Chapitre X   Au commencement était le verbe 

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Où l'on s'inquiète du sort de Khalaba.



Maelivia pointait du doigt frère Troc. Elle était en proie à la plus grande des agitations. Ses yeux écarquillés trouaient son visage dont la peau à la carnation si pâle était devenue écarlate. Étrangère à elle-même, elle avait l'impression de remonter le fil de son histoire, d'être secouée de part et d'autre du temps.

Des bribes de souvenirs lui revenaient et la noyaient sous un amoncellement de sensations et d'images inintelligibles. Des plaques lisses et froides d'une matière translucide, des grottes aux lignes coupantes et aux angles aigus. Des soleils blafards, lucioles sans vie à la carapace dépolie. Un organisme gourd dont les veines chaudes parcouraient la peau lisse. Rien ne faisait sens.


Le froid lui mordait les pieds et les doigts. Des filets tièdes l'enserraient, l'étouffaient, la vie lui échappait. Puis c'était la chaleur écrasante, suffocante. Des poils d'animaux morts poissaient sa peau entre sueur et vertige. Elle était saisie, nettoyée. Des tissus rêches grattaient ou caressaient. Le mouvement rendait tout difficile à saisir. Le basculement du sol vers le haut, tandis que le ciel montait ou descendait. Des froissements de vents et de plumes faisaient tournoyer des étoffes autour d'elle en brassant l'air lourd, tandis que le monde ployait et le temps se tordait en une grimace amusée

Elle était devenue le jouet d'un destin à la nature maligne, radicalement différente de la sienne. Si éloignée que, pour lui, elle ne devait constituer qu'un amusement passager. Vacillante, Maelivia avait la nausée, elle sentait les bras de frère Troc qui la portaient et dont la poigne seule la raccrochait à la réalité. Il avait bondi hors de la source et l'avait rejointe en quelques enjambées. Il la maintenait debout en la tenant fermement par les épaules.



Il fit un signe à l'assemblée des nourrices hommes et femmes. Ceux-ci éberlués assistaient à la scène, impuissants. Leur sens du devoir, le poids de leurs fonctions les rappelaient peu à peu à la réalité. Il leur fallait sortir de la source, s'extraire de l'état second induit par le lait de Sulac et la Parole.

Les enfants ne participaient pas à la célébration du lien. Ils étaient trop jeunes pour gérer émotionnellement l'extase de la Parole et supporter le silence qui y succédait. Sortir de la source sanctifiée c'était quitter l'état d'Éden, c'était éprouver l'incomplétude et pleurer les grands Cataclysmes. Traditionnellement, lorsque les dernières vapeurs du lait de Sulac s'évaporaient dans l'air, le moine baissait la voix. Le récit devenait un chuchotement, ressassant inlassablement les mots déjà prononcées, les ancrant dans une mémoire collectivement partagée qui maintiendrait le lien jusqu'à la prochaine cérémonie. Telle une amarre, la Parole empêcherait chacun de dériver sur les récifs de la solitude et de l'individualité. Deux notions inconnues des membres du clan mais dont la prescience les laissait pantelants d'effroi.

Quitter la source c'était vivre une apocalypse, une atroce agonie qui engageait le groupe dans un état paradoxal. Un aveuglement de la conscience qui ne prendrait officiellement fin qu'à l'occasion de la venue d'un autre moine, de la tenue d'une autre oraison. Imposer à un enfant qui n'avait pas été initié ce déchirement, cette expérience de la vulnérabilité du tout, relevait de la torture. Et personne n'imaginait dans quelle mesure son intégrité psychique n'en serait pas remise en cause.


C'est pourquoi, à l'annonce des retrouvailles, des boissons sucrées à base d'une légère décoction de khôme étaient servies aux plus jeunes qui s'en délectaient. Les nourrices veillaient car, bien que réputé inoffensif, l'effet soporifique de cette préparation était puissant. Les enfants étaient ensuite conduits à la hutte commune où ils s'endormaient joyeux, impatients de recevoir des nouvelles de leurs parents partis pour les mines de plastique. Le lendemain, le moine, arrivé la veille, les abreuvait de contes et leur apprenait de nouveaux jeux. Le lien avec la caste se limitait pour eux à ce sommeil forcé et à cette matinée de jeux et de palabres. Il ne devait pas en être autrement.

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Les uns après les autres, les îliens s'extirpèrent de la source. La rupture était brutale. La cérémonie n'était pas encore arrivée à son terme et rompre alors le processus d'échange et de fusion était un renoncement douloureux mais impératif. Comment une enfant avait-elle pu rester éveillée en dépit de la coutume ? L'esprit vrillé par la souffrance, les membres du clan se souvenaient du petit démon roux dissimulé derrière les femmes lors de la cérémonie du partage. Trop habitués à ses excentricités, ils avaient préféré l'ignorer. Grave erreur de jugement. L'importance du moment à venir aurait dû, au contraire, les inviter à plus de clairvoyance. Alertés, ils auraient dû interrompre le repas rituel.


A peine sortie de la source, le corps encore ruisselant, Khalaba courut aussitôt vers la hutte des enfants. Elle s'appuya au chambranle de la porte. Leurs respirations lentes dans la moiteur de la pièce tranchaient avec le bouleversement de ses sens. Ses jambes la portaient avec peine tant son cœur se serrait d'avoir dû, si vite, couper le lien qui l'unissait à sa caste. Ébranlée, elle éprouvait aussi un sentiment qui grandissait en elle comme une mauvaise herbe. Il envahissait ses poumons et lui coupait le souffle.

La veille au soir, toute à la joie d'avoir retrouvé la petite, elle s'était étourdie de son babillage incessant et futile. D'histoires de chiens en histoires de loups, elle avait conduit l'enfant à sa couche sans même penser à lui faire boire la décoction de khôme qu'elle n'avait pourtant pas négligé d'administrer aux autres. Elle n'avait pas non plus réagi quand, dans la hutte du lien, la fillette s'agrippait furtivement à ses habits, évitant par des gestes vifs et précis d'en faire tinter les clochettes. Absorbée par sa tâche, tendue par l'impatience vers le moment où elle pénètrerait dans la source sanctifiée, elle n'avait pas réellement pris conscience de la présence de l'enfant.


Le contact de sa main, de son souffle, le léger courant d'air qui accompagnait ses incessants déplacements et ses bonds légers, lui étaient devenus tout aussi familiers que ses fréquentes absences. Habituée même à craindre ces dernières, la présence effective de la petite avait sur elle un effet apaisant. Au moins, lorsqu'elle était là rien ne pouvait lui arriver...


Quelle erreur ! Elle s'était montrée insouciante, pire, incompétente. Pourrait-elle se le pardonner ?

Elle revint sur ses pas, chancelante. La culpabilité l'étreignit si fortement qu'elle sentait ses vieilles entrailles se retourner. Il lui tardait de retrouver le groupe, de partager ses doutes et sa douleur avec ses pairs. Élever Maelivia était un rôle qui de l'avis de tous n'était pas simple. Elle l'avait toujours nié, effaçant ses frayeurs et les frasques de la gamine par ses éclats de rire cristallins. Sa joie balayait tout ! Les mines contrites des autres nourrices, les heures d'absence et les bêtises de la petite. Mais surtout, son rire l'avait empêchée de prendre conscience de ses propres faiblesses, de son inaptitude à contrôler et à élever cette enfant.


Sous prétexte d'amour, Khalaba avait déjà, à plusieurs reprises, manqué à son devoir. Et avec quelles conséquences ! Des oiseaux Bard gaspillés pour envoyer aux parents adoptifs des messages inutilement alarmants, puis faussement rassurants... Car, à une bêtise en succédait invariablement une autre d'une ampleur encore plus grande.

Elle avait failli de nouveau, et la petite était en train d'en subir les conséquences. Complètement défigurée, les yeux convulsés, elle semblait absolument désorientée. Et ces cris ! Pourquoi ces cris ? Etait-elle seulement consciente au moment où elle les avait poussés ? De quelle souffrance intime pouvaient-ils provenir ? Quelle était la faille qui habitait Maelivia, ce précipice au bord duquel elle se déplaçait d'un pas léger avec un sourire inquiet?



Khalaba apercevait frère Troc dans la source. Il avait assis la gamine toute habillée à son côté et l'écoutait. La petite parlait vite, très vite. Sa voix était entrecoupée de hoquets. Les mots qu'elle prononçait ne ressemblaient pas vraiment à des mots. Pourtant, ses intonations laissaient deviner des phrases, des questions. Frère Troc semblait comprendre. Il répondait. À sa grande surprise, Khalaba ne saisit pas non plus ce qu'il disait. Était-elle trop troublée ? Était-ce la distance, ou ce ton qu'elle ne connaissait pas et qui différait tellement de celui qu'il adoptait pour transmettre la Parole.

