu’avez-vous ? V ous semblez si inquiète ! interrogea soudain une belle dame, tenant une ombrelle en dentelle à la main.

Damjan s’écarta de la table. Bientôt, tous ses invités se réunirent autour de Léonie, les yeux remplis d’un mélange de curiosité et de compassion.

La jeune femme, l’air subitement perdu, répondit :

— C’est la première fois que je me permets de sortir depuis… depuis tout ce qui s’est passé. Je réalise que je n’ose pas profiter de ce moment, tant il est agréable. Veuillez m’excuser, je ne souhaite pas jouer les trouble-fête. Vous avez été tous tellement aimables d’accepter ma compagnie…

Les autres personnes se regardèrent avec surprise, une petite gêne s’installa.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Damjan. Léonie était éblouissante, dans sa robe parme de soie et de mousseline. La couleur douce et la matière vaporeuse contrastaient avec sa peau lumineuse et sa chevelure noire. Ses joues rosées et sa bouche rieuse attiraient l’œil dans une grisante distraction. Elle avait épinglé sur la poitrine une magnifique broche en améthyste. Un cadeau de son frère Dusan. Le bijou, en forme de feuille de laurier, était le symbole du Dieu Lykion.

Lykion, dieu de l’ordre et du chaos, de la lumière et des ténèbres… En voyant cela, Damjan sourit encore plus. Tous les mondains savaient à présent que Dusan nourrissait une passion débordante pour Léonie.

Depuis un an, cette dernière se forçait à vivre en recluse, attendant son heure et que le scandale passe. Maintenant adoptée par le Duc de Hautebröm, elle essayait de tenir son nouveau titre. Telle l'étoile la plus brillante de la cour, Damjan l’aidait donc dans cette tâche, pour le plus grand plaisir de son jeune frère, de plus en plus chargé en responsabilités. Leur cercle de fréquentation ne fut pas difficile à convaincre de l’intégrer en société. Tous mourraient d’envie de découvrir cette jeune fille qui avait damé le pion à Giselle de Madalberth. Ils furent éblouis par sa beauté brute et ses manières pleines de simplicités et de charmes.

— Voyez-vous, continua Léonie, tout a été si difficile après le départ de…, elle n’osa pas prononcer le nom de Giselle, devenu prohibé. J’essaie de la remplacer de mon mieux, mais je sais que l’on ne cessera jamais de me comparer à elle.

— Allons, soyez sans crainte, vous ne pouvez tout apprendre en si peu de temps.

— Avec votre sincérité, vous réussirez à maintenir la famille de Madalberth.

— Les Dieux sont de votre côté, nous pouvons voir tout l’amour que vous partagez avec Son Altesse Dusan.

Damjan écouta toutes ses flagorneries avec satisfaction. Pour que Léonie soit acceptée par la cour, ils devaient en passer par là. Son regard de velours bordé de petites perles de larmes fit chavirer les cœurs.


Pendant ce temps, au Palais Impérial, Dusan était à l’œuvre. Autour de la large table d’un bureau autrefois rarement utilisé étaient réunis deux ministres et quelques secrétaires. Un silence de plomb régnait. Les esprits, engourdis par la chaleur, avaient du mal à rester concentrés.

— Je veux savoir jusqu’à quand ces tâches me seront affectées, demanda Dusan en regardant le ministre des Cultes.

— Vous avez récupéré les travaux qui incombaient à l’Impératrice, elles seront vôtres jusqu’à ce que… Et bien, soit que Sa Majesté Impériale se remarie, ou bien jusqu’à tant qu’un fonctionnaire prenne le…

— Mon père ne reprendra pas de nouvelle épouse, déclara fermement Dusan. C’est son souhait. Dalstein continuera son histoire avec la prochaine Impératrice, Oriana, la femme de mon frère Joren. N’êtes-vous pas vexé par cette remarque, Monsieur de Veerhaven ?

Le second hocha la tête. Le ministre des Cultes se redressa et cafouilla :

— Pardonnez-moi, je ne veux pas impliquer quelque chose qui puisse faire penser que… Je suis vraiment navré. Monsieur le Duc, je suis absolument sûre que votre fille prendra la suite de Sa Majesté Carolina avec beaucoup de justesse.

— Cela suffit, Monsieur le Ministre. Nous allons en rester ici pour aujourd’hui. Monsieur le Duc, je souhaiterais m’entretenir avec vous un instant.

Les hommes quittèrent la table, plusieurs livres et parchemins sous le bras, empressés de déserter les lieux.

Dusan se leva et ouvrit en grand l’une des fenêtres. Un souffle de soulagement sortit du nez du Duc de Veerhaven, la chaleur était insoutenable dans ces étages.

— N’avez-vous pas le désir que votre fille reprenne la suite du travail de ma mère ? demanda Dusan en fixant l’homme âgé qui se tenait en face de lui.

