Chapitre IX : La capture

9 minutes de lecture

Où une simple mission d'exploration peut décider de plusieurs destinées



La formation était parfaite. Chacun des hommes agissait avec rapidité et assurance. Le jeune Youpur voyait déjà en eux sa garde rapprochée. Ils deviendraient les meilleurs guerriers des steppes ourlées ! Des vétérans de talent dont les cicatrices et le visage buriné témoigneraient des périls auxquels ils auraient réchappés. Ils imposeraient le respect par leur stature. Les récits extraordinaires qu'ils feraient de leurs aventures seraient la pierre angulaire de l'admiration qu'ils auraient pour lui, leur chef.



Au cœur de la manœuvre, Youpur les invitait, en quelques gestes silencieux, à s'enrouler autour de la chose tel un boa autour de sa proie. Il s'agissait d'une bête monstrueuse. Elle scintillait, comme éclairée de l'intérieur. D'un côté, elle avait une tête d'aigle munie d'un bec surdimensionné, de l'autre une queue massive et épaisse surplombée par une tête de lion.

A terre, inconscient, gisait l'homme nu et maculé de poussière qu'ils venaient d'assommer.

La nudité n'était pas choquante aux yeux de Youpur mais elle représentait dans sa société un tabou. D'ailleurs, on n'y était jamais vraiment nu. On s'y dévoilait seulement partiellement. Etre mis à nu constituait une humiliation absolue.

En particulier pour une femme... Il sentit un sentiment de gêne monter en lui. A moins que, en signe de soumission totale et absolue à son guerrier maître... Tout homme était considéré comme guerrier devant son épouse et ce quelles que fussent ses fonctions au sein de la communauté. Être un guerrier...



Il excellait dans l'apprentissage des armes. Il avait été un élève assidu et avait su gagner l'estime de ses maîtres. Nommé responsable d'une formation, il exerçait son commandement depuis peu avec rigueur et conscience. Il obtenait de très bons résultats. Ses hommes étaient disciplinés et fidèles. Ils avaient confiance en lui et en son discernement. Ils le suivaient volontiers, n'hésitaient pas à prendre des initiatives. Youpur était pour eux à la fois un frère d'arme, et un guide. Pourtant malgré toutes les qualités qu'il déployait au quotidien dans la gestion des exercices sur le terrain, Youpur n'avait encore jamais vu de femme nue...

Il n'en avait pas eu le temps. Depuis que lui et ses hommes patrouillaient ensemble, les embûches avaient été nombreuses : approvisionnement, bêtes sauvages, difficultés à s'orienter dans le désert du fait d'informations partielles, fausses ou erronées. La nature hostile avait rapproché les membres de la formation. Désormais ils prenaient pleinement conscience de l'importance de leur mission. Essentielle, elle n'avait pourtant rien d'exceptionnel. Il s'agissait d'explorer, de compléter les cartes et de déterminer des itinéraires possibles.

Pour sécuriser le périmètre au sein duquel évoluait la caravane, toutes les lunes, une petite troupe explorait les plaines jusqu'à atteindre un précédent campement où les attendait une formation. Après un temps d'échange, l'ancienne garde repartait vers la caravane en suivant les indications des nouveaux venus. Une fois rejointe et après avoir retrouvé les vétérans, loin de demeurer inactifs, les plus aguerris d'entre-eux participaient à la formation des jeunes recrues.


Ces novices n'étaient pas encore auréolés de gloire bien qu'ils ait passé le baptême du sable, l'équivalent d'un premier combat. Ils apportaient simplement la fougue de leur jeunesse, l'authenticité de leurs premiers émois d'homme confrontés à l'infini des plaines ourlées ainsi que leur soif d'honneur et de combat. Une énergie que la sagesse des vétérans, aussi précieuse soit-elle, n'était pas en mesure de transmettre aux pupilles.

Les corps, rapides et habiles, magnifiquement sculptés par l'aventure et l'entraînement, témoignaient des bienfaits de la condition de guerrier comme de la vigueur du peuple nomade. Les plus jeunes s'appuyaient sur cet exemple avec volonté. Ils prêtaient l'oreille aux fanfaronnades, distinguant mal ce qui relevait de l'anecdote ou de l'affabulation. Mais peu importait, ils trouvaient là le creuset de leurs futures ambitions.



Youpur avait été comme eux, les sens aiguisés par l'attente, l'esprit caressé par le désir de partir à l'aventure. Il avait pris le chemin des nouveaux périmètres avec joie et fébrilité. Ses rêveries le transportaient dans un temps plus lointain où, homme mûr, ses faits d'armes lui vaudraient reconnaissance et obéissance. Néanmoins, il avait conscience que sa tâche, aussi périlleuse qu'elle fût, ne représentait qu'une première et toute petite étape de son ascension future.

