Chapitre XII : Le cri

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Où l’on découvre que du passé peuvent surgir des monstres

Maelivia était plus calme à présent. Le lait de Sulac contenu dans la source l’aidait à extérioriser les images et les remémorations provoquées par la décoction de graine d’antione. Les mots qu'elle employait pour décrire ses visions et les sensations qu’elle éprouvait surprenaient Frère Troc.

En l'écoutant, il découvrait une facette de son propre passé. Alors qu'il était exilé dans les Mont Haut, la présence du bicéphale l'avait rassuré. Les grottes de métal, la chaleur des fournaises, les chants ahurissant des cérémonies avaient constitués des éléments tellement déstabilisants qu'il en avait oublié d'être attentif à la manière dont ce petit être dont il avait accepté la charge pouvait percevoir le monde.

Pour elle qui était issue de cet univers minéral la créature avait été terrifiante. Une masse organique de poils et de plumes. Submergée par les odeurs et les sons elle avait assimilé le bruit d'une mastication à l'effondrement répété de rochers au flanc de la montagne, les glougloutements intérieurs de cette machinerie vivante à un tremblement de terre, à une digestion d'ogre.

Leur fuite, qu’il avait minutieusement préparée et vécue comme un soulagement, avait été pour ce petit être fragile, un saut dans l’inconnu, une rupture à laquelle elle ne parvenait pas à donner sens.

Le froid des montagnes devenait un personnage inquiétant et malsain, pareil à un animal sournois, rampant au ras du sol pour mordre les orteils. Toujours invisible, il grossissait se saisissait des pieds, s'agrippait aux mollets montait sur les genoux. Son haleine glaçante figeait la poitrine et prenait à la gorge. La fillette lorsqu'elle était la proie de mauvais songes rêvait parfois que cet étrange animal revenait du passé et pétrifiait son corps sous la couverture de Gonax. Et malgré la moiteur des nuits, elle frissonnait quand les lunes coulaient des fils d’argent sur les feuilles des arbres, comme pour les rendre coupantes et fragiles à la fois.

Rien ne pouvait apaiser les tourbillons de cette mémoire privée de sens. Les peaux de bête avec lesquels il l’avait emmitouflée pour la maintenir en vie s'étaient muées en gardiens vigilants. Une armée cousue de rangs serrés de scarabées luisants dont les antennes rigides parcouraient son cou, et dont les morsures au coin tendre de la peau sanctionnait le moindre mouvement. Il s’étonnait de la retrouver calme, étrangement immobile, toujours silencieuse et les yeux grands ouverts.

Une solitude de quelques heures était un abandon ouvrant les portes au désespoir. Alors que dire de la perte d’une mère ?

Le délire révélait que le champ mental de Maelivia se confondait avec un jardin d'herbes folles, une jungle indomptée où s'abritaient des monstres. Troc comprenait qu’il n’y avait aucun point commun entre ce qu’il avait cru vivre et ce qui avait forgé la gamine.

L’être n’était-il que le réceptacle d’une mémoire fantasque qui le façonnerait en retour ? Une mémoire de chair et d'os, bien plus vaste que la parcelle accessible à la conscience et si lointaine que le langage l'effleure à peine. Devant ce tableau, vibrant sonnant et trébuchant, prêt à se noyer dans la folie, Frère troc restait coi, la parole n’avait pas cette dimension panoramique et protéiforme.

Les sanglots précipités, les visions s'animaient, tels une danse macabre, cherchant au-delà de la mort à embrasser le présent. Des réminiscences guidaient aveuglément nos pas depuis l’ombre du passé — ou du futur songea-t-il perplexe —. Elles dictaient nos joies et nos peurs. Et pourtant, quel monstre était la mémoire pour torturer ainsi ? Fallait-il sans relâche l’alimenter, l’assassiner pour la glisser de soi à l’autre, de soi à ce que l’on acceptait d’y reconnaitre ?

Frère Troc se remémorait les faits. Il les avait gardé au fond de lui pensant les y laisser intacts et à l’abri. Il les considérait comme une matière morte appartenant à son passé. Et voilà qu’à travers cette enfant, à qui il avait voulu offrir une autre histoire que la sienne, le souvenir lui revenait. Il se dressait face à lui. Fou, incontrôlé, paré de tant de recompositions, de distorsions, de lacunes et d’absences qu’il en était méconnaissable.

