Chapitre 2 : Une longue attente

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Où l'on fait la connaissance de Maelivia, qui consumée d'attente se laisse pourtant gagner par le sommeil tandis qu'un frère de la parole accoste (ou plutôt agourdit) sur la plage.

Depuis plusieurs jours déjà, Maelivia espérait l'arrivée de frère Troc. Infatigable voyageur, il parcourait chacune des îles en quête des derniers potins. Il apportait en échange d'incroyables nouvelles qui animeraient les conversations encore longtemps après son départ. Il était tantôt messager, tantôt confident. Il en disait peu sur ce qu'était sa vie ou son histoire mais prêtait allégrement sa voix aux uns et aux autres pour rétablir des liens distendus par le temps et par l'éloignement.

Sans lui, comment savoir si le père parti à l'île du Carême se rétablissait, si le cousin éloigné de l'île de Croix progressait dans ses recherches et son commerce ou si les fêtes de la fertilité portaient fruit.


Perchée sur un monticule de pierre, à l'ombre d'un majestueux cèdre-palmier, Maelivia scrutait l'horizon. Le moine revêtait toujours, comme le voulait la tradition, une robe de bure qui se gonflait de vent et d'écume. La chaleur brouillait l'air au-dessus de la mer, rendant presque indiscernable un point de repère incertain qu'elle confondait parfois avec la haute silhouette du moine. Elle accrochait alors son regard à cet espoir évanescent et trompeur, comme l'enfant s'accroche et se retient à la main d'une nourrice.

Du haut de ses huit ans, elle savait déjà que les flaques mouvantes qui scintillaient dans le ciel d'or n'étaient que des mirages. C'était l'enseignement premier des moines sages. Tout n'est qu'illusion et derrière l'illusion se cache ce qui échappe à l'Immuable.

Elle frissonna à cette idée puis, posa la main sur son front, paume tournée vers le ciel. Elle y replia son pouce qu'elle recouvrit successivement de l'index, du majeur, de l'annulaire et du merveilleux. Elle récita alors les paroles rituelles « Unis je suis, je reste et je demeure. Unis grâce à vous, je vis. »

La magie de l'Immuable la laissait à chaque fois bouche bée. Au loin, oubliant que ce n'était qu'une énième prière, elle vit frère Troc apparaitre sur l'étendue miroitante et remercia immédiatement l'Immuable de l'avoir exaucée. La démarche chaloupée du moine faisait danser autour de lui les bords de sa tunique. Il avançait à pas réguliers, prudents et ne s'accordait que peu de pauses.

Rares étaient ceux qui connaissaient aussi bien que lui la surface des mers de sel, y marcher relevait de l'exploit. Les raquettes palmées utilisées à cet usage étaient en fibre de noix de coco. Elles étaient enduites de résine de cèdre-palmier pour résister à l'eau et au sel. A terre, elles étaient lourdes et encombrantes et Maelivia restait dubitative quant à leur efficacité réelle.

Elle avait déjà tenté à plusieurs reprise de s'élancer sur l'étendue d'eau, s'y était même enfoncé jusqu'au cou à plusieurs reprises et s'en était heureusement sortie indemne en quelques brasses vigoureuses.

La mer, dont la consistance ressemblait à celle de la mélasse, se refermait à la moindre erreur sur le marcheur imprudent. Les courants creusaient parfois des failles étrangement fluides dans lesquelles les gourdes – on appelait ainsi les raquettes palmées – s'enfonçaient brutalement. Elles devenaient alors un véritable handicap. Leur forme incurvée les transformait en poches qui en s'emplissant d'une eau vive ou épaisse entraînait inexorablement le marcheur vers les grands fonds. Si ce dernier n'avait pas le réflexe d'étendre autour de lui les innombrables plis de sa robe de bure, s'il n'avait pas l'habileté d'actionner rapidement l'attache en ivoire des gourdes, il était voué à devenir un esprit des confins. La marche sur l'eau était une activité extrêmement périlleuse uniquement pratiquée par les moines. C'est pour cela que, d'habitude, les frères de la Parole voyageaient en petits groupes. Frère Troc dérogeait à la règle.

Il voyageait le plus souvent seul. Si cela avait surpris au début, plus personne ne s'en étonnait à présent. Encore moins Maelivia qui entretenait avec le moine un étrange sentiment de familiarité. Frère Troc faisait partie de sa vie malgré ses longs mois d'absence. Il lui était nécessaire comme l'était sa nourrice, son petit frère Didi. Elle le comparait parfois au ciel bleu au-dessus de sa tête. Il disparaissait, comme le soleil laisse place à la nuit. Alors, on ressentait un grand vide, puis les trois lunes montaient l'éclairant à nouveau, toujours là mais un peu différent. Pour revoir frère Troc il fallait juste attendre plus longtemps.

A chacun de ses départs, pour calmer son attente, il laissait une perle à Maelivia. «Garde-la, disait-il, je te la confie, prends-en soin. Quand je reviendrai, tu me la rendras. » Alors, lorsque les trois lunes éclairaient les confins, Maelivia devinait que frère Troc était sous les mêmes cieux. Qu'au loin, il recueillait et échangeait des nouvelles du clan. Elle savait qu'il reviendrait et qu'assis autour de la source, il parlerait avec les adultes, jusqu'à l'aube, avant de s'endormir, désaltéré et serein, sous les feuilles de Gonax.

