21 - Dans les flammes

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 La jeune fille le dévisagea, vexée. Il n’avait pas entièrement tort, elle devait le reconnaître. Mees lui-même lui aurait fait la réflexion s’il avait été là. Décidée à se montrer plus mature, elle tenta tout de même de relancer le dialogue en reprenant la route :

 – Quand Maître Torrish a évoqué le fait de rester en vie, tu crois qu'il était sérieux ?

 – Si tu me demandes mon avis, je préférerais ne pas mourir, plaisanta-t-il.

 Yuling tourna brièvement la tête vers lui, lui faisant comprendre qu'elle ne plaisantait pas.

 – D'accord, d'accord... s'excusa le jeune homme. Et oui, je pense qu'il était sérieux.

 – D'après toi, d'où pourrait provenir la menace ?

 – Difficile à dire, même si à première vue...

 Il leva la tête vers le ciel presque entièrement noir. Yuling distinguait à peine sa silhouette, tout au plus devinait-elle sa présence à ses côtés grâce au fil fluorescent qui les reliait l'un à l'autre.

 – On ferait mieux de rejoindre la forêt avant qu'on ne voie plus rien, marmonna-t-il, les autres ont déjà une longueur d'avance.

 Ils accélérèrent le pas en silence, concentrés à ne pas perdre la trace l'un de l'autre. Ils avaient beau ne pas se connaitre, leur futur dépendait de l'autre, et pour ça, ils étaient prêts à fournir un effort. Yuling resserra sa prise sur son oeuf. Elle comprenait mieux à présent ce qu'avait voulu dire Maître Sylga plus tôt dans l'après-midi. Il faisait son poids et l'encombrait plus qu'autre chose. Elle aurait dû prévoir un sac pour le porter, mais dans la précipitation, personne n'y avait songé.

 – On se posera une fois qu'on aura atteint la lisière, l'encouragea Solrik en devinant son inconfort. Tu pratiques la magie ?

 – Pas vraiment, et toi ?

 – Rien qui nous serait utile ce soir. La moitié des candidats sont avantagés. Je suis persuadé que certains se sont armés avant de partir.

 – Ils comptent vraiment s'en servir ? s'offusqua Yuling.

 – Et toi, si tu avais la possibilité de réussir cette épreuve, à quoi serais-tu prête pour avoir ton dragon ?

 Sa question la laissa interdite. Elle se remémora brièvement ses excursions avec Mees. Une arme, c'était la survie. La possibilité de pouvoir chasser, se nourrir, se défendre en cas de besoin. Ils n'avaient même pas atteint le couvert des arbres qu'une flopée de problèmes commençaient déjà à se dessiner. Et si une équipe décidait de s'en prendre à eux ? S'ils se faisaient attaquer par surprise, dans leur sommeil, au milieu de nulle part ? Pire, si par la force des choses elle en arrivait à devoir elle contraindre un autre candidat ?

 Cette soudaine prise de conscience la glaça d'effroi, plus encore que la nuit qui les enveloppait froidement.

 – C'est eux ou nous... c'est ça ? finit-elle par réaliser après plusieurs longues minutes.

 – Ecoute c'est une épreuve. Tant que nous n'y seront pas contraints, tu n'auras pas de morts sur la conscience, compris ?

 Elle hocha la tête, même si dans le noir, son signe était probablement passé inaperçu. A mesure qu'ils progressaient, une pluie fine s'installa, accompagnant leur démarche chaloupée. Au loin, les cris des candidats perçaient la nuit. On apercevait parfois leur silhouette à la lueur d'un vif éclat de lune, bien avant que l'orage ne s'installe. Puis le déluge se déversa sur la plaine et ils furent rapidement trempés jusqu'aux os. Ils coururent vers les montagnes pour s'abriter,devinant dans la tempête les battements d'ailes d'un dragon qui comme eux, cherchait à rejoindre le versant pour se protéger.

 – C'est dans ces moment-là que j'envie ceux qui maîtrisent le feu ! cria Solrik qui cherchait à couvrir le bruit assourdissant de la pluie.

 Yuling aurait dû grelotter, mais l'urgence de la situation gardait tous ses sens en alerte. Elle n'avait pas le temps d'avoir froid ; ils devaient trouver un abris rapidement s'ils ne voulaient pas geler la première nuit. Ils n'avaient pas atteint l'orée de la forêt quand une longue colonne orangée s'éleva au dessus des arbres jusque dans les airs. De stupeur, elle s'arrêta net dans son élan.

 – Que se passe-t-il ? hurla Solrik en s'arrêtant à son tour.

 Alerté, il suivit le regard de la jeune fille.

 – La forêt est en train de brûler... lâcha-t-elle. La forêt est en train de brûler, on y arrivera jamais par là ! Il faut faire demi-tour !

 – On a pas le choix ! rétorqua Solrik. Si on contourne la zone, ça nous prendra une journée !

 Des cris résonnèrent, des candidats paniqués qui surgissaient de toutes parts, suivi d'une gerbe de flammes qui fendit la torpeur de la nuit. Le coeur de Yuling se mit à tambouriner dans sa poitrine. Ce n'était pas normal. Le feu ne pouvait pas progresser aussi vite. Un battement d'ailes. Deux battements d'ailes.

 – Cours ! hurla Solrik. Cours !

 Sans attendre, il lui empoigna le bras et l'entraîna à sa suite. Elle repensa à Mees quand il l'emmenait avec elle ; jamais leurs excursions n'avaient été aussi dangereuses. Elle lui en avait déjà voulu de l'avoir perdu, mais jamais il ne lui aurait fait prendre de tels risques. La tempête faisait rage. Le bruit assourdissant de la pluie couvrait les cris des candidats qui cherchaient à fuir. Dans un ultime éclair qui zébra le ciel, ils virent se dessiner au dessus de leur tête une énorme masse sombre. Un gigantesque dragon, la gueule remplie de flammes, qui sillonnait la plaine en répendant ses braises.

 – C'est quoi ça ? s'offusqua-t-elle complètement paniquée.

 – C'est exactement ce que tu penses !

 Sa voix couvrait à peine le bruit de la pluie. Ils étaient fous ! Fous de vouloir devenir Héros ! Elle n'avait pas envie de mourir, pas plus aujourd'hui que dans le futur !

 – On fait demi-tour, on contourne la colline et on passe par le versant ouest, cria Solrik.

 Il changea de direction, les entrainant vers un terrain beaucoup plus perméable. Leurs pieds s'enfonçaient dans la boue jusqu'aux mollets. Trempés, le souffle court, Yuling peina à avancer. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à regarder derrière elle. Elle sentait planer la menace. Elle savait, elle entendait leurs cris. Certains n'avaient pas réagis assez vite. D'autres n'avaient pas eu beaucoup de chance. Et s'élevait l'odeur ; de la pluie, de la braise, de la chaire. Cette odeur aussi insupportable qu'immonde qui lui donnait les larmes aux yeux.

 Solrik lâcha brièvement son bras pour improviser des masques à l'aide d'un bout de sa robe déchirée. Elle le regarda faire, prostrée au sol, tétanisée de l'horreur qui se déroulait plus loin.

 – Prend ça, lui intima-t-il.

 Il avait le visage grave, profondément affligé des gens qui prenaient sur eux dans les moments de drame, car il était au moins autant marqué qu'elle de ce qui se déroulait dans la plaine. Les flammes dévoraient le ciel, le dragon avait repris de l'altitude et tournoyait à la lisière de la forêt. Un rempart infranchissable de fumée s'élevait entre eux et la montagne.

 - Il faut partir maintenant, argua-t-il.

 La gorge nouée, Yuling récupérera son œuf au sol et saisit la main qu'il lui tendit. Ils se remirent en route sans traîner, cherchant par tous les moyens à s'éloigner le plus possible. Elle ne pensait plus. Son coeur pulsait à toute vitesse, la peur lui dévorait ses entrailles, mais son cerveau, lui, s'était arrêté.

 Ils contournèrent la colline en un temps infini, régulièrement rattrapés par des nuages de fumée opaque qui s'infiltrait dans leurs bronches. Etait-ce ainsi qu'un Héros survivait ? Les envoyait-on à la mort après leur avoir promis la gloire ? Elle toussait, crachait, lutait pour respirer ; les poumons encombrés, la gorge sèche. Ils devaient gagner les hauteurs à tout prix s'ils ne voulaient pas finir asphyxiés.

Restez en vie, maugréa-t-elle.

 Cette mise en garde ne la faisait plus rire du tout. Elle commençait à comprendre le poids que représentait le titre de Héros et une chose était certaine : elle n'allait pas mourir. Ni maintenant, ni jamais !

 – Ils nous ont envoyé au bagne ! s'offusqua-t-elle en reprenant ses esprits. En pleine nuit, dans la tempête ! Comment est-on censé leur faire confiance après ça ?

 Elle était hors d'elle et grimpait le long du versant avec hargne. Solrik ne pipait mot. Plus loin en contrebas, la plaine s'était muée en un gigantesque brasier. Les flammes s'enroulaient sur elles-mêmes, dévoraient la pluie. Les cendres tourbillonnaient jusqu'au sommet des montagnes tandis que l’ombre du dragon, tel un prédateur, disparaissait sournoisement dans la tempête.

 Elle referma un peu plus sa main sur celle de Solrik qui avançait, l'air complètement fermé. Il fixait le chemin d'une détermination glaçante, comme si leur vie en dépendait. Et à cet instant, c'était probablement le cas. La pluie avait défait son chignon et plaqué ses long cheveux sur son cou. L'eau dégoulinait sur son visage trempé. Il avait avait un air désastreux et pourtant, le sang-froid dont il faisait preuve lui laissait à penser qu'il avait déjà eu à gérer des situations aussi graves.

