Chapitre XI : Après la bataille

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Où l’on découvre l’importance de ne pas négliger les détails.

— M’est d’avis qu’on devrait lui attacher les pattes et fissa si on veut pas qu’il nous règle notre compte à son réveil, analysa Karlan

—Tu te souviens comment faire des liens? s'inquiéta Youpur.

— T’inquiète, j’ai démonté et remonté la tente tellement de fois que même si j’y mettais mon gros derrière dessus y aurais pas un nœud qui lâcherait. Les toiles par contre… j’affirme rien !

— T’as raison, il nous faudrait du cuir de gnouzk pour recouvrir les têtes, intervint Ptit’Plum qui pratiquait la chasse au vol. J’sais pas pour vous mais, moi, j’ai l’impression qu’il ferait pas bon se coller trop près. Le culmen de la ramphotèque est aussi long qu’mon bras, mesura t’il en plaquant savamment son avant-bras sur le haut du bec pour en évaluer la longueur.

— Ben, tu préfèrerais avoir à en découdre avec la tête de fauve ? intervint Pragma, qui gardait lui une distance raisonnable avec l’animal. J’ose même pas imaginer ses crocs !

— M’est d’avis à moi qu’il faudrait peut-être mieux le tuer tout de suite pendant qu’il dort, argua Karlan.

— Dans l’absolu, je suis d’accord avec toi, concéda Youpur à l’adresse du plus fort de ses soldats, mais…

— Mais ce serait dommage, finit Lusion pensif. Une prise comme celle-là, on n’en a jamais fait dans la tribu du Coq. A la dernière entente, on m’a parlé de bêtes fantastiques, à deux têtes… Il marqua une pause. Paraît qu’elles sont précieuses. Même pour les Hommes-rats, ceux qui vivent par en-dessous. Ils les monteraient comme des ch’Veaux. Pas pour la guerre, non, pour le jeu, juste pour le jeu, qu’y paraît. Avec ou sans homme dessus, y font sortir ces abominations des entrailles de la terre. Encore de plus profond que là d’où qu’ils vivent. Paraît qu’ils ont passé un pacte avec un dieu à eux. Ils lui donneraient leurs âmes en échange de ces monstres… Pour le jeu, juste pour le jeu, répéta-t-il en baissant la voix comme pour souligner l’aspect extraordinaire du butin et les portes insoupçonnées qu’il ouvrait sur des univers plus sombres. Puis, il souffla entre ses dents pour impressionner l’auditoire qu’il tenait captif.

Pragma, suspendu à ses lèvres comme les autres mais dont la logique n’était jamais secouée par le souffle de l’imagination, rompit le silence.

— Y paieraient combien tes hommes-rats pour le récupérer ? Une âme, ça pèse lourd? En talions, en eau ?

Lusion, nullement perturbé, reprit la main ; il saisissait l’occasion d’impressionner à nouveau ses camarades.

— Des talions, tu rigoles ! Y’a pas d’échange là-bas. Sont toujours d’accord les uns avec les autres. Tu parles avec un, c’est comme si tu leur parlais à tous. Sont pas humains…

Bacurian enchaîna de sa voix enfantine :

— Un Dieu, un vrai Dieu comme dans les histoires pour enfants ?

— Tout comme, asséna Lusion, sauf que là y serait vivant.

— Mais alors, le ver nu, c’en est p’têtre un … un dieu vivant ?

— Ben non, t’es bête ou quoi ? Si c’était un dieu, on l’verrait pas, pis y s’rait pas fait capturer, pis surtout, y s’rait pas tout nu. T’as bien vu qu’il était fait comme nous autres, observa Laflam.

— Alors, ajouta t’il sans en démordre, si c’est p’têtre pas un dieu, il a p’têt ben quand même des pouvoirs… Des pouvoirs qui lui ont permis de dompter la bête. Et alors, il pourrait nous….

Chacun connaissait le penchant à la naïveté de Bacurian, premier et unique fils du forgeron Curion et de sa belle épouse Ardénia. Pourtant, un frisson parcourut l’assemblée. Si cette prise était comme le fruit pourri de Chkabuk ? Un seul dans un panier et l’ensemble de la récolte s’effondrait en poussière dès la première lune après la cueillette. Qui sait ce dont ce guerrier nu était capable ? L’absence de vêtements n’était peut-être qu’un leurre. Lusion siffla de nouveau entre ses dents mais cette fois pour conjurer le sort.

Youpur sentait basculer la force de détermination de ses hommes. Il fallait contrer ce moment de relâchement induit par leur imagination galopante et par la chute d’adrénaline qui succédait au combat. Ce ne sont encore que des enfants… songea-t-il.

