20 - Le départ

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 Un à un, les candidats se virent remettre leur œuf. Tous arboraient ce même sourire béat en touchant pour la première fois celui qui serait leur le temps d’une vie. Et Yuling n’attendait qu’une chose : pouvoir tenir à son tour le sien dans ses bras.

 Elle avait du mal à réaliser qu’après tout ce temps, elle pourrait enfin rattraper le passé. Se faire pardonner ses erreurs de conduites ; tout recommencer, mais avec un autre dragonneau cette fois, et mettre enfin un terme au souvenir douloureux de Mees. Elle n'oublierait jamais son regard quand il avait quitté le village et lui devait bien ça.

 Lorsqu’elle rejoignit l’estrade, ses jambes tremblaient. L'appréhension lui donnait la nausée. Ce n’était pas un sentiment agréable, loin de l'excitation et de la curiosité qu’elle avait ressenti des années plus tôt en s’approchant d'un œuf pour la première fois. Cette fois, elle savait ce qui l’attendait. Elle connaissait les sentiments qu’éveillerait en elle la rencontre avec son dragonneau. La peur lui nouait le ventre, mais c'était plus fort qu'elle ; elle nourrissait une fascination sans nom pour eux.

 Maître Torrish se pencha pour récupérer l’œuf. Elle retint son souffle, comme paralysée, et ce ne fut que lorsqu’elle tendit les bras pour le recueillir que le poids des responsabilités et l’importance du lien qui l’unissait à cet être, la saisit. Sa vie dépendrait à présent entièrement de ses choix. Elle était morte de peur, terrorisée, même. Sauf que pour la première fois depuis bien longtemps, elle avait enfin la possibilité de rattraper ses erreurs.

 - Et que s’éveille le souffle, prononça solennellement Maître Torrish.

Et que s’éveille le souffle, répéta intérieurement Yuling.

 Il ne lui en fallait pas plus. La jeune fille tenait enfin son destin entre ses mains.

***

 Les premières disputes éclatèrent peu de temps après que le dernier oeuf ait été remis à la plus jeune d'entre eux ; certains étaient plus gros que les autres ou présentaient un aspect irréel, unique, qui attisait la jalousie. L'oeuf fluorescent qui avait capté de vives attentions valut de nombreuses insultes à son maitre, mais un autre suscitait également un intérêt démesuré : un oeuf tout blanc, immaculé, qui ravivait des rumeurs d'un temps ancien.

 Le dragon blanc était de retour.

 Yör avait-elle survécu ? Yuling sentit son coeur s'éveiller douloureusement à cette idée, car elle n'était pas celle qui avait hérité de l'heureux présent. L'oeuf avait atterri entre les mains d'une jeune fille à la peau chaude comme le soleil. Peut-être devait-il en être ainsi...

Méfiante, elle se tint à l'écart en tentant de se concentrer sur son propre oeuf gris et terne. Peu importe : elle ne devait pas quitter son objectif des yeux. Rien ne pouvait prédire à l'avance du dragon qui serait sien.

 – Tu crois qu'on est désavantagées ? l'interrogea Ewa en lorgnant sur son propre oeuf.

 – Croyez-moi, d'ici peu vous préférerez qu'il soit petit ! intervint Maître Sylga en leur adressant un clin d'oeil. Vous ne savez pas encore de quoi sont faites les épreuves. Je serais vous, je me préoccuperais davantage de ça.

 Il leur désigna le ciel du menton. Les jeunes filles se tournèrent d'un même mouvement.

 Sous la voute basse que formaient les nuages noirs planaient des myriades d'étoiles de lumières. Le cœur de Yuling se crispa. Le doux halo vert qu'elles projetaient sur la foule lui rappelait étrangement le passé. La présence d'une énergie latente, bienveillante mais terriblement dangereuse.

 - Des fils de lumière... murmura Ewa qui n'en croyait pas ses yeux. Je pensais qu'ils n'existaient que dans les contes...

 - Oh non, ils existent bel et bien... murmura avec gravité le Maître. Et c'est précisément ça qui déterminera votre avenir.

 Quand Maitre Torrish regagna l'estrade sous le grognement sourd de son dragon, la foule se tut instantanément. Quelques curieux fixaient le ciel avec défiance : ce n'était pas tous les jours qu'on assistait à un tel spectacle. Le vent éparpillait les particules comme de vulgaires grains de sable qui dansaient sauvagement au dessus des murs de la ville. Elles tourbillonnaient de magie, affolées au moindre souffle. Puis soudain, elles se rassemblèrent en milliers de fils verts et vinrent se déposer sur la foule en un voile céleste. Yuling tendit la main pour l'effleurer ; un fil de lumière venait d'apparaitre au bout de ses doigts, dessinant une passerelle entre elