36 - Calestra (1/2) (à réécrire)

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 Il était arrivé à Calestra à dos de dragon, la veille au soir. Le voyage avait été long. Il fallait préciser que la distance, qui séparait le royaume de Körriar du Fort, n'était pas des moindres : deux jours de vol, deux semaines de marche. Mais il avait enfin posé les pieds à Calestra. Calestra la Scintillante.

 La forteresse – construite au sommet du Mont Infini et située à la frontière de trois des huit royaumes –, devait son nom aux reflets de lune qui inondaient, en hiver, le tapis de neige qui recouvrait ses murs. En temps de guerre, elle jouait un rôle décisif dans les batailles ; et lorsqu’on la contemplait du ciel, on comprenait immédiatement pourquoi.

 Calestra était grande.

 Calestra était belle.

 Calestra était imposante.

 Une centaine de dragons, tous aux aguets, survolaient ses murs de granite noir, contrastant avec la roche pâle, presque blanche, de la montagne. Au vu du nombre de Héros qui la défendaient, Calestra semblait inattaquable. Elle était froide, austère, mais néanmoins pas dépourvue de charme. Ses terrasses taillées à même la roche avaient été aménagées en jardin clos donnant directement sur l'horizon. Une vue imprenable, que bien des dragonniers aimaient observer, car elle leur offrait toute la splendeur de la terre vue du ciel, avec l’avantage d’avoir sous leurs pieds le sol, bien réel.

 Irwan était ici en mission. On lui avait octroyé une petite chambre meublée d'un lit, d'une armoire et d'un bureau en bois. Il avait été habitué à mieux, mais devrait s'en contenter : toutes les chambres du fort comprenaient le strict minimum.

 Songeur, il sortit sur la terrasse et contempla le paysage un long moment. Il n'avait accepté cette mission que parce qu’il y était obligé. Chaque Héros devait, au moins une fois par an, s'acquitter de son devoir envers le Fort. On lui avait proposé d’effectuer le sien au printemps, et il avait accepté. C’était un bon compromis entre devoir affronter la rudesse des courants d’hiver et l’ardeur du soleil des après-midi d’été. Mais son choix l’avait laissé sur sa faim. À peine avait-il donné son accord, qu’un sentiment fort désagréable s'était emparé de lui – sentiment qu'il ressentait encore quand il y réfléchissait trop sérieusement. Ses oreilles s’étaient mises à bourdonner, sa gorge se serrait et son estomac se nouait si nerveusement qu'il semblait sur le point d'exploser. Pour faire simple ; tout son corps lui annonçait qu'il avait fait le mauvais choix : bon nombre de Héros survolaient déjà Calestra et rendaient sa présence inutile. Cette mission ne lui apporterait strictement rien, ni gloire, ni reconnaissance ; il aurait été préférable de refuser. Mais un Héros de son rang, sous peine de voir sa notoriété chuter, se devait d’être présent.

Nous en aurons bientôt terminé, grogna Rörn dans son esprit.

Bientôt..., répondit-il en écho.

 Il retourna dans sa chambre et s'étendit sur le matelas dur comme du roc.

 Rörn était gris. L’un des rares dragons qui se démarquait de ses congénères par sa couleur ; un atout certain quand on aspirait à devenir Héros. Mais si les gens se souvenaient plus facilement de vous, ils n’en oubliaient pas, non plus, les erreurs que vous commettiez.

 Lui et son dragon s’étaient rencontrés lors de son apprentissage à la Dragonnerie de Ferry, capitale du Royaume de Körriar. De nature peu sociable, Irwan n’avait pas d’amis. Ainsi, lorsque le dragonneau était sorti de son œuf, l’homme lui avait consacré toute l’attention qu’il pouvait, et la relation qu’ils tissèrent devint très vite exclusive. Rörn était un Héros. Son héros à lui, en quelque sorte. C'était lui qui, des années plus tôt, l'avait sauvé de la solitude dans laquelle il s'était réfugié. Il était le seul qui comptait, et le seul pour qui il n’avait jamais compté. Il avait souhaité devenir meilleur. Rörn, lui aussi, avait souhaité le devenir. Et ensemble, c’est ce qu’ils étaient devenus : meilleurs. Ou plutôt : les meilleurs. Leur synchronisation engendrait régulièrement des jaloux, des habitants qui ne comprenaient pas comment on pouvait se prendre autant d’affection pour une bête, mais aussi des Héros, qui plus encore, rejetaient l’exclusivité d’une telle relation. Ils l'enviaient et le détestaient pour ce qu’il était : pour sa réussite qui renvoyait chacun au constat de sa propre vie. Parfois on le respectait tout de même. Et plus rarement, on le remerciait. Mais malgré l’estime qu’on pouvait lui porter, et malgré toute l’excellence qu’on lui attribuait, sa faim de reconnaissance, elle, ne cessait de croître.

 Pourquoi ?

 Que recherchait-il au juste ?

 Gêné, il déplaça l'oreiller sous sa tête afin que les muscles de son cou puissent se relâcher. Les restes de son vol de la veille se faisaient ressentir : des courbatures meurtrissaient ses bras et ses jambes. Il avait cinquante ans, dix de trop pour ce genre d'expédition et trop de souvenirs douloureux pour parvenir à récupérer paisiblement.

