4 - Souvenir (1/2)

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 Il faisait gris. Presque trop sombre pour cette fin d'après-midi d'hiver. Un épais manteau neigeux recouvrait les hauteurs, baignant de couleurs ternes le paysage. Mais au village, une étrange effervescence régnait. Yuling voyait passer les gamins en courant dans la rue principale.

 – Dépêche-toi ! Tu vas voir, tu vas pas le regretter.

 – Tu crois que c'est un vrai ?

 – Bien sûr ! Bôno a dit qu'il nous laisserait même le toucher !

 Yuling les regarda se diriger vers la sortie du village avec un pincement au cœur. Elle enviait cette lueur dans leurs yeux ; elle aussi aurait bien aimé savoir ce qui se passait, mais elle n'avait pas pour habitude de faire partie des confidences. Curieuse, elle décida alors de les suivre en cachette. Son frère n'aurait pas apprécié de la surprendre en train de les espionner, mais elle s'en fichait.

 La nuit commençait à tomber. Les enfants s'étaient rassemblés à la sortie du village, à la lisière de la forêt. Aux fenêtres, les gens s'agitaient, alarmés par les cris qui leur parvenaient de l'extérieur.

 – Il bouge ?

 – Non, il dort...

 – Maman m'a dit que les bébés avaient besoin de beaucoup dormir.

 – C'est pas un bébé, t'es bête.

 – C'est un œuf d'abord !

 – Bôno, dis-lui que c'est un bébé !

 – Si, c'est un bébé. Un bébé dragon, même !

 À ces mots, Yuling dressa l'oreille. Un dragon ? Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle s'approcha sur la pointe des pieds et tenta d'apercevoir l'œuf. Derrière elle, des voix se rapprochaient, les adultes accouraient :

 – Reculez, bon sang ! C'est dangereux ! cria l'un d'entre eux.

 Deux autres arrivèrent paniquésnet écartèrent les enfants. Puis les habitants du village affluèrent et commencèrent à se rassembler autour de l'œuf. Yuling les regardait effrayée, gesticuler dans tous les sens. On parlait de l'œuf, de Bôno et de l'endroit où il l'avait trouvé. Des regards agacés se perdaient entre les cris et les injures. Le ton montait : on évoquait alors la sécurité du village et son économie. Une fois, une seule fois, le nom de Héros fut prononcé.

 – On n'a qu'à d'mander à Solon d's'en occuper. Il sait s'y prendre avec les bêtes.

 – T'as vraiment que ta mirette dans le crâne, toi ! Un dragon, ça grossit figure-toi. Il va nous bouffer tous nos élevages !

 – Et la sécurité des enfants, vous y songez ? intervint une mère inquiète.

 – Faut qu'on l'refile à quelqu'un...

 L'espace d'un instant le calme se fit. On entendit quelques murmures angoissés, puis un homme, le plus calme de tous, prit la parole :

 – Demain je contacterai Anyor, fit-il gravement.

 – Anyor, ces faces de Keuk ! Ils nous ont pas accepté un seul d'nos gosses et on devrait leur rendre service ? Qu'on s'le garde et ils arrêteront de venir faire les malins !

 – Andé, calme-toi, tu as trop bu... supplia une femme en se pendant à son bras.

 – Lâche-moi ! J'te le monte quand j'veux, moi, ton dragon !

 Il la repoussa violemment ; la jeune femme retint un hoquet, mais il l'ignora. L'homme qui avait pris la parole plus tôt l'attrapa alors par le col et d'un regard froid, réarticula tout près de son visage :

 – Demain, je me rendrai à Anyor, que tu le veuilles ou non. Pendant mon absence, je compte sur vous tous pour garder l'œuf, fit-il en se tournant vers les villageois.

 Quelques grognements peu enthousiastes accueillirent ses paroles. Il relâcha son comparse, puis se détourna d'un air nonchalant.