— Mes désirs ne sont rien, Votre Altesse. Oriana est prête depuis toujours à embrasser ses fonctions, si telle est la volontée de Sa Majesté Impériale…

— Oui, je le sais bien, coupa le jeune homme en s’appuyant sur le rebord de la fenêtre. Seulement, mon frère n’est pas près de rentrer à la capitale.

— Que voulez-vous dire ?

Le Duc de Veerhaven lissa sa moustache, Dusan remarqua ce geste nerveux et passa sa main dans ses cheveux, légèrement collés de sueur.

— Mon frère Joren réside dans le nord, au pied des montagnes, ou sur une île dans les Antilles… Ne verrait-il pas d’un mauvais œil que son épouse retourne à Lengelbronn, alors qu’il a pour ordre de rester aux frontières ?

Le Duc ne sut quoi répondre. Chacun des deux jeunes gens avait accepté de se marier par devoir et il n’y avait entre eux aucune animosité. Cependant, sa fille et le prince ne s’appréciaient pas particulièrement non plus.

— Et bien, je ne pense pas que Son Altesse Impériale prenne ombrage de cela.

— Elle doit s’ennuyer à mourir, dans ces terres perdues… Voyez comme la chaleur est écrasante ici, l’été. Je n’ose imaginer ce que l’on doit ressentir dans le nord, si proche de l’équateur… Le regard du jeune prince devint perçant.

— A-t-elle réussi à s’acclimater aux rudesses de la mousson ?

Le Duc de Veerhaven retint son souffle. Non, sa fille ne s’y faisait pas. Combien de lettres lui avait-elle écrites, où elle racontait la chaleur assommante, ce soleil tropical aveuglant, la torture des moustiques, les tempêtes effroyables... Et cette solitude qui l’amoindrissait chaque jour. Il n’y avait rien là-bas, sur ces terres presque étrangères à Dalstein. Il pouvait lire à chaque correspondance toute la frustration et le chagrin de sa fille. Sa femme et lui avaient consenti au mariage avec fierté, Oriana était un bijou, une pierre précieuse. Elle avait toutes les capacités à siéger sur le trône de l’Impératrice et à accomplir ses tâches. Cependant, perdue dans le nord et condamnée à suivre son mari dans cette étrange mission qui ressemblait de plus en plus à un exil ; le Duc savait que le potentiel de sa fille était gâché.

— Une personne de talent est un atout pour l’Empire, observa Dusan. Notre famille doit rester unie et nous avons le devoir d’exécuter nos obligations et d’être au service du peuple. Oriana doit attendre avec impatience d’être appelée à retourner ici. Je vais en parler à mon père.

Le cœur de Duc cogna contre sa poitrine. Enfin ! Ce mariage allait-il finalement trouver un sens ?

Dusan hocha la tête et fit demander des boissons fraîches. Le Duc de Veerhaven comprit que sa conversation n’était pas encore terminée.

Il ne connaissait pas bien Dusan. Le jeune homme, élancé et toujours courtois, avait le charisme de sa mère et le caractère studieux de l’Empereur. Le Duc de Veerhaven, Ministre des Transports, venait rarement au palais impérial et s’entretenait habituellement avec Auguste lui-même ou bien avec le Prince Damjan Duatir. Éloigné de la cour et de ses ragots, il passait son temps au Ministère et n’en sortait que très peu. Comme tout le monde, il avait été sidéré par le scandale produit par Giselle de Madalberth et c’était avec beaucoup de curiosité qu’il avait fait son entrée dans ce vieux bureau abandonné du palais Impérial. N’avait-on présenté ce jeune couple comme étant le plus harmonieux et aimant de toute la capitale ? Depuis des années, le Duc avait entendu parler de cette union qui s’annonçait fructueuse. Qu’avait ressenti le prince en découvrant que sa douce fiancée était une menteuse et une manipulatrice ?I Il se racontait que la seconde fille des Hautebröm avait déjà prit sa place... Le Duc de Madalberth savait assurément bien mener sa barque.

— N’avez-vous pas vous-même trop de travail, Votre Altesse Impériale ? se risqua le Duc en saisissant le petit verre de vin qu’on lui proposait.

Dusan soupira :

— Hélas, oui. C’est pour cela que je souhaite que votre fille prenne ses fonctions officielles. J’avais pour habitude d’œuvrer avec Giselle, comme vous le savez. C’était une collaboratrice formidable, mais une personne indigne de confiance. J’ai depuis du mal à réaliser mes tâches en plus de celles laissées par ma mère.

Dusan soupira, une expression triste et amère se dessina sur son visage :

— Je vais être honnête avec vous, Monsieur le Duc. Ma mère avait des projets pour l’Église. Chacun sait à quel point elle prenait à cœur son rôle de Mère de la nation. Je ne souhaite rien déléguer pour le moment et compte mener à bien les directives qu’elle a données.