— Mes amis, ne cédez pas à la fatigue des sens et de l’intelligence. Le ver nu ne présente aucun danger. C’est une prise, un esclave. La bête, par contre, doit être maîtrisée. Nous pouvons l’endormir avec l’essence de khôme, je ne suis pas certain que nous disposions d’une réserve suffisante pour le temps de notre déplacement, il faudra rester vigilant. D’autre part, lier ses pinces, son bec et ses serres me semble nécessaire. Une seule question subsiste : comment allons-nous la transporter sans chariot ?

L’animal était gros et massif, ils ne pourraient le porter que sur de courtes distances.

— Toi, appela Youpur.

Ptit’Plum s’avança d’un pas, attentif le regard grave.

— Tu es le plus rapide d’entre nous, je te confie une mission d’importance qui, de surcroît, est difficile car tu seras seul. Va porter la nouvelle à la caravane, rapporte suffisamment d’essence de khôme pour endormir la bête aussi longtemps qu’il nous plaira. Nous vous attendrons, toi et les renforts, au Rocher Bleu. Nous y aurons établi un campement provisoire. Tu peux les prévenir, le périmètre est sûr, nous avons fini de le cartographier il y a peu. Tu emporteras la peau de gnouzk correspondant à nos relevés. Va, ne perds pas de temps. Nous avons besoin du conseil des anciens et de l’aide des vétérans.

— A vos ordres, l’Intrépide ! cria non sans plaisir Ptit’Plum en plaquant le poing contre son cœur. Il s’élança aussitôt vers les réserves de cartes et de nourriture pour constituer son paquetage. Il se sentait indispensable, exceptionnel !

— Ah, j’oubliais, dit Youpur en se tournant vers Bacurian, as-tu un coutelas des Monts Hauts ?

— Non, pas encore, s’excusa celui-ci. Gêné il se justifia aussitôt : mon père voulait m’en donner un avant mon départ, mais il n’avait pas reçu les lames. Il espère pouvoir m’en trouver un d’ici à mon retour, il veut le monter sur la poignée de…

— Oui, oui, pas besoin d’en savoir autant l’interrompit Youpur légèrement agacé par ce déluge de détails inutiles. Emprunte celui de Ptit’Plum, il n’en a pas besoin pour constituer son paquetage.

— Bien, dit Bacurian qui s’en allait déjà retrouver son camarade.

— Attends, soupira Youpur. Je ne t’ai pas encore dit ce que tu devais faire.

Bacurian stoppa net. Le rouge lui monta aux joues. Il ne serait donc jamais fichu de se comporter normalement en présence de son idole. Il voulait dire quelque chose, aucune parole ne lui vint à l’esprit. Il resta donc debout, bras ballants, à deux pas de Youpur.

— Tu vas trancher toutes les tiges de plantes à corde que tu pourras trouver dans les environs dit Youpur avant de se détourner pour aider Laflam à ramasser quelque chose.

Bacurian demeurait immobile. J’aurais dû dire : Oui, chef ! Bien, chef ! » d’une voix claire et posée et ramener le poing sur la poitrine, songea-t-il, les deux bras toujours mollement alignés le long du torse, le visage blanc comme un linge.

Ptit’Plum aussi vif qu’à son habitude lui glissa son coutelas dans la main.

— T’en fais pas, il t’en voudra pas… Je pars à la seconde lune, pense à me le rendre avant.

La moitié des hommes de la formation avait suivi Bacurian et le tas de plantes à corde qu’ils avaient rapporté était impressionnant. Assis en tailleur autour de leur butin végétal, ils tressaient méthodiquement les fibres, les mains déchirées par la texture râpeuse.

L’autre moitié de la troupe avait assemblé quelques cartes tout juste établies pour les coudre bord à bord, et ainsi créer une sorte de gourde. Dans cette poche de fortune enduite de gras de réserve, la petite troupe versait les précieuses gouttes de khôme dont elle disposait. Il y avait là de quoi tenir toute une campagne. Mais combien de jours s’il fallait assommer de sommeil une créature des enfers ?

— On va diluer.

— Ben, avec quoi ?

— Avec de l’eau !

— Hé, Ptit’Plum va pas nous en ramener de l’eau… Où est-ce qu’on va en trouver ? Y’en a pas d’ici le Rocher Bleu, observa Laflam.

Youpur se mordit la lèvre inférieure. L’eau, il avait oublié l’eau. Ah, il était beau, le grand guerrier ! Il allait finir aussi sec que la carcasse qui pendouillait à la patte du monstre. Le Rocher Bleu lui avait semblé un point de ralliement idéal. Assez gigantesque pour figurer sur les cartes plus anciennes, dont la caravane disposait. Assez proche pour pouvoir y porter-traîner l’animal. Assez gros pour constituer un abri et les protéger d’éventuelles attaques. Bon sang de bon soir, il avait pensé à tout sauf à l’eau. Il avait oublié l’eau…

— Il va falloir rationner l’eau ; est-ce qu’il nous reste du miellat ?