Or, lorsqu'il avait entraperçu, quasiment à découvert, les reflets moirés de la bête, il avait senti sourdre dans son cœur et ses veines, la pulsation de sa destinée naissante. La gloire était là, dans ces étendues arides, sur son chemin à lui. Ses fantasmagories les plus folles se réalisaient. Pour peu qu'il parvienne à gérer avec brio cette situation inespérée, alors, tout deviendrait possible. Il voyait déjà sa tente de chef construite avec les ossements de l'animal. L'entrée, parée de plumes, brillerait dans la nuit. Le jour, ce panache attirerait les regards qui se fixeraient avec crainte sur son étendard de peau. Une tête d'oiseau d'un côté, de l'autre une tête de lion claquant sous le vent et battues par le sable des plaines...



Deux de ses hommes, envoyés en reconnaissance, étaient revenus peu après, en silence, mais bouillants d'enthousiasme. Un guerrier inconnu avait été repéré à quelques mètres de là. Il était ridiculement nu, comme déjà vaincu, et s'évertuait bêtement à tirer sur une tige de plante à corde. Avait-il à lui seul capturé la bête ? Voulait-il la faire prisonnière ? Etait-ce là une tâche si simple qu'un homme seul puisse y parvenir ? Les questions fusaient parmi la troupe. Les sons gutturaux montaient puis dégringolaient chaque octave. Les syllabes se répétaient inlassablement autour de plusieurs tonalités distinctes et chuintantes.

— M'est d'avis qu'il ne doit pas être seul. S'il projette de lier la bête, c'est bien pour la rapporter quelque part.

— Si c'était le cas, nous aurions déjà trouvé le campement de sa tribu. Depuis trois jours qu'on quadrille le territoire pour le cartographier, on n'a pas pu passer à côté.

— Bien vu, Laflam, lança Youpur. Il n'y a pas de traces de mouvement à plus de trois lieues à la ronde. Je dirais même que sa présence ici est étrange. Par où est-il arrivé ? Pas de piste, pas de signe de ses précédents campements...

— On dirait qu'il est tombé du ciel ! lança Ptit'Plum, le benjamin de la formation, petit par la taille, mais rapide à la course.

— Tombé du ciel et nu comme un ver ! railla Karlan dont la masse musculaire et la férocité faisaient ployer sans coup férir ses plus nobles adversaires.

Sa remarque déclencha l'hilarité parmi les membres de la formation. Si l'adversaire était déjà nu, c'est que la victoire leur revenait de droit ! Ils savouraient par avance ce succès facile. Leurs échanges versaient dans une débauche de camaraderie graveleuse. On les aurait dits sous la tente des recrues après les jeux du sel.


— Mes amis, les rappela à l'ordre Youpur, sachons rester calmes. Le combat n'a pas encore été livré. Vous parlez autant que des femmes et à haute voix ! Le vent ne serait pas contre nous que « Ver tombé du ciel » — il appréciait l'image trouvée par Ptit' Plum — nous aurait déjà entendus et aurait détalé comme le lapin des steppes. Notre priorité doit être la capture de la bête.

Il fit silence, ses troupes le fixaient avec des yeux ronds et reconnaissants. L'enthousiasme leur avait fait oublier la prudence la plus élémentaire. Ils avaient agi comme des enfants. Ils se sentaient indignes de porter la lance. Les premières épreuves leur semblaient maintenant un amusement auquel ils se seraient adonnés avec un sérieux feint comme lorsqu'on joue à la guerre. Confrontés au danger, ils avaient continué le jeu avec aussi peu d'habileté qu'une femme maniant l'épée. Parler haut et dru, parler fort au risque de se faire repérer. Quelle bande d'imbéciles !

Youpur sentait ses hommes humiliés de ne pas s'être montrés à la hauteur. Contrits, ils attendaient le blâme de l'instructeur et assumeraient la punition.


— Réveillez-vous ! les exhorta-t-il. Allez-vous vous en retourner dans les jupes de votre mère à la première erreur ? Vous parlez fort et haut. Et alors ? N'est-ce pas le signe de votre assurance et de votre vitalité ? Demain vous trouvera plus avisés. Sachez saisir la chance que le destin vous livre sous la forme de cet animal et de ce guerrier nu ! Combien de patrouilles, de jours de marche vaine aurions-nous dû encore effectuer avant de toucher à la gloire et de pouvoir ensuite savourer les plaisirs de l'autre sexe ?