Cette anamnèse, qui prenait les traits difforme de la fillette en furie, échappait au contrôle qu’il avait pensé pouvoir exercer sur leurs destinées communes. Maelivia, juchée sur ses jambes fines et encore tremblante s’opposait de toute sa hauteur. Cheveux en bataille, doigt pointé en avant, tout en elle accusait. Elle criait « menteur » avec l’assurance de ceux qui savent.

Oh, oui, il avait menti. Mais pas de cette façon-là. Il avait menti par méconnaissance, par omission, par incapacité à trouver les mots ou l’espace de certitude qui permet de faire la différence entre le vrai et le faux.

Il avait cru naïvement que le passé appartenait exclusivement au révolu et ce, quel que soit le moment où on l’avait vécu. Or, il se rendait compte que ce passé déterminerait le futur de Maelivia. Elle n’y échapperait pas et lui non plus. Ce renversement des temporalités était leur lot commun, un lien qui les éprouverait plus sûrement qu’aucun autre.

Ce dont il avait voulu la protéger en lui offrant une vie quelconque, à la mesure rassurante de son ignorance, l’habitait, elle, tout entière. Elle en était forgée, et sa force serait la tension formidable de cette mémoire incomplète, parcellaire, peuplée de peurs et de déchirures absolues pour se lover entre les opposés du temps et de l’espace. Cette mémoire glanée dans les replis du temps promettait en germe la récolte d’un destin singulier.

En comparaison, il se sentait misérable, coupable autant que victime de ses propres illusions. En transmettant la Parole, que propageait-il ? Un récit habile et ordonnancé. Une rumeur ? Il imaginait offrir, donner sens, tisser la trame chaotique du monde pour relier son peuple. Au contraire, ne volait-il pas ses frères îliens ? Les émotions qu’il partageait, pouvaient-elles légitimement devenir les leurs ? Son habileté à manier la parole, à organiser les faits lui fit soudain l’effet d’une abominable supercherie. Il semait les graines du mensonge. Elles germaient robustes, endémiques et se développaient sans contrôle. Leurs arborescences maintenaient dans l’ombre les esprits. Ils en désiraient les fruits avant d’avoir pu cultiver leur propre jardin, sans même soupçonner qu’il fut possible de tâtonner, de ressentir l’âcreté du sol, d’éprouver le doute, de ne pas savoir ce que l’on doit ressentir ou penser.

Frère Troc se demandait dans quelle mesure il avait vraiment compris ou libéré ceux qui, depuis maintenant plusieurs années, lui confiaient leurs sentiments les plus intimes et lui révélaient les moindres évènements de leur communauté.

La petite, dont la respiration s’était apaisée à mesure qu’elle avait laissé glisser son corps dans la source, levait les yeux en direction du moine.

— Comment peux-tu dire que tu sais tout cela ? lui demanda-t-elle. Comment peux-tu dire que tu me comprends ?

— Tu as raison sur le second point, lui répondit frère Troc qui s’était assis sur le bord du bassin. Je ne suis pas certain de te comprendre comme je pensais comprendre chacun d’entre nous… En revanche, je sais tout cela… Je sais parce que j’y étais.

Il resta silencieux un instant. La fillette demeurait tranquille, le calme s’imposait à elle après les soubresauts du souvenir. Le lait de Sulac lissait les émotions exacerbées par l’antione.

Maelivia pouvait voir et entendre. Frère Troc reprit :

— Ton histoire commence par un voyage ; mon voyage…

— Frère Troc, j’ai oublié la perle sur la plage.

— Ce n’est pas grave, ma petite, ce n’est pas grave, nous irons la chercher ensemble.

Il tapotait de la paume de la main la nuque de la petite fille lorsqu’un cri immense déchira l’atmosphère.

— Khalaba!

