30 - Entre-deux (à réécrire)

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 Ce soir-là, les rires résonnèrent devant la tente ; la soirée s’annonçait festive, à l’opposée de celles qu’ils avaient passées dans les montagnes, épuisés et transis de froid. Certains candidats s’étaient gardés de rejoindre le feu de camp, préférant à la chaleur ambiante la solitude et le confort de leur tente, comme c’était le cas de Yuling qui, restée sur sa paillasse, les écoutait en tentant de trouver le sommeil.

 – Je n’en ai jamais vu un aussi gros. Une énorme masse dans le ciel, je suis sûr que c’était un dragon.

 – Arrête tes bêtises, c’était pas un dragon. Tu crois qu’ils nous auraient attaqués ?

 Yuling dressa l’oreille.

 – Moi aussi je l’ai vu, et c’était bien un dragon. Avec mon binôme on a passé deux jours à le fuir. C’était à cause de lui, le feu.

 – Vous croyez qu’il y a eu des morts ?

 Un long silence suivit sa question. Personne n’était dupe ; les candidats savaient.

 – Ils n’auraient pas osé, rétorqua une jeune fille qui finit par briser la gêne occasionnée. Ils ne sont pas là pour ça, juste pour nous tester.

 – Et qu’est-ce que t’en sais ?

 – Ça n’aurait aucun sens…

 – C’est vrai qu’il a cramé la moitié de la forêt quand même… Je vous dis pas la tête d’Ulluh quand il est arrivé en courant avec des flammes au bout des doigts. Il a cru que c'était lui qui avait embrasé la forêt !

 Il y eut quelques rires, ledit Ulluh se fit charrier par ses voisins qui en profitèrent pour se moquer de ses nouveaux pouvoirs.

 – Il va falloir t'habituer mon vieux, après tu vas côtoyer ces monstres tous les jours ! ricana la grande-gueule du groupe. Ça fait quoi de te faire rôtir par un dragon ?

 – D’ailleurs, vous avez entendu ? Il parait que chaque année, y'a un élève qui se fait bouffer.

 Yuling ne put retenir un soupir. Le souvenir de son dragonneau sur la défensive lui revint, tandis qu’il tentait de se défendre de ses bourreaux. L’horreur prenait toujours racine dans la haine. Combien de ces candidats odieux seraient admis à la Dragonnerie ?

 Prise d’un frisson, elle préféra ne pas y songer.

 Au cours de l’épreuve, certains avaient découverts leurs pouvoirs, d'autres avaient perdu des amis, des frères, mais tous s’accrochaient à cette infime incertitude ; seuls les meilleurs seraient admis. Les autres…

 Plus tard dans la soirée, Ewa rejoignit Yuling. Elle n’était pas repassée depuis l’après-midi. La jeune fille en avait donc profité pour récupérer ; elle avait pu se rassasier et une bonne sieste avait eu raison de ses courbatures. Seule restait cette douleur déchirante au dos qui se manifestait au moindre de ses mouvements, ainsi qu’un léger mal de crâne qui l’empêchait d’avoir les idées claires. Elle n’avait toujours pas de nouvelles de Solrik, ce détail l’inquiétait. Elle se questionnait sur la suite des événements quand Ewa l’avait rejoint dans la tente.

 – La moitié des candidats s’imagine déjà à dos de dragon, lâcha la jeune fille, décontenancée. Est-ce qu’ils se rendent compte qu’il y a encore deux épreuves ?

 – Est-ce que tu sais ce que deviennent ceux qui ne sont pas retenus ? demanda Yuling, inquiète.

Elle se faisait du souci pour son partenaire, en plus de se sentir responsable de son état.

 – Je crois qu’ils sont renvoyés chez eux, mais à mon avis ce n’est pas aussi simple. Personne n’a jamais su le contenu des épreuves à l’avance et si on réfléchit bien, c’est peut-être parce que personne n’a été en mesure de les communiquer. Surprenant, non ?

 – D’après toi, ça aurait un lien avec ce qui s’est passé la première nuit ?

 – La première nuit… Tu veux parler de l’incendie ?

 – Du dragon qui a perpétré ce carnage.

 Ewa secoua la tête.

 – Je ne sais pas si tu te souviens, mais sur la fin de l’épreuve aussi il y avait des dragons.

 Yuling fronça les sourcils en essayant de se rappeler ; après de longues secondes, la mémoire sembla lui revenir.

 – Un rouge et un vert ?

 – Oui, on les a vu cracher du feu et voler au dessus de la plaine, mais il n’y a eu aucun mort. Autrement dit cet incendie n’a rien à voir avec la Dragonnerie, même si ce que ça suppose est tout aussi effrayant.

 – Quelqu’un qui s’en prendrait aux candidats mais qui ne ferait pas partie de la Dragonnerie…

  Ewa tourna alors la tête vers l’entrée de la tente en réalisant que des candidats se disputaient à l’extérieur. Elle partit voir sur la pointe des pieds, indiquant à Yuling de ne pas bouger.

 Perdue dans ses pensées, la jeune fille repensa brièvement à la silhouette qu’elle et Solrik avaient aperçue dans les bois. Non, ce n’était pas possible. Son dragon se serait trouvé quelque part sous le couvert des arbres : un dragon de cette taille ne se dissimulait pas aussi aisément. Il y avait une autre explication.

 – Ils se disputent pour une histoire de fantôme, rapporta Ewa une fois avoir regagné la tente.

 Elle soupira et s’assit sur la paillasse, les jambes croisées. Yuling se laissa retomber, les cheveux en bataille, sur le lit de fortune.

 – Ils sont fatigués, murmura-t-elle. Je les comprends, moi-même je ne sais plus trop où j’en suis. Ça fait trois jours qu’on court dans tous les sens, et avec les événements récents… Ils n’ont pas oublié : ils rigolent, ils essaient de passer à autre chose, mais ils ont tous gardé à l’esprit la menace du premier soir. 

 Elle ferma les yeux ; la magie, les dragons, ce sentiment d'oppression qui l'habitait depuis sa rencontre avec Yör… Tout ça lui semblait familier. En revanche, la peur, l’horreur et la guerre... Ça, c’était nouveau. Et elle avait subitement l’impression d'avoir épousé une vie dangereuse. Une vie où le mérite se payait au prix du sang.

 – Tu ne t'es jamais demandé ce qui se passerait si tu ne t'entendais pas avec ton dragon ? lui demanda Yuling, pensive.

 Ewa prit le temps de la réflexion :

 – Tu crois que ça arrive souvent ?

 – Je me dis que ça doit forcément arriver, sinon pourquoi sélectionner des candidats ?

 Yuling repensa à son dragonneau avec lequel les relations n'avaient pas toujours été faciles. Est-ce que tous les dragons finissaient par obéir à leur Héros ?

 – Yuling ?

 La voix de Dame Calwaën lui parvint de l'extérieur de la tente. La jeune femme repoussa la toile de l'entrée, adressa un rapide "bonsoir" à l'intention d'Ewa et lança un regard équivoque à sa protégée.

 – Je vous laisse, répondit Ewa qui comprit leur besoin d'intimité. A demain.

 Et elle disparut subtilement alors que la jeune femme se rapprochait de la paillasse, une ride d'inquiétude sur le front.

 – Comment te sens-tu ?

 Sa voix était calme, posée, comme chaque fois qu'elle avait un message important à lui communiquer.

 – Mieux. J'ai passé l'après-midi à me reposer et la douleur est en train de disparaître. Est-ce que je vais pouvoir participer aux épreuves ?

 La jeune femme se garda de lui répondre immédiatement et se pencha vers elle pour l’examiner. Elle vérifia ses jambes et ses cervicales, puis lui demanda de se relever. Yuling s’exécuta et serra les dents pour ne pas trahir sa douleur, mais Dame Calwaën n’était pas dupe. Dans la pénombre, elle darda sur elle un regard grave.

 – Je ne vais pas te mentir : passer la suite des épreuves dans de telles conditions risque de t’être compliqué. En dehors des épreuves elles-mêmes, les Maîtres te disqualifieront dès lors qu’ils auront connaissance de ton état. Tu comprends ce que ça signifie ? Qu’ils ne doivent pas un seul instant douter de ton état de santé. Je garderai pour moi notre échange, mais si je juge par la suite que ta vie est en danger, je n’hésiterai pas à te disqualifier moi-même.

 Yuling acquiesça.

 – Néanmoins, tu sembles récupérer plus rapidement que ce à quoi on aurait pu s'attendre. Quand est-ce la dernière fois que tu as bu ?

 – Je... euh... Ce midi, il me semble.

 Dame Calwaën fronça les sourcils.

 – Rien depuis tout ce temps ?

 – Je n'ai pas vraiment soif.

 La jeune femme laissa échapper un long soupire.

 – Si tu veux que ton corps récupère, tache de boire régulièrement. L'énergie dans lequel le lien a puisé est vitale et nécessite que tu t'hydrates correctement.

 – Mmm...

 Yuling acquiesça.

 – Je passais juste voir comment tu allais. Je vais te laisser maintenant. Repose-toi jusqu'à demain, tu auras besoin de toute l'énergie dont tu disposes pour la suite des épreuves. Bonne soirée.

 – Bonne soirée...

 Et la jeune femme disparut, aussi légère qu'une brise d'un soir. Une douce lueur dansa à travers la toile tirée ; la nuit s'était levée, le feu s'était éteint. Les candidats avaient rejoint leur tente pour la nuit. Seul s'élevait par moment les éclats de voix de ceux qui peinaient à trouver le sommeil, des bribes de messages à peine murmurés. La nuit avait plongé le camp à la lueur du clair de lune.

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