Ce que je vous propose aujourd'hui, c'est de nous emparer de cette bonne fortune et d'en faire l'emblème de notre accès à l'âge d'homme et au statut de guerrier accompli ! Qui est avec moi ?

Il observa ses camarades. Accroupi, il voyait leurs pieds campés avec force dans le sol. Les uns après les autres, à mesure que leurs regards croisaient le sien, hochaient la tête et portaient la main vers le cœur en signe d'assentiment.



Au centre de ses hommes, Youpur posa les bases de leur approche. En quelques mots, chacun sut ce qu'il avait à faire. Un : encercler. Deux : neutraliser, d'abord le guerrier nu, puis l'animal. Trois : contrôler et sécuriser la voie du retour. En quelques gestes, ils se déployèrent sur le périmètre puis formèrent un cercle autour de l'animal et du Ver nu.

Lorsque ce dernier, après s'être récuré à l'aide d'une pierre plate, se pencha sur le ventre de l'animal, Karlan s'élança et lui asséna sur la nuque un coup puissant et mesuré à l'aide d'un gourdin en racine de Chtuk. Immédiatement, le reste de la troupe fit front, pointant les lances enduites de khôme vers la bête.

Intimidés par la masse luminescente, ils espéraient que les propriétés soporifiques du khôme agiraient rapidement sur l'animal. A leur grande surprise, ils n'eurent pas besoin d'utiliser leurs armes. La créature demeurait immobile. On aurait pu la croire morte si son flanc ne s'était soulevé mollement au rythme lent de sa respiration.



Sur un signe de Youpur, Ptit' Plum bondit vers la plante à corde que Radigan avait vainement tenté de déterrer. Il saisit son coutelas des Monts Hauts, aussi coupant que le fil du destin, trancha la tige à la base avant de ranger avec précaution son poignard dans la gaine de cuir qui pendait à sa ceinture. Faire des prisonniers était une tâche noble, digne d'un combattant aguerri. Il aurait le privilège, ce soir, à la lumière de la seconde lune, de tresser avec les fibres de la plante les liens qui enserreraient les poignets et les chevilles du premier prisonnier de la jeune formation.

Il rejoignit donc avec enthousiasme ses camarades qui portaient en triomphe leur jeune chef tout en criant : « Vive Youpur ! Vive Youpur l'intrépide ! ».

Youpur se dégagea d'un coup d'épaule. Il retomba prestement sur ses pieds. Ses camarades ne pensaient pas à mal mais gâchait la solennité du moment. Alors que pour lui faire honneur, ils déposaient à ses pieds le corps encore inerte du prisonnier, Youpur restait préoccupé. Il inspecta la bête et découvrit sous la crinière une selle de cuir. Il passa la paume de la main sur le plat de l'ouvrage pour en ôter la poussière et découvrit qu'il était finement ornementé. Il s'intéressa ensuite à la poche ventrale de l'animal d'où dépassait un tissu crasseux sur lequel il tira découvrant une sorte d'habit qui devait appartenir au vers nu. Ce n'était donc pas un sauvage. Il plongea la main dans la poche surprit de ressentir la vie qui pulsait à l'intérieur de cette carcasse immobile. Il retira, soucieux, quelques objets qu'il aligna devant lui avant de s'adresser à ses hommes.


— La selle de cuir joliment décorée et les objets contenus dans la poche ventrale de l'animal prouvent qu'il est apprivoisé. Son apparente absence de réaction est certainement le fait d'un profond sommeil. Comment l'animal réagira-t-il à son réveil en l'absence de son maître ? Ou, pire, sur un simple mot de celui-ci ? Il faut bâillonner le Vers nu. Tout de suite !

Bien qu'elle fût en contradiction avec les usages qui imposaient qu'on laissa toujours un prisonnier libre de sa parole, il n'eut pas besoin de justifier sa décision auprès de ses hommes. Aussitôt, l'un d'eux détacha le foulard d'honneur qu'il portait à l'épaule et bâillonna le prisonnier.



Ce soir-là Youpur avait suscité l'enthousiasme de ses frères d'armes. L'étrangeté de leur prise, la facilité avec laquelle ils avaient eu le dessus les avaient intimement convaincus que leur chef jouerait un rôle primordial dans leur vie de combats et que, plus tard, à la veillée, on parlerait de lui avec révérence. Il avait acquis leur obéissance aveugle.

Loin de se laisser étourdir par ce premier succès, Youpur l'Intrépide leur demanda de faire cercle autour de lui. Il leur restait un épineux problème à résoudre avant le coucher de la troisième lune : comment contrôler l'animal imposant qui, d'un seul revers de sa queue massive et lourde, pouvait tous les anéantir ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire arkagan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0