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Lorsque frère Troc posa pied sur la plage, le contact avec la terre ferme le sortit d'une transe. La marche sur les mers de sel n'était pas chose aisée, cependant il en maîtrisait admirablement la technique. Son pas s'enfonçait mollement dans l'eau. L'effort physique nécessaire pour relever le pied n'était pas négligeable, car la mer semblait retenir la gourde comme prête à l'avaler.

Quand un novice se déplaçait, on entendait à chaque pas le bruit de succion caractéristique d'une gourde qu'on détache de la mer. La marche était en soi épuisante mais les plaisanteries et moqueries des aînés l'étaient, nerveusement, plus encore.

Frère Troc n'avait pas été long à trouver la parade. Un pas plus glissé que posé. Une bascule du poids de son corps d'une jambe sur l'autre qui lui donnait une démarche particulière, caractérisée par un fort déhanchement, mais aussi une assurance étonnante pour traverser les failles sans en être affecté et une rapidité hors du commun.

Nombre de ses condisciples, n'ayant pas su développer les mêmes aptitudes techniques, peinaient à le suivre et le ralentissaient. Il en prit prétexte pour voyager seul, arguant que la circulation des informations, le lien entre les membres de la communauté, devaient primer sur le confort des frères.

Il avait balayé du revers de la main l'argument de la sécurité, avançant qu'en cela il s'en remettait entièrement à la volonté de l'Immuable lequel déciderait bien tout seul s'il devait devenir un esprit des confins ou un écervelé.

Il était rare d'aborder frontalement de tels sujets. Quant à savoir si parler ainsi de l'Immuable comme d'un être solitaire pouvait être qualifié d'hérésie...

Mais, frère Troc était charismatique. Il avait le verbe facile, et argumenter contre lui revenait à s'engager dans un combat que nul n'était certain de pouvoir remporter, à moins de disposer d'une intelligence exceptionnelle, et d'avoir pu se préparer à l'avance, en constituant un inventaire exhaustif des points de vue existant sur la question.

En effet, il avait une mémoire admirable et, généralement, semblait sortir ses affirmations du chapeau de la sagesse humaine. Si certains en éprouvaient de la jalousie, aucun n'osait remettre en cause la véracité de ses savoirs.

Aussi les sages acceptèrent sans tergiverser sa requête et ce, au grand soulagement des autres moines. Leurs méditations quotidiennes, la sérénité et le rythme immuable de leurs pérégrinations entre les îles ne seraient plus troublés par ses excentricités.

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Enfin il agourdit.

Frère Troc, goûtant sa solitude autant que la terre ferme, posa son sac. Il écarta les doigts de pied jusqu'à ce que ses petits orteils rencontrent le clapet du fermoir de ses gourdes. Libéré, il posa précautionneusement les plantes de ses pieds sur le sol. Le sable était brûlant et l'huile de palme dont elles étaient enduites fondit en un instant.

La morsure des gravillons chauffés à blanc était très différente de celle du sel et frère Troc la supporta avec plaisir, car elle annonçait une nouvelle île, de nouveaux récits et la permanence du lien entre les membres du clan.

Les yeux encore éblouis de soleil, il s'avança lentement jusqu'à l'ombre du cèdre-palmier luttant contre le mal de terre qui l'envahissait. Là, il fut surpris par une respiration calme. Il prêta l'oreille et comprit qu'il s'agissait d'une enfant qui dormait paisiblement.

La main ouverte de Maelivia avait laissé échapper une perle brillante, que frère Troc ne remarqua pas. Si tel avait été le cas, il aurait immédiatement reconnu la fillette dont le visage était obstinément tourné vers la mer malgré ses paupières closes.

Il regarda la petite silhouette floue et blanche sur le sable blond, elle était seule comme l'expression d'une inquiétude, d'un mystère posé là par l'Insondable pour interroger sa foi. Il était rare qu'un îlien soit séparé du groupe mais Il décida de ne pas agir. Seul l'orgueil poussait le sage à croire qu'il pouvait tout comprendre et, la folie plus encore, à croire qu'il devait intervenir.

N'était-il pas, lui-même, terriblement isolé lors de ses incessants allers-retours entre les îles ? N'y trouvait-il pas, dans une certaine mesure, une forme de soulagement ? Il n'aurait pas su l'expliquer, on ne l'aurait pas compris, on s'en serait inquiété.

Il préférait qualifier ses vagabondages de transe, d'état méditatif ou contemplatif en fonction de la sensibilité particulière qu'il décelait chez son interlocuteur. Et pourtant, savoir cette enfant isolée du groupe l'intriguait. Qu'est-ce qui avait bien pu l'inciter à s'éloigner de la source ? Qu'attendait-elle des mirages changeants des mers de sel, seule face à l'horizon ? Comment pouvait-elle sereinement dormir loin des siens ? N'y aurait-il pas là une place pour que la Parole tisse le fil de ses liens entre les êtres ?

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