Chapitre XIII : Le bouc émissaire

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Où la bête et le prisonnier ne sont pas les plus à plaindre.

Les hommes avaient fait cercle autour de Bacurian qui, encore nauséeux, restait assis et silencieux. Karlan, debout à ses côtés, bombait le torse et exhibait ses muscles comme un trophée.

— J’aurais pu l’assommer, se vantait-il. Ç’aurait été plus économique que de lui faire biberonner nos réserves de khôme et de miellat.

— Bien sûr, lui répondit Youpur avec ironie.

— En douteriez-vous, l’intrépide ! s’offusqua Karlan et il tapa du pied rageusement soulevant la poussière qui vola jusqu’au visage de son chef.

L’assemblée joyeuse se tut. L’affront venait de couler une chape de plomb sur les jeunes soldats. Leur mal-être était palpable. Ils admiraient Karlan pour sa force et Youpur pour son autorité. Deux valeurs au fondement de leur éducation, les astreignant au respect de tout ce qui les incarnait. Les paroles de Karlan n’étaient pas que fanfaronnades. Son ton indigné, bien que résultant de l’excitation et des fatigues liées à cette première bataille, était sans équivoque. L’autorité de Youpur, tout au moins sa sagacité, était remise en cause par le plus vigoureux d’entre eux. Car, cela ne faisait aucun doute, Karlan était physiquement bien plus fort que Youpur.

Contre toute attente, l’Intrépide ne broncha pas. Il évalua l’épaisseur du silence comme s’il mesurait l’emprise exercée sur ses hommes avant de répondre :

— Personne ne doute de toi ici. Et moi moins que quiconque. Mais, j’étais bien obligé de proposer ce stratagème. Sinon, qu’aurions-nous pu demander à Bacurian ? Il a les mains trop délicates pour éplucher la plante à cordes.

Quelques rires étouffés fusèrent, encore mal assurés car la situation était loin d’être désamorcée. Karlan avait baissé les bras, son embarras était bien plus grand que celui de ses camarades. Il avait involontairement défié son chef, quel serait le prix à payer ?

Or, Youpur, fier même dans l’esquive, haranguait maintenant le pauvre Bacurian. L’estomac retourné, celui-ci encaissait les moqueries comme un lutteur de Gong qui, déjà assommé depuis un moment, ne ressent plus vraiment les coups, n’a pas la force de réagir. Plonger jusqu’à la taille dans la gueule de l’animal ne lui avait pas semblé être – à juste titre – la part la plus aisée du travail.

Incapable de répondre, son esprit aiguisé n’en continuait pas moins de fonctionner. Pourquoi Youpur n’avait-il pas, tout simplement, vanté les qualités, exclusivement physiques, de Karlan ? Pourquoi, avec humour, n’avait-il pas suggéré qu’il s’était dispensé de faire appel à lui pour ne pas rendre jaloux ses camarades, et, ce faisant, les humilier ? Voilà qui l’aurait immédiatement tiré d’affaire. Tout en flattant l’orgueil du plus fort de ses soldats, il aurait remis à leur place ses sous-fifres. Sa position de chef en aurait été confortée.

Mais Youpur n’avait pas entrevu cette solution pourtant extrêmement simple. Il s’était senti acculé. La perspective de perdre en prestige avait annihilé sa présence d’esprit. Il s’était précipité tête baissée, tel le gnouzk chargeant sa proie, vers la première impasse venue. Il avait cherché à détourner l’attention des soldats sur l’élément plus fragile ou, du moins, considéré comme tel.

Bacurian ne se faisait aucune illusion sur la manière dont les choses allaient évoluer. Youpur, à chaque fois qu’il le regarderait, allait désormais l’associer à ce moment où il avait senti pour la première fois son pouvoir basculer. Très rapidement, il ne pourrait plus le supporter. Plus grave encore, il n’aurait d’autre choix que de continuer à l’humilier pour assoir son autorité. Il soupira. Endurer les jours à venir promettait d’être pénible.