Maelivia avait immédiatement reconnu la voix de sa nourrice. Instinctivement, car elle était méconnaissable cette voix qui d’habitude apaisait, réconfortait. À la fois riante et douce, pleine d’énergie, sa tessiture contrastait ordinairement avec l’âge déjà avancé de la nourrice. Elle avait été pendant toutes ces années un axe fixe autour duquel tournoyait la fillette. Un repère protecteur lorsqu’elle la défendait face aux autres adultes qui ne partageaient pas toujours des vues libérales en matière d’éducation. Elle était aussi une source de joie intarissable.

Si la gamine restait silencieuse quand elle élaborait des projets, tous plus farfelus les uns que les autres, dont elle savait par avance que sa nourrice s’y opposerait sagement mais fermement, c’était parce qu’elle attendait avec impatience le jour où, à la découverte de ses méfaits, Khalaba pencherait la tête sur le côté et dirait : « Mon enfant, où étais-tu ? qu’as-tu encore fait ? ». Alors, elle pourrait raconter avec délectation le processus qui la poussait à braver l’ordinaire. Comment l’idée lui était passée par la tête comme un papillon inconnu. Comment son esprit s’était approché de l’insecte dont les ailes refermées dessinaient juste une tache de couleur intrigante à la surface des choses. Elle réalisait qu’à force d’observation, l’idée lui était devenue de plus en plus familière, l’une et l’autre s’étant mutuellement apprivoisées. Khalaba comprenait son enthousiasme sans pour autant le partager en ce qui concernait les conséquences de ces lubies.

Maelivia ne pouvait pas vraiment dire si c’était elle qui poursuivait l’idée ou si c’était, au contraire, l’idée qui, curieuse de trouver en elle un réceptacle approprié, l’avait peu à peu approchée, frôlant le champ de sa conscience, timidement, puis avec de plus en plus d’insistance. Chaque nouvelle découverte lui faisait l’effet d’une rencontre inédite et formidable. Elle dénichait, parmi le ballet coloré des possibles les spécimens les plus incongrus, ceux que le sens commun ne pouvait que rejeter. Si une conjecture était nouvelle, ou paraissait absurde, Maelivia l’adoptait et employait toute son énergie et sa volonté à lui donner réalité. Elle mettait en œuvre son plan avec obstination, même si cela devait s’avérer périlleux. Les idées étaient les seules amitiés que se permettait l’enfant. Elle s’y engageait pleinement. Sa présence au monde n’était jamais si intense que lorsqu’elle s’évertuait à en bousculer l’ordonnancement timide et laborieux.

Cet engagement absolu, que d’autres aurait qualifié de caprice, tirait de toutes ses petites forces sur le lien fonctionnel qui l’attachait à sa nourrice. Il le mettait en danger, cherchait à l’éroder par tous les moyens. Les bêtises et les catastrophes se succédaient mais ce qui les unissait ne cédait pas. Pour chaque borne dépassée, Khalaba lançait son filet d’affection un peu plus loin, ramenant la petite à elle, avec raison et compassion. L’amour réparait la trame de son histoire pour la rendre plus belle et plus solide. Si Maelivia revenait vers la source, ce n’était pas pour s’y plonger avec soulagement comme tous les autres îliens. Si elle y revenait systématiquement c’est parce que Khalaba y était. Pour elle, Khalaba était la source, celle qui étanche la soif au milieu du désert.

Elle n’aurait pourtant pas su définir la nature de ses sentiments. Elle aimait passionnément le gâteau de Khroct mais elle pouvait s’en passer. Par contre, elle ne pouvait s’imaginer sans la présence de celle qu’elle surnommait avec tendresse Khala: celle qui l’entourait même quand elle était loin, qui lui était aussi familière et nécessaire que l’air qu'elle respirait. Et Khalaba souffrait.

Ce cri, dont elle avait perçu la détresse, ouvrait une faille dans l’univers intime de Maelivia. Les images qui l’avaient précédemment habitée sombraient dans cet abîme. Ce gouffre était plus effrayant que toutes les visions qui l’avaient hantée. Au centre de la terre, dans les profondeurs de son être, sans la voix rassurante de Khalaba, Maelivia plongeait dans le froid et l’absence.

Elle s’en rendit compte, s’ébroua et s’élança hors de la source dont elle longea les bords glissants d’un pas sûr et léger.

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