 Une forte pression au niveau de ses tempes l’avertit d’une migraine à venir. Il se leva alors, se dirigea vers le bureau et, après avoir cherché dans le tiroir, en sortit une petite capsule d’herbes séchées et pillées qu’il avala prestement. Les plantes ne feraient pas effet avant un moment. En attendant, il décida d'aller faire un tour dans le Fort, histoire de se réhabituer aux lieux, et de répondre à cette vieille habitude de Héros qui consistait à assurer ses arrières au cas où la mission prendrait une tournure inattendue.

On est jamais trop prévoyant, concéda Rörn.

 Irwan acquiesça d’un grognement. La dernière fois qu’il s’était montré imprudent, ils avaient bien failli y rester. Heureusement pour eux, leur nature introvertie les avait poussés à une certaine méfiance, et Rörn, alerte, avait décelé le subterfuge peu avant que le piège ne se referme. Quand l’ennemi, un énorme dragon rouge, avait plongé sur eux, Rörn avait subitement viré à gauche. Les griffes du monstre les avaient manqués de si peu qu’Irwan avait senti le râle de la bête sur sa peau. Ce gros dragon rouge répondait à une combinaison parfaite qui alliait à la force une fureur inégalable. Sa queue, longue et puissante, semblait taillée dans le roc. Et ses griffes, acérées comme des couteaux de combat, auraient entaillé les ailes de sa monture en un coup de patte.

 Il avait à tout prix fallu éviter la confrontation.

 Misant sur ses propres capacités, Rörn avait accéléré, emportant dans sa trajectoire l'ennemi d'une perspicacité étonnante. C’était ce qu’il détestait avec les Rouges. Ils étaient robustes, mais aussi vifs et non dénués d’intelligence ; ce surplus de qualités les rendait véritablement dangereux. En comparaison, Rörn semblait une proie facile. Une proie dotée d’une ossature légère, mais qui le portait avec aisance. D’ailleurs, ce fut ce détail qui les sauva. Car là où son assaillant s’épuisait à suivre la cadence, Rörn filait avec l’agilité d’un courant d’air un soir de tempête.

 Suite à cette mésaventure, le Héros s’était montré plus prudent. Dès qu’il arrivait dans un nouvel endroit, il partait en reconnaissance sans trop tarder – histoire d’éviter les mauvaises surprises.

 Le couloir vide lui renvoya l’écho de ses pas. Les herbes commençaient à faire effet. Méthodiquement, il fit le tour de la forteresse. Il débuta par les étages inférieurs pour terminer par les remparts. La tâche l’occupa une bonne partie de la soirée, et ce fut satisfait que ses draps, même humides et inconfortables, l’accueillirent à la tombée de la nuit.

 Quand il se réveilla, le matin suivant, Irwan était d’humeur massacrante. Ses paupières étaient lourdes. Son cou, tendu. Toute la nuit, de vieux démons l’avaient poursuivi jusqu’aux prémices de sa conscience. Et comme pour pimenter sa journée, d’énormes cumulus noirs s’étaient amoncelés à l’horizon, menaçants, là où les premières lueurs du jour auraient dû fendre le ciel. Quelques minutes plus tard, les premières gouttes vinrent s’écraser lourdement contre la fenêtre de sa chambre. Puis en quelques secondes, l’averse se transforma en un violent orage, et ce furent des torrents entiers qui se déversèrent derrière les carreaux.

 Pour remédier au déluge et à l’image déprimante que cette journée annonçait, Irwan se fit servir son petit déjeuner au lit dans l'espoir que celui-ci amoindrirait peut-être sa mauvaise humeur. Mais c’était trop demander. La bouillie et les fruits secs qu'on lui apporta parvinrent tout juste à ne pas le rendre plus exécrable. Et son repas lui resta sur l'estomac toute la matinée, sans que cette sensation de nausée ne le quitte un instant.

 Peu avant midi, quand l’orage se calma, Irwan se rendit au dernier étage de la forteresse. Il y faisait frais. Rörn se trouvait installé dans une couche confortable, qui s’ouvrait, au niveau du mur extérieur, sur le vide et ses courants aériens. D’humeur taquine, son dragon s’amusait à faire sauter le cadavre d’un veau entre ses pattes, à la manière d’un chat avec une souris, le rattrapant dans sa gueule quand il lui échappait. Et visiblement, ce petit jeu lui plaisait beaucoup.

 Exaspéré, Irwan grogna. Vingt-huit années en sa compagnie, et vingt-huit années qui n’avaient pas suffi à lui arracher son côté “dragonnet puéril”. Mais avec le temps, Irwan avait appris à faire avec. Où plutôt, à se détacher des sentiments qui le dérangeaient.

 – On y va ! dit-il en lui flanquant une tape sur l’arrière-train.

 Rörn le fixa, se tourna vers sa carcasse, donna un dernier coup de croc, attrapa un fémur, le mâchouilla, le brisa...

 – Debout ! grogna Irwan. Tu retrouveras ta vache quand on en aura terminé.

 Rörn gronda, poussa son tas d’os du bout du nez, puis finit par s’en détourner. En se levant, il étira maladroitement son corps. Ses griffes s’enfoncèrent dans la litière. Ses ailes se déployèrent à demi, coincées dans cet espace presque exigu pour qu’il puisse les étendre pleinement. Irwan le gratifia d’une petite marque d’affection sur l’encolure, grimpa sur son dos puis, d’un seul geste, ils s’élancèrent dans les airs.

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