Mais plus encore, ce qui le blessait était de sentir fondre en lui l’estime qu’il portait naturellement à son supérieur. Et, au fur et à mesure qu’il gagnait en lucidité, il prenait conscience d’un autre sentiment qui lui nouait la gorge. Une forme de contrariété qu’il aurait pu identifier comme la première esquisse d’un dépit amoureux, s’il avait disposé en la matière d’un peu d’expérience et s’était autorisé à faire preuve de moins de mauvaise foi. Le malaise qui lui serrait et lui retournait le cœur, Bacurian le mit plutôt sur le compte de cette nausée épuisante qui persistait depuis qu’il avait dû caresser de sa main la glotte pendante et gluante du monstrueux bicéphale. Il rentra les épaules acceptant son sort comme un enfant trop sage. Le reste de la nuit se passa bien.

Radigan s’éveilla aux premières lueurs du jour. La chaleur montait vite et un rayon de soleil lui mordait douloureusement le mollet. Par réflexe, il chercha à déplacer sa jambe mais son corps ne lui obéissait pas. Il avait également un terrible mal de crâne et une faim de loup. Il garda les yeux fermés quelques instants, imaginant l’os à moelle de placstène rôtir au feu sous le sable. Cette rêverie ne put le distraire bien longtemps. Sa jambe s’ankylosait sous l’effet de la chaleur et de l’immobilité. Il voulut bailler, un tissu recouvrait et obstruait sa bouche. Il essaya de s’étirer mais son corps résistait. Il chercha à porter les mains au visage pour se dégager mais cela lui fut impossible. Ses poignets solidement liés dans son dos étaient entravés, tout comme ses chevilles auxquelles ils étaient reliés par une corde trop courte qui rendait sa position fort inconfortable. Le sang pulsait dans sa nuque, ravivant des élans douloureux à l’arrière de son crâne. Il eut la présence d’esprit de rester coi.

Il entrouvrit ses paupières. Aveuglé, son esprit peinait à retrouver la mémoire. La journée précédente lui apparaissait par tâches successives qu’il s’évertuait à remettre en ordre. Le vol dans les espaces hémisphériques qui n’en finissait pas, le campement monté à la hâte sur une terre qui lui était de plus en plus étrangère. La chaleur, la poussière omniprésente. L’eau qu’il lui fallait rationner. De quelle époque déjà datait la création des champignons douche ? Il aurait pu se situer sur l’échelle temporelle avec cette information qu’il avait apprise, mais oubliée. Il faudrait la retrouver sur le réseau neurovial. Mais quelque chose lui disait que là n’était pas l’urgence. Tout en se remémorant presque malgré lui la structure des mycéliums géants qui s’étendaient sous des kilomètres de désert, afin d’y puiser l’humidité nécessaire à l’implantation de ces fontaines mi- organiques mi- végétales, il prêta l’oreille.

Il entendait des voix. Elles n’étaient étouffées ni par la prudence, ni par la peur. Gutturales, elles auraient pu être musicales, si leurs tonalités ne s’avilissaient pas dans des tournants vulgaires, des accélérations nasales et des retours chuintants. Il était difficile de les distinguer, encore plus de les dénombrer mais, les rires qui secouaient l’assemblée ne laissaient aucun doute sur le sentiment éprouvés par ces hommes. Une impunité heureuse et totale.

Radigan se trouvait de toute évidence en mauvaise posture. Il abandonna ses réflexions mycologiques pour se concentrer sur Nicophène. La créature devait déjà être éveillée. Le soleil en frappant la texture photosensible de ses plumes lui fournissait une énergie incroyable et quasi inépuisable. Tous les espoirs de Radigan reposaient sur l’animal. Jugantur l’avait mis en garde contre les gens du désert. Ceux-ci vouaient, selon lui, une haine irrationnelle aux créatures et au peuple de Laborantina. Leur but serait certainement d’achever l’animal pour ne pas corrompre ce qu’ils nommaient la Nature. Ces ingénus, sans éducation et sans structure sociale cohérente, vivaient comme des animaux. Ils subissaient l’espace sans rien en maîtriser, sans appartenir à aucun lieu, toujours dans l’errance. Radigan en avait conclu que l’absence de symbiose psychique les avait rendus pareil à des créatures égarées, sans maître et sans volonté. Il frissonna malgré la chaleur qui lui cuisait la peau et remercia l’Immuable de ne pas être pareil à eux.