Le Duc hocha la tête, ses cheveux grisonnants se penchèrent en rythme.

Dusan prit place sur une des chaises et tapota le bois verni de la table du bout des doigts.

— Cela fait combien de décennies que vous avez pris votre poste auprès de mon père, Monsieur le Duc ? Presque quarante ans, si je me souviens bien… Vous êtes un homme d’expérience et en qui nous avons confiance. Que pensez-vous du ministre des Cultes ?

Le Duc de Veerhaven fut surpris de sa question et répondit :

— En tant qu’homme, c’est une personne remarquable, qui a réussi brillamment ses concours d’entrée pour devenir fonctionnaire et qui connait ses sujets. Il a de bonnes relations avec l’Église et ses membres…

— Ne serait-ce pas mieux de laisser l’Église gérer directement ses affaires ?

— Et bien… Votre Altesse, comme vous le savez, c’est à l’Impératrice que revient la fonction de prendre les décisions finales qui concernent les cultes, avec l’aide des représentants du peuple. Ce n’est pas aux cardinales de superviser cela seules. Leur devoir est d’accomplir les missions demandées par la Mère uniquement…

Dusan garda le silence quelques instants, les yeux perdus dans le vague. Le Duc de Veerhaven attendit patiemment la suite.

— Mais si l’Impératrice avait des tâches plus importantes que celle de s’occuper de l’Église ? Une femme telle qu’Oriana pourrait embrasser des charges bien plus intéressantes… comme les Transports par exemple, avec votre soutien ; ou bien la Santé ?

— C’est à dire… effectivement, marmonna le Duc, non sans une once de fierté dans la voix. Ma fille serait en parfaite capacité de prendre certaines décisions en épaulant l’Empereur le moment venu… Contrairement à l’Empire de Skadiali, nos femmes ne sont pas soumises à leur époux et sont brillamment instruites. La lumière est dans nos racines. L’Impératrice Augusta, votre grand-mère, a eu un règne historique et a changé notre société en profondeur. Deux personnes talentueuses ne peuvent être que des atouts sur le trône.

— Mon frère Joren, pouvez-vous dire qu’il possède un esprit brillant, à la hauteur d’Oriana ?

Le Duc demeura bouche bée. Que voulait-il dire ?

— Je ne peux répondre à cette question, Votre Altesse Impériale. Si Sa Majesté a décidé de faire de votre frère son héritier, c’est qu’il l’en croit capable…

Dusan éclata subitement de rire. Une lueur froide et moqueuse apparut dans ses yeux sombres. Le jeune prince se pencha vers le Duc et lui dit tout bas :

— Enfin, soyez honnête avec moi. Vous pouvez l’être, je vous assure… Je sais que vous êtes écœuré d’avoir marié votre chère fille à ce balourd de Joren. Il est mis à l’écart par notre famille et n’a pas le quart des capacités d’Oriana. Je n’ose imaginer la déception qui doit vous ronger chaque jour. Quelle mauvaise affaire ! Ce mariage n’aura bientôt aucun sens, car je vais tout faire pour que Damjan prenne sa place. Écoutez-moi bien, Monsieur le Duc… Si votre fille ne rentre pas à la capitale dans les prochains mois, elle sera perdue. Certes, elle sera évincée de sa position d’Impératrice auprès de Joren, mais elle pourra toujours en gagner une autre ailleurs. Mon second frère est encore célibataire… Êtes-vous croyant, Monsieur le Duc ?

— Je… je…, cafouilla l’homme, se sentant à découvert. Oui, bien sûr, mais je ne comprends pas…

— Vous qui respectez la religion de la Mère, que ressentez-vous à l’idée que votre fille et votre lignée soient liées à un hérétique ? Du dégoût, j’en suis sûr, et une certaine humiliation. Vous avez entendu parlé des rumeurs, n'est-ce pas ?

Les mains du Duc de Veerhaven se mirent à trembler. Les membres de leur famille n’avaient jamais osé énoncer à haute voix leur déception et leur colère. Souvent, il s’imaginait rappeler Oriana à la capitale. Le Prince Héritier était-il vraiment un bâtard ?

— Je vous propose un marché, Monsieur le Duc. Je vais tout faire pour ramener Oriana à vos côtés, en échange, je veux votre soutien pour faire chuter Joren, annonça Dusan en lisant dans ses pensées, un fin sourire dessiné sur les lèvres.

— Pourquoi ? Pourquoi avez-vous décidé cela ? L’Empereur adore votre frère, est-il au courant de cela ?

— Non, répondit le jeune homme avec un ton tranquille. Pour vous témoigner ma confiance, je vais vous révéler un secret qui ne doit pas s’ébruiter pour le moment, pour le bien de Dalstein… Joren a fait assassiner ma mère et je vais tout faire pour le prouver.

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