Tu n'as pas suivi la lumière.

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  Il est apparu tout en haut de l’escalier. Il s’est arrêté un long moment, immobile, le corps bien droit, le regard figé. Il contemplait l’espace au loin devant lui sans y prêter une réelle attention, la bouche fermée, une expression de calme sur le visage. Il conservait bien droits les bras le long de ses hanches. Les jambes fermement posées sur le sol, la pointe de ses chaussures dépassant légèrement du palier, il demeurait silencieux. Il attendait l’annonce d’un départ, s’efforçant de montrer combien il était prêt à avancer. Il affichait une grande capacité à se conformer à ce que l’on attendra de lui.

  Lentement, son bras droit s’est levé, tendu, l’index effaçant tous les autres doigts qui s’étaient repliés. Les plis de sa chemise couleur sable ont bougé et le tissu a révélé des muscles contractés par l’effort. Le doigt pointait vers une lampe au plafond que personne n’aurait jamais remarquée s’il ne l’avait pas désignée. Il regardait toujours devant lui. Les rayons de l’éclairage ont scintillé avant de s’éteindre un court instant puis se sont rallumés. L’ampoule produisait à présent une teinte particulière, différente de ce qu’elle fournissait avant sans que l’on puisse en déterminer précisément la nuance. La figure de l’homme en avait subi un imperceptible changement. Les yeux clairs, de fins sourcils noirs, un grain de peau juvénile, il se dégageait de lui une agréable douceur. Les lèvres minces et délicieusement rosées, le cheveu noir et taillé avec soin, il possédait cette finesse des traits qu’ont parfois les adolescents. Était-ce l’expression de ses pupilles qui suggéraient une envie de savoir et un trouble devant la suite à donner aux mouvements de son corps ? Le léger déplacement du coin droit de sa bouche vers le haut, signe d’une attente à un ordre imaginaire qui ne se produisait pas, laissait deviner une légère impatience. Que devait-il faire ? Pourrait-il saisir toutes ces existences qu’il pressentait et les réaliser pleinement, personnellement ? La luminosité qui l’inondait, à présent, avait bousculé la contemplation dans laquelle il s’était plongé.

  L’instant d’avant, tout était évident, les mouvements allaient s’enchaîner avec une logique à la fois banale et universelle. Il ne faisait de doute à personne que la vie était ainsi, qu’une étape succédant à une autre, peu ou prou, nous traversions tous les mêmes évènements. Mais cette lumière titillée par un index dressé proposait d’autres voies à ses désirs. L’avait-il volontairement tendu vers elle ou n’était-ce qu’un geste spontané sans intention aucune ? Qui avait cherché qui dans ce mouvement improvisé ? Peut-être que s’il avait cherché ailleurs une source lumineuse différente, il l’aurait rencontrée. À moins qu’au contraire, elle lui fût destinée et ne le quitterait pas, esquivant les virages empruntés sur sa route. À l’instar des spots qui mettent en valeur les artistes dans les cirques, il vivrait sous une bonne étoile.

  La semelle de cuir de sa chaussure droite s’est soulevée du sol. Un genou s’est élevé, étirant une jambe de son pantalon de toile d’un vert kaki. Le pied droit s’était posé sur la première marche. Le mouvement du pied avait modifié en profondeur la position de son corps. Le buste légèrement penché vers l’avant, le bras qui auparavant pointait vers le haut avait empoigné la rampe de l’escalier. Aspirait-il à davantage de stabilité ? Craignait-il de rater la première marche ? L’avait-il déjà franchi autrefois découvrant alors combien le premier pas pouvait coûter ? L’accomplissait-il comme un poulain qui veut rejoindre ses géniteurs, au prix d’une chute inévitable, nullement envisagée ?

  Il affichait une belle assurance. Il n’était pas question pour lui de tomber et se dégageait de sa posture une l’impression de force et de fiabilité. Il avait pour lui une jeunesse rafraîchissante. La fin peau tendue de ses paupières, le mouvement léger de ses iris de gauche à droite, le sourire qu’il donnait avec générosité alors que ses lèvres avaient eu un mouvement imperceptible, toute son attitude procurait du plaisir.

  L’instant d’après, le pied gauche posé devant le droit sur une autre marche, tout s’était évanoui. Le doute occupait tout le terrain. Ses bras semblaient mal assurés, son pantalon avait perdu de sa superbe. Ses bras de chemises collés à sa peau trahissaient la sueur qui perlait sous l’étoffe. Ses yeux avaient conservé le même mouvement de droite vers gauche mais c’était pour mieux évacuer l’angoisse qui l’envahissait. Il avait tout perdu de ce qu’il détenait auparavant. La lumière éclairant un chemin tout tracé ne se faisait plus si nette. Le cuir de ses semelles offrant un contact impeccable avec le bois de l’escalier pouvait tout aussi bien provoquer une glissade. Toutes les assurances qu’il avait acquises s’étaient révélées fragiles au point de se briser.

  Il a fait pivoter son buste pour jeter un regard en arrière, à la recherche d’une aide ou d’un encouragement. Surgissant de l’ombre, quelques personnes se sont approchées. Chacune paraissait exprimer un point de vue qu’aucune autre ne partageait. Toutes avaient leur idée sur la conduite à tenir. Une disait qu’il fallait avancer au risque de tout perdre, une autre affirmait le contraire, ajoutant qu’il y aurait d’autres escaliers. Laissant là tous ces conseils forcément avisés et sans que l’on puisse affirmer lequel avait recueilli son assentiment, il commença à descendre de nouveau. Marche après marche, d’un pas résigné, il venait à l’instant de prendre avec lui-même un engagement qui le remplissait de sérénité. Il avait perdu un peu de l’enthousiasme frais des premières marches. Il savait que la lumière ne l’obéira plus. Il n’ignorait pas non plus qu’il avait dépassé les questions de la marche d’avant et qu’il n’y retournerait plus.

  Parvenu à la dernière marche, il s’est assis, essoufflé par l’effort qu’il venait d’accomplir. Il avait vieilli en franchissant un passage. Ses épaules s’étaient chargées du poids des années. Il mesurait sa vie à l’aulne des marches gravies. Satisfait, heureux, impassible, une certaine joie au cœur, il remerciait les autres. Même sa beauté s’était transformée. Il avait perdu ce minois d’adolescent qui avait été le sien. Ce teint de lait qui respirait l’insouciance et la témérité de celui qui n’a pas encore vécu, avait disparu. Son regard s’était durci. Ses traits s’étaient assombris. Il avait gagné de la profondeur. Il était devenu un homme d’expérience. Il avait fait des choix et les assumait. Il ne risquait plus rien à regarder en arrière, ni trop fier, pas davantage rongé par des regrets. Il avait descendu l’escalier de sa jeunesse et se sentait particulièrement prêt à poursuivre un chemin bien à lui.

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