Il ne savait pas s’il devait les craindre ou les plaindre. Optimiste par nature, il s’imagina s’attelant avec courage et ténacité à la tâche de les civiliser. Il se sentait de taille à leur apporter le réconfort de la conscience d’appartenir à un groupe. Qu’importe le voyage, d’aventurier, il devenait un saint en puissance, à moins qu’il ne finisse martyr, lui susurra un reste de raison. Sans pouvoir porter la main à son front il trouva refuge dans la foi en invoquant silencieusement mais avec soulagement la formule rituelle « Unis je suis, je reste et je demeure. Unis, grâce à vous je vis ».

A quelques pas de là, Nicophène secoua légèrement sa tête d’aigle. Il éprouvait une sensation étrange. La moitié de son corps demeurait inerte. Les connexions nerveuses qu’il tentait d’établir avec ses pattes postérieures, d’habitude si promptes à bondir, restaient vaines. Sa queue lui semblait lourde et sans vie. Il tenta d’actionner sa mâchoire, sans succès. À l’intérieur de sa cavité buccale sa langue était pâteuse et roide. Il pensa, comme dans un brouillard, une chance que mon bec soit épargné, je ne pourrais plus communiquer avec l’humain. Il gardait le contrôle de ses pinces de homard mais constata qu’elles étaient solidement liées par des cordes relativement résistantes. Ses ailes pouvaient également fonctionner même si ses réflexes semblaient amoindris. Il évalua que sans l’appui de ses pattes, dont la force lui permettait en quelques bonds de se projeter dans les airs, il pourrait difficilement prendre son envol. À moins que je ne m’élance d’un monticule suffisamment haut. Son œil perçant nota à sa droite une assemblée d’hommes qui lui étaient inconnus car non identifiables. Aucun blason, aucun tatouage.

Leur discours articulé présentait les caractéristiques d’une langue. Mais, celle-ci lui était étrangère. Il activa donc une zone de sa mémoire pour stocker les informations qu’il commençait à recueillir. La plus grosse partie de son cerveau hypotético-déductif était logée dans sa boîte crânienne de félidé au bas de l’épine dorsale, aussi pouvait-il difficilement commencer à classifier et ordonner ces nouvelles sonorités pour essayer d’en dégager la syntaxe et le sens. Il lui restait cependant assez de capacités dans le cortex préfrontal, situé juste au-dessus de son bec, pour déduire, de sa situation et de l’état d’endormissement partiel de son corps, qu’on lui avait fait ingérer une forte dose d’un quelconque produit soporifique.

Il posa l’hypothèse que les non identifiés devaient être à l’origine de son état. Ils avaient très certainement administré le produit au niveau d’un de ses œsophages. Ils ignoraient probablement que la créature possédait deux appareils digestifs distincts. L’un carnivore, celui de la tête de fauve, l’autre, alimenté par la tête d'aigle, frugivore et herbivore. Chacun de ces organes était relié plus ou moins directement à une portion de son système nerveux qui régulait l’apport en graisse, en calories et en protéines, en priorité sur la partie du corps dont il déterminait l’activité.

L’organisme dual du bicéphale fonctionnait de concert comme le feraient des êtres siamois. A la fois intimement liés mais dotés chacun de qualités partiellement indépendantes. Un trait de caractère indéniablement commun prêtait une unité d’action à cette chimère vivante. Le bicéphale était génétiquement programmé pour servir sans faille son maître. Avec fidélité Nicophène avait localisé Radigan. Il percevait sa respiration malgré les éclats de voix et de rire des non identifiés. Son souffle irrégulier indiquait qu’il était vivant et réveillé.

Nicophène attendait un ordre pour agir. Il referma presque totalement son œil et positionna doucement sa tête de manière à avoir dans son champ de vision la silhouette entravée de Radigan. L’ouïe en alerte, il guettait le moindre son, le moindre geste qu’il pourrait interpréter comme un signe.

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