La voix du frère était sèche et cassante, elle se brisait sur la source comme sur un objet étranger. Frère Troc paraissait vieilli, ses sourcils étaient froncés. Du moins, c'est ce dont elle eut l'impression. Mais peut-être était-elle trop affligée pour voir en lui autre chose que l'aveu de sa faute. Si elle n'avait pas été sous l'influence de la rupture du lien et du lait de Sulac, elle aurait pu en bravant l'interdit éclater d'un rire sonore, d'un de ses rires magiques. Peut-être alors, aurait-elle pris conscience que frère Troc rentrait les épaules. Peut-être aurait-elle vu que, si son visage paraissait déformé, c'est que ses yeux pleuraient, que ses mâchoires tremblaient. Elle aurait pu venir à lui et lui tendre une main secourable.



Le fait est que Khalaba ne s'approcha ni de frère Troc, ni de la petite. Cette fois, elle n'était pas capable d'assumer. Elle préférait ne pas voir, ne pas savoir. Elle resta longtemps immobile puis chercha le groupe des nourrices hommes et femmes. Elle souhaitait trouver le réconfort auprès des membres de la caste. Elle dépassa la hutte du lien.

Les assiettes avaient été nettoyées et rangées. Les costumes traditionnels pendaient aux murs, silencieux — personne n'agitait les médaillons de cuivre — tels les témoins muets et impassibles d'une scène qui n'aurait pas eu lieu. Lorsque Khalaba sortit de la hutte, elle éprouvait une sensation de malaise grandissante qu'elle attribua à la sortie précipitée de la source.


Cette sensation gagna en intensité quand elle fit face au groupe des îliens. Elle s'apprêtait à se justifier, à partager avec eux l'affreux sentiment de culpabilité qui l'étreignait mais sa voix se perdit dans un sanglot. Contrairement à ce qu'elle appréhendait, aucun îlien ne lui posa de question. Les sourires étaient figés, mais sincères. Le vieux Blux s'approcha d'elle et la prit par les épaules. Elle se reposa sur cette étreinte comme un vieillard qui, lorsque sa jambe le fait souffrir s'appuie sur une canne de bambou.

Le soutien de ce contact humain la rassura, elle pouvait respirer de nouveau. Ça n'était pas si grave. Le clan était là, elle était le clan. « Unis je reste et je demeure, unis grâce à vous je vis ». Elle n'avait pas la force de prononcer les mots de la formule rituelle, et encore moins de porter la main à son front. Mais elle ressentait pleinement la puissance de cette affirmation et c'est avec ferveur qu'elle y puisait du réconfort. Non, elle ne serait pas seule à supporter la douleur infligée à Maelivia bien avant l'âge d'être adulte.

Quelles que soient les épreuves et les tragédies, elle était membre du groupe. Elle chercha la main de la vieille Bhor qui s'était gentiment approchée d'elle. La vieille s'en aperçut et de ses doigts usés par le travail, à la fois chauds et rêches, elle saisit la main crispée de la nourrice pour la réchauffer à l'intérieur de sa paume. Des larmes de reconnaissance et de recueillement inondaient maintenant les joues de Khalaba. Jusqu'à ce moment, elle ne s'était pas rendue compte à quel point elle avait besoin d'eux. Elle le réalisait à présent et levait les yeux sur les îliens avec reconnaissance.



C'est alors qu'elle vit s'avancer le vieux Fiasc. Sec et osseux, il était suivi par le gros Blonx qui portait avec déférence un tissu plié. Fiasc, homme nourrice et sage parmi les sages, ne se pressait pas. Elle ne pouvait détacher ses yeux des siens, oubliant même de respirer. Il saisit l'un des bords de l'étole. Un large foulard de soie violette se déplia entre elle et lui. Il attrapa le coin qui pendait encore librement et ramena le foulard au-dessus d'elle. L'étoffe claqua une ou deux fois dans la brise matinale avant de retomber mollement sur la tête de Khalaba qui hurla, hurla à en déchirer l'air.

Les nourrices hommes et femmes ne bronchèrent pas. Le vieux Blux continua d'étreindre Khalaba et la vieille Bhor caressa de nouveau ses doigts glacés avec la douceur de la nourrice qui s'occupe d'un être fragile. On venait de poser le voile du renoncement sur l'une des leurs. Ce n'était un moment facile pour personne. Il était normal d'être triste. Perdre une nourrice de la valeur de Khalaba amènerait le groupe à resserrer davantage ses liens, à s'entraider.

Personne ne s'étonna du cri déchirant qu'elle poussa dans l'aube naissante. De telles manifestations étaient courantes chez les écervelés. C'était bien ce qui faisait de cette maladie une tragédie : des actes et des paroles inconsidérées, virant dans la plus abominable incohérence à l'absurde. Khalaba avait revêtu le voile violet, elle ferait partie du prochain voyage.

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