 Bientôt, l'ombre des premiers sapins se dessina à travers la nuit. Il était temps. Aucun d'eux n'avait à coeur de commenter ce qui s'était passé. Ils se frayèrent un chemin d'efforts et d'espoir à travers la végétation. La pente était rude, mais pas autant que ce qu'il venaient d'endurer. L'attaque laissait à Yuling un souvenir glaçant. Une terreur sans nom qui trouvait ses racines au plus profond d'elle-même. Puis ils passèrent le couvert des arbres, et l'insécurité qui ne l'avait pas quittée de la soirée vint à s'amenuir. Ils progressèrent à tâtons, trébuchant et manquant de tomber dans l'obscurité. Cependant, la pénombre était d'un précieux réconfort car elle gardait à distance l'éclat des feux du dragon et sa menace latente.

 – Il y a un rocher, plus loin, exposa Solrik en revenant d'une mission d'éclairage. Ce n'est pas vraiment l'abris idéal, mais il est bien orienté, il nous protégera du vent. Et surtout, il faut qu'on se repose.

  La fatigue jouait sur ses nerfs, elle n'avait plus les idées claires. Yuling suivit Solrik jusqu'à l'abri et déposa l'oeuf dans un coin. L'agencement de la roche les protégerait du vent et de la pluie, malgré les rigoles qui creusaient la terre devant l'entrée. Elle se cala dans un endroit au sec, dos à la paroi et reprit calmement ses esprits. Elle avait du mal à se changer les idées tant les images du dragon et des flammes tournaient en boucle dans sa tête. Elle jeta un oeil à Solrik qui avait laissé son oeuf à côté du sien ; dans la pénombre, ses traits masquaient son émotion même si son attitude laissait entendre combien la journée avait été éprouvante. Il n'avait pas décoché un mot depuis plusieurs minutes. Il finit par se glisser à ses côtés et tous deux écoutèrent l'orage un long moment sans parvenir à trouver le sommeil. Ce fut Solrik qui rompit le silence le premier :

 – Tu t'es plutôt bien débrouillé... reconnut-il. Je ne pensais pas qu'une fille comme toi saurait se débrouiller comme ça.

 – Une fille comme moi... ?

 – Je... Disons que je n'ai pas l'habitude de croiser des filles aussi débrouillardes, se justifia-t-il, fatigué. Chez moi elles sont plutôt...

 – Plutôt... ?

 – Enfin tu vois, quoi...

Yuling retint un rire cynique. Oui, elle voyait... Riches, hautaines, pas du genre à se mouiller ou à trainer sous l'orage.

 – Mon frère m'emmenait souvant marcher avec lui, lui confia-t-elle. Il gardait les troupeaux dans la montagne et j'avais pour habitude de l'accompagner.

 – Donc tu marches dans ses pas...

 – Je marchais...

 Solrik tourna la tête vers elle. Il avait senti le poids dans ses mots et attendit qu'elle s'explique.

 – Il est parti, ajouta-t-elle après un long soupir. Et toi ?

 – Moi ?

 – D'où te vient cet aplomb ?

 Solrik rit doucement.

 – Quelques années d’entrainement, je suppose.

 – Tu supposes ?

 – Si on m’avait dit hier soir que je vivrais une journée pareille, crois-moi, j’aurais préféré subir les foudres de mon père.

 – Même pour un dragon ?

 – Même pour un dragon. Je ne serai jamais pour la mort des gens.

 Intriguée, Yuling le dévisagea. Elle ne l'avait pas imaginé si engagé à première vue. Mais pour l'heure, ils devaient se reposer. L'épreuve ne faisaient que commencer, et ils se retrouvaient dans une sale situation.

 – Je te rappelle que nous n'avons rien à manger, rien pour chasser, et que nos habits sont trempés. Si nous voulons survivre à cette nuit...

 Yuling se décala contre lui et posa la tête sur son épaule. Sa présence était rassurante même s’il semblait avoir plus de mal à son contact qu’elle ne l’aurait imaginé. Quand il finit par se détendre, après de longues minutes où aucun d'eux ne bougea, il se resserra contre elle, posa enfin sa tête sur la sienne, et s'endormit.

 Yuling mit longtemps à trouver le sommeil cette nuit-là. Peut-être à cause de ce qui s'était passé. Peut-être à cause du souvenir de Mees. Peut-être à cause de toutes ces émotions nouvelles qui la traversaient et qui l'empêchaient de lâcher prise. Ce qu'elle savait, c'était qu'une page de sa vie était définitivement en train de se tourner, emportant avec elle toute l'innocence qui l'avait guidée au fil des ans.

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