 – Mettez-le dans l'abri, chez Solon, déclara-t-il en s'éloignant.

 Puis il s'en alla, couvert du regard assassin des habitants. Durant tout l'échange, Yuling était restée attentive. Elle les avait écoutés, regardés. Elle aimait bien l'homme qui venait de partir, son visage lui plaisait. Mais celui qui s'agitait dans tous les sens lui faisait peur.

 Les poings serrés, elle décida de rester cachée encore un moment et d'attendre qu'ils s'en aillent. Avec un peu de chance, elle pourrait peut-être se rapprocher de l'œuf ! Qui sait ? Elle aurait peut-être même l'occasion de le toucher !

 Cette simple perspective l'excitait tant qu'il lui fallut redoubler de sérieux pour ne pas trahir sa présence. Mais alors qu'elle observait les derniers villageois regagner leurs maisons, une voix retentit :

 – Yuling ? Où es-tu ? Yuling !

 En entendant son nom, la jeune fille grogna.

Pile au mauvais moment, comme toujours...

 – Yuling ! Où étais-tu passée ? s'inquiéta Mees, en colère.

 – Nulle part.

 Yuling détourna le regard ; son ton était dur. Il la fixait d'un regard grave, lourd de sens. D'accord, elle s'était peut-être un tout petit peu éloignée de la maison, mais c'était injuste ! Tous les enfants du village avaient le droit de bouger, et pas elle. Blessée, elle lui jeta un regard courroucé avant de filer en courant.

 Cette nuit-là, roulée en boule dans son lit, Yuling rêva de dragons. D'énormes dragons bleus et verts, comme elle en voyait souvent traverser le ciel. Le sommeil agité, elle rêva aussi de l'œuf, à l'orée du village. Cet œuf auquel plus personne ne prêtait attention, qu'on avait abandonné là, sans aucune surveillance, et qui l'attendait. Sa couleur grise et terne lui rappelait celle du ciel, auquel on l'avait arraché avant même qu'il ne puisse voler. Prudente, elle s'était approchée et l'avait effleuré. Elle lui avait chanté des berceuses, celles que les mamans murmuraient le soir aux bébés pour qu'ils s'endorment. Avec ça, elle s'était dit qu'il se sentirait apaisé.

 Elle se plaisait à s'imaginer que le dragonneau sentait sa présence, qu'il comprenait sa curiosité, et surtout, qu'il comprenait cette pointe d'angoisse, dans sa poitrine, lorsqu'elle pensait à lui. Tous deux étaient semblables : un peu trop ternes, un peu trop lisses, un peu trop seuls... Tous deux ne se connaissaient pas encore, mais elle était persuadée qu'il deviendrait son meilleur ami, car elle l'aimait déjà.

 Le lendemain matin, et tous les jours qui suivirent, Yuling se rendit en cachette à l'entrepôt de Solon. Par chance, son frère était souvent occupé, et chaque fois qu'il avait le dos tourné, elle en profitait pour s'éclipser discrètement. Elle se glissait alors par la brèche qu'elle avait trouvée à l'arrière du bâtiment et s'asseyait à côté de son œuf, dans la paille. Elle lui racontait l'hiver, le mistral dans les herbes, la neige qui tombait de si haut que regarder le ciel lui donnait le tournis. Elle lui racontait l'été, ses parties de chasse à la sauterelle, les cris des autres enfants du village et les bébés moutons. Elle lui racontait ses parents, leurs disputes, leurs regards, le vide. Et elle lui parlait longuement de Mees, son frère qui la gronderait quand elle rentrerait à la maison, mais qui le soir venu, s'accroupirait au pied de son lit, s'excuserait et passerait de longues minutes à l'endormir en lui caressant les cheveux.

 Puis un matin, l'œuf se fissura. Une brève lueur de panique traversa son regard : que devait-elle faire ? Devant elle, le dragonneau se débattait pour sortir. Complètement affolée, Yuling sentit son estomac se contracter. Il fallut compter cinq bonnes minutes. Cinq minutes pendant lesquelles la jeune fille fixa l'œuf avec avidité, partagée entre le devoir d'alerter quelqu'un et l'envie insoutenable d'assister à cet instant.

 Lorsqu'un craquement retentit enfin et qu'apparut le bout de son nez, son cœur s'emballa. Le dragonneau était sombre, presque noir. Elle l'entendit gratter, puis la coquille céda toute entière et son petit corps roula à l'extérieur. Poussée par l'angoisse, la jeune fille se précipita : elle voulait le toucher, le relever, mais la fine couche gluante qui recouvrait ses écailles l'en dissuada. Alors elle l'observa.

 Il se redressa, pataud, et se mit à renifler les alentours. Ses narines s'agitèrent tandis que sa queue fouettait l'air maladroitement. Du bout des dents, il goûta un brin de paille, avant de le recracher en faisant une drôle de mimique avec les yeux. Puis, il sembla remarquer sa présence. Curieux, il s'approcha. La jeune fille tendit timidement la main qu'il vint mordiller de ses crocs pointus.

Il a les canines plutôt bien aiguisées...

 La jeune fille rigola. C'était la première fois qu'elle voyait un bébé dragon et elle le trouvait vraiment mignon. Mais très vite, elle réalisa qu'il était inquiet. Le dragonneau n'arrêtait pas de tourner la tête vers la porte et la jeune fille réagit : elle n'avait qu'une peur, que quelqu'un surgisse brusquement !

 Sans hésiter, elle attrapa le nouveau-né et s'apprêta à le cacher dans la paille quand brusquement, la porte de l'entrepôt s'ouvrit :

 – Yuling !

 Son frère apparut dans l'encadrement, de mauvaise humeur et les cheveux en bataille : il avait travaillé toute la matinée. Quand son regard s'arrêta sur le bébé dragon qu'elle tenait entre les mains, son visage vira au rouge.

 – Pose-moi ça tout de suite !

 – Mais, il...

 – Je ne veux rien savoir. Sors d'ici.

 – Pas sans mon dragon ! protesta Yuling.

 – D'abord, ce n'est pas ton dragon. Ensuite, pas de négociations. C'est une bête sauvage, Yuling. Il serait temps que tu réalises.

 – Il n'est pas très sauvage, regarde... il ne dit rien.

 – Yuling...

 – Mais si les autres le voient, ils vont lui faire du mal !

 – Personne ne lui fera du mal. Un dragon, ça vaut de l'argent, et rien que pour ça, ils se garderont de l'embêter.

 – Je pourrais juste le ramener à la maison et...

 – Yuling...

 – Et je m'en occuperai moi-même, promis.

 – Il n'en est pas question.

 – Mais il est mignon, regarde !

 À quelques mètres de là, entre le matériel pour le champ et les réserves de grain pour l'hiver, son frère soupira. Son regard se posa sur le dragon, puis il se retourna pour s'assurer que personne n'arrivait.

 – D'accord, mais que pour ce soir, concéda-t-il. Et pas un mot aux parents.

 Yuling acquiesça, le sourire jusqu'aux oreilles, et rejoignit son frère qui, près de la porte de l'entrepôt, lui faisait signe de la suivre. Ils se dépêchèrent, de peur qu'on ne les remarque. Ni l'un, ni l'autre, n'avaient envie de se faire surprendre en possession du dragon et de devoir justifier sa présence. Yuling remarqua qu'à la lumière du soleil, ses écailles n'étaient en réalité pas noires, mais d'un violet si sombre qu'il tendait à ressembler à la nuit. Une légère couche de nacre marquait le contour de ses yeux ; c'était la première fois qu'elle avait l'occasion de détailler un dragon d'aussi près, et elle comptait bien en profiter.

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