— Oui, on en a deux rondins pleins.

Les rondins utilisaient le tronc creux des Chtuvax, un arbre imposant constitué d’une seule et immense tige. Le Chtuvax aimait l’eau, aussi était-il difficile d’en trouver dans l’immensité des plaines ourlées. Heureusement, certains puits étaient naturellement bordés par ces végétaux. C’est pourquoi on les utilisait pour stocker et transporter l’eau.

— Bien, avec la carte du petit territoire vous fabriquerez une seconde gourde, plus petite, ce sera le biberon de la bête, vous y mélangerez quelques gouttes de khôme et du miellat.

— Déjà fait chef, annonça fièrement Laflam en brandissant l’objet au-dessus de sa tête.

— Vas-y toi, dit Youpur en regardant Bacurian et en faisant un signe du menton en direction de la bête.

Bacurian se leva hésitant, saisit le biberon de fortune que Laflam agitait dans les airs. Il marqua l’arrêt et se retourna vers ses camarades.

— On lui donne par laquelle ?

— Par laquelle quoi ?

— Ben, par laquelle tête ? demanda en hésitant Bacurian dont le regard passait avec effroi sur du bec de l’aigle à la gueule du lion.

— Par les deux ! lança Karlan, hilare. Tu y vas par les deux bouts.

Remarque grasse et virile qui déclencha aussitôt l’hilarité de ses camarades. Ployant les épaules sous les quolibets, Bacurian s’avança d’abord vers le bec. Après trois pas, il se reprit et fit demi-tour en direction de la tête de fauve dont il espérait qu’elle s’avèrerait plus simple à ouvrir.

— Tu les préfères avec des grandes queues ? lança non sans élégance l’impertinent Lusion, qui outre ses talents de conteur, aimait s’enquérir des goûts et préférences de ses camarades.

Nouvel éclat de rire général.

— J’aimerais vous y voir ! se défendit mollement Bacurian qui ralentissait le pas au fur et à mesure qu’il s’approchait des moustaches du fauve.

Satisfait d'échapper au tressage des fibres de plantes à cordes sans pour autant paraître tire-au-flanc, Karlan se leva. D’un pas décidé, il eut tôt fait de rejoindre Bacurian au niveau de la poche ventrale. Dans un élan de solidarité envers son acolyte boute-en-train qu’il souhaitait sauver de la corvée de tressage, il alpagua Lusion.

— Hep, Lusion, tu t’radines ? Y’a le gros minou à faire dormir !

Lusion leva les yeux. Ses mains écorchées l’élançaient mais, aller les plonger dans la bave gluante de cet animal ne le tentait pas du tout. Dieu seul savait ce qu’il avait mangé avant de venir s’échouer là…

— Non merci, je les préfère moins poilus ! rétorqua-t-il du tac au tac, provoquant de nouveau l’hilarité de l’assemblée.

Youpur qui regardait ses hommes tout en triant les cartes restantes esquissa un sourire. Voilà des moments dont on se souviendrait avec fierté… Karlan qui était monté sur la bête aurait partagé son enthousiasme. Les fesses bien arrimées sur la selle, il chevauchait l’hydre à deux têtes. Il glissa sans hésiter ses mains dans la bouche de l’animal au niveau de la commissure des lèvres. Les bras bandés par l’effort, il s’arc-boutait pour soulever la mâchoire supérieure du fauve.

Bacurian, lui, éprouvait des sentiments bien différents. Juché sur le haut de la queue de l’animal sa position était moins confortable. Il faisait face à la gueule ouverte dont émanait des relents fétides. Prenant soin d’éviter les incisives effilées comme des rasoirs. Il appuya sa main sur la langue molle et visqueuse en prenant garde de ne pas déchirer sa gourde de fortune au pic des canines. Il devait déposer le mélange de miellat et de khôme le plus près possible de la gorge de l’animal.

— Tu lâches pas, hein ? S’enquit-il anxieux, avant de prévenir : Ça va bouger.

— T’inquiète, répondit Karlan.

Pourquoi fallait-il qu’il se retrouve toujours à faire le sale boulot, pensa Bacurian dépité. Loin d’être un lâche, sa prudence procédait de son aptitude à la réflexion. Pour que la bestiole ingère le khôme il fallait qu’elle déglutisse. Et pour qu’elle déglutisse… La tête et une partie du torse glissée à l’intérieur de la bouche de l’animal, Bacurian tendit la main vers la glotte qu’il tapota légèrement. Faudrait pas qu’il se réveille !, songea-t-il à cet instant précis… Le courage n’est pas toujours chose aisée, il vous met rarement dans une position avantageuse, du moins dans un premier temps.

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