Chapitre XVI : La faute et le jugement

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Où l’on en apprend un peu plus sur les aspirations d’Adelor sans perdre de vue le sort réservé à Maelivia

L’oiseau Bard avait repris sa litanie. Adelor l’écoutait d’une oreille distraite. L’idée que les mines deviennent l’épicentre de la recherche Laborantinienne la captivait. Fini les fourmillages perilleux. Le travail ne serait plus cet isolement abrutissant, mais une coopération de tous les instants entre les plus faibles et les plus forts, entre les plus agiles et les plus obstinés. Les laborantins pourraient participer à l'extraction du plastique tout en continuant leur recherches. Elle salua l’immuable d’un haussement de sourcil. Fallait-il qu’il soit bien mal servi pour qu’autant de souffrance lui soit nécessaire.

Il lui paraissait aberrant que les années les plus fécondes intellectuellement soient exclusivement consacrées à cette excavation laborieuse dont beaucoup d’esprits revenaient comme amputés, au même titre que les corps devaient y faire le deuil de leur jeunesse. Les besoins en plastines qui justifiaient l’exploitation des mines aux yeux des siens ne justifiaient pas tout. Elle était persuadée que par ce labeur, son peuple cherchait, inconsciemment, à expier les fautes passées.

Défaire ce que des millénaires d’aberration avaient engendré relevait d’une volonté fiévreuse de maîtriser le temps, d’une tentative inavouée de retrouver un monde rêvé, avant les grands cataclysmes. Avant l'âge des plastiques, un mythe, une chimère. Elle grimaçait autant par cynisme que par dépit. Elle s'en voulait de porter de tels jugements. Son travail sur le vivant ne relevait-il pas du même absolu ? Un amour aveugle qui, de création en création, la conduisait à inventer une réalité qu’elle préfèrerait à l’existant.

Son attention fut soudain rattrapée par l'oiseau Bard. Il venait de citer le nom de Khalaba Mendhi. Un nom qu’elle ne pouvait oublier. Celui de la nourrice en charge des enfants Didi, Fabliro, Maelivia, Théo Gus et Galifen.

Une femme enjouée, juvénile malgré sa peau parcheminée et son regard sombre. Adelor l’avait rencontrée avant son départ pour les mines. Au début elle s’était désolée à l’idée d’abandonner sa progéniture à une autre. Mais, elle avait vite réprimé cet élan d’égoïsme dont elle n’était pas fière. Il en allait ainsi sur les îles, l’attachement à la survie du groupe était le seul qui primait. L’immuable en soit loué, elle avait tout de suite perçu chez cette nourrice de solides qualités humaines.

Le partage des tâches l'emportait sur les sentiments naturels. Si l’affectif se rebiffait de prime abord, force était de constater que les séparations et la redistribution des rôles portaient leurs fruits. Envers et contre tout, les îliens parvenaient à survivre. Ils développaient une civilisation harmonieuse où la parole circulait de nouveau avec de plus en plus de fluidité, l’Immuable en soit loué.

Elle avait apprécié Khalaba. Immédiatement. Presque instinctivement.  Cette nourrice avait mené une vie exemplaire. Elle avait eu de nombreux enfants et avait aidé encore plus de femme à en avoir. On la disait douce et attentionnée, déterminée. Accoucheuse, n’était-ce pas aussi un travail de créateur de vérité, une confrontation avec le monde en devenir ?

La scientifique Adelor avait regardé avec humilité cette personne simple que le temps n’avait pas épargnée. Comme si un labeur ne suffisait pas pour servir la communauté, Khalaba Mendhi avait aussi accompli son devoir au cœur des mines de plastique. Elle en était ressortie usée jusqu’aux os mais vivante et forte.

Il était vrai qu’alors les conditions étaient meilleures. L’exploitation se limitait aux filons les plus gros à partir desquels on avait creusé les galeries. Les incessantes infiltrations d’eau perturbaient le travail. Les dégâts occasionnés étaient prétexte à faire des pauses et ce, en toute bonne conscience. Aller voir en surface, faire un état des lieux, lorsque l’on avait à déplorer aucun mort par noyade, voilà des ruptures salutaires dans la monotonie harassante du labeur quotidien.

Adelor se mordit l’intérieur de la joue. Envier le sort des générations précédentes n’avait pas de sens. Elle devait se reprendre, chasser cette jalousie malsaine qui la tenaillait. L’oiseau Bard parlait du clan, de Theo et Fabliro. Elle leur devait d'être attentive. Ne pas se laisser distraire. Elle devait oser affronter l’inconnu, accepter que ses enfants grandissent loin d’elle.

Elle aurait tant voulu leur transmettre sa culture scientifique. Aussi méritante que soit cette Khalaba, jamais elle n’aurait les moyens ni les connaissances suffisantes pour les instruire correctement. Adelor le déplorait. Ses plus grands moments de bonheur, elle les avait puisés dans l’étude de la nature et de ses phénomènes les plus mystérieux tels que l’électricité. Des recherches qu’elle avait souvent menées seule, parfois en cachette.

Les frères de la Parole insistait sur ce point, le biologique faisait partie des axes stratégiques à privilégier. Il n’était pas fait mention de la mécanique, ni de la science du dénombrement jugés trop éloignés du vivant, antinomique même. Les phénomènes magnétiques ou électroniques étaient tombés dans l’opprobre après les grands cataclysmes. Le tabou garantissait l’illusion de maîtrise qui animait le peuple des îliens dans son effort désespéré pour dompter la nature.

Ses travaux auraient été regardés avec suspicion, y compris par ses pairs qui suivaient méticuleusement les préceptes des moines. Elle s’était résolue aux minauderies intellectuelles non sans contrariété. Tout bien considéré, l'immuable en soit loué, la biodiversité et le développement d’un nouvel écosystème étaient une tâche si vaste qu’elle y trouvait largement de quoi alimenter le feu de sa passion.

Mais ses réticences n’avaient pas échappé à l’église qui fit le choix de confier ses enfants à une nourrice ordinaire sur l’île de la Communion. Sa descendance ne porteraient pas le bracelet de jade, emblème des laborantiniens, qu’elle tenait de sa mère et que son père avait confié à sa nourrice après son départ pour les mines. Pourtant, Adelor avait, à son tour, confié son bracelet à Khalaba Mendhi. Elle n’aurait pas pu le conserver ici et cette femme lui avait plu. Qui sait ce qu’elle ferait de ce bracelet ? Les laborantiniens, en le voyant, la reconnaîtraient comme l’une des leurs. Mais que pouvait apporter cette femme simple à la communauté des scientifiques ? Aurait-elle même un jour besoin d'eux ?

Adelor se souvenait avec émotion avoir vu ses enfants disparaitre dans la masse des pas-encore-adultes. Leur peau brune, leur cheveux touffus, leur odeur qu’elle tentait de se remémorer et qui échappait à ses sens autant qu’à sa mémoire. En quittant les abords de la source, elle arrivait à peine à les discerner au milieu des autres.

Seule lui revenait en tête avec une précision obsédante, l’image de cette petite fille dont la silhouette un peu haute pour son âge, se découpait nettement, blanche comme le lait de Sulac, avec cette chevelure rousse si particulière qu’on l’aurait crue en feu dans le contraste violent du contrejour. Lorsque l'enfant s'était retournée, elle avait été saisie par son regard végétal qui vous suivait en silence comme lorsqu’on pose une question à laquelle personne ne souhaite donner de réponse. Adelor s’était sentie particulièrement mal à l’aise. Aujourd’hui encore, elle se reprochait de ne pas avoir fait demi-tour.

Etrangement, elle n’aurait pas couru vers ses fils qui s’étaient déjà fondus dans le groupe de leurs petits camarades. Elle se serait approchée de l’enfant. Elle aurait voulu la toucher, la rassurer. Lui dire que toutes les questions méritent que l’on cherche une réponse. Peut-être qu’ainsi elle aurait pu se rassurer, trouver la paix qui la fuyait depuis qu’elle avait abandonné ses recherches.

Il s’agissait d’elle, son nom lui aussi s’était gravé dans son esprit, Maelivia… L’oiseau Bard parlait d’elle, de l’étrange fillette. Quel dommage, quelle chance ! Elle sortit de sa léthargie pour interroger l’oiseau.

— Oiseau Bard, tu parles de cette femme nourrice comme d’une écervelée. A-t-elle déjà revêtu le voile violet ?

— Oui, répondit l’oiseau, elle fera partie du prochain voyage.

— Que deviennent les enfants dont elle avait la garde ? s’enquit-elle.

— A part la jeune fille, les autres ont été redistribués entre les hommes et femmes nourrices. Ils participeront comme il se doit à la cérémonie d’Adieu et continueront à partager la hutte commune. Ils n’ont pas souffert de la disparition de Maelivia. Seul le plus jeune Didi présente des signes anormaux d’attachement. La fillette le couvrait d’attention au-delà du raisonnable et d’un traitement équitable. Malheureusement, au dire de ses pairs, la nourrice n’a rien fait pour mettre un terme à cette relation fusionnelle. Ce laisser aller a été identifié comme un signe avant-coureur de la maladie, ajouta l’oiseau d’un ton neutre.

Au moins le perroquet amélioré ne porte pas de jugement, pensa avec amertume et mépris la Vigie avant de se reprendre, que l’Immuable lui pardonne… L’oiseau Bard inconscient des sentiments que son récit éveillait continuait, imperturbable, sa litanie.

L’enfant en souffrira certainement, les nourrices s’emploieront à lui faire comprendre que le lien avec le clan doit être privilégié à tout autre car lui seul est pérenne.

— Oiseau Bard, qu’est-il prévu pour cette jeune fille dont on t’a signalé la disparition ? questionna Adelor en s’efforçant de garder une voix calme et posée.

— Elle a ingéré une préparation à base d’antione normalement réservée aux moines. Elle a plongé dans la source consacrée où avait été versé le lait de Sulac. Elle a participé à la cérémonie de la parole. Elle peut donc être considérée comme initiée.

Etait-ce seulement possible ? Comment cette gamine avait eu, ne serait-ce que l’idée, d’aller aussi loin dans la transgression des actes fondateurs du lien entre les membres de la communauté ? Etait-ce l’enchaînement de hasards qui l’avait conduite à échapper à la vigilance des adultes, à s’approprier un repas qui ne lui était en aucun cas destiné ? Comment expliquer cela autrement que par la défaillance de sa nourrice ? Son plongeon final était un acte fou, Adelor doutait qu’il eût pu être volontaire.

Cette enfant avait non seulement expérimenté la puissance du lien entre les membres du clan, mais elle avait aussi participé au mystère de la parole. Cela dépassait l’entendement. Jamais une telle chose n’était advenue. Comment partager le poids d’une telle responsabilité?

L’oiseau Bard, indifférent à la stupéfaction de son interlocutrice, continua de répondre employant pour se faire le ton mécanique caractéristique de son espèce.

— Elle n’est plus enfant, et pas encore adulte. Il est délicat de la garder sur l’île de la Communion. Elle a adopté à plusieurs reprises des comportements anormaux. L’ordre des hommes et femmes nourrices reconnaît sa faute. Ils ont manqué de vigilance. Ils font amende honorable. Ils ont manqués de clairvoyance. Ils feront pénitence. Ils n’ont pas su déceler à temps les signes de la maladie chez Khalaba Mendhi. Ils ont toléré trop longtemps ses manquements à sa fonction qu’ils ont pris pour de simples excentricités.

Néanmoins, aucun n’a voulu prendre en charge Maelivia. Ils considèrent que son intronisation a eu lieu. L’enfant s’est parait-il confiée au frère Troc, celui-ci, conformément à ses prérogatives s’est proposé de l’emmener auprès des moines sages pour qu’elle devienne l’une des leurs. « La parole éclairera son chemin » a t-il dit.

Les membres du clan ont hésité. La peur d’avoir des comptes à rendre, pensa la Vigie au bord de la nausée. Ils ont établi que compte tenu de ses faibles aptitudes à vivre en société, de sa propension à user du discours à tort et à travers ou, ce qui est pire, à ne pas en user pendant de longues périodes … compte tenu de son âge qui n’est plus celui de l’enfance sans pour autant être déjà celui d’être adulte … compte tenu de tout cela et de tout ce qui devrait être pris en compte … les membres du conseil ont jugé plus opportun de l’affecter directement et le plus rapidement possible aux mines.

La vigie sursauta malgré-elle. Elle avait la bouche sèche et pourtant s’étranglait avec sa propre salive. Elle fut prise d’une quinte de toux douloureuse qui l’empêcha de taper l’oiseau pour évacuer la rage impuissante qu’elle ressentait à être le témoin passif d’autant de mauvaise foi.

Insensible au malaise éprouvé par son interlocutrice, l’oiseau Bard continuait, imperturbable.

— J’ai été mandaté ici pour prévenir ses parents adoptifs de son arrivée prochaine. En raison de son jeune âge, ils devront veiller sur elle. Aucun quota de production ne lui sera demandé. L’ensemble de la communauté devra veiller à assurer les moyens de subsistance nécessaire à son alimentation et à son habillement. Le rationnement doit être repensé en conséquence. Telles sont les propositions du conseil des hommes et des femmes nourrices.

Frère Troc a admis la légitimité des décisions prises par ce conseil exceptionnel. Il a souhaité accompagner l’enfant durant le voyage afin de ne pas mobiliser un fourmillage classique. Lorsque j’ai été envoyé, l’enfant restait introuvable. J’ignore quand elle sera acheminée ici. Les voyages sur les mers de sel sont dangereux. Ils peuvent prendre beaucoup de temps.

Adelor avait toujours l’impression d’étouffer. Son esprit était aux abois. Les parents adoptifs de l’étrange gamine étaient-ils présents dans son unité depuis le début ? Les conditions de travail, la douleur inavouée de l’abandon, rendaient les hommes et les femmes plus silencieux que les profondeurs dont ils labouraient inlassablement les flancs.

Qui étaient ses parents? Aucun de ses camarades d'infortune n’avait la peau blanche, ni même les cheveux roux. L’enfant constituait, en soi, une anomalie génétique au regard des traits distinctifs des îliens. Ceux-ci avaient plutôt la peau mate, les cheveux bruns et crépus et, bien souvent, des yeux plissés.

Etait-ce cette différence qui l’avait à ce point affectée lorsque la fillette avait coulé ses yeux d’eau vive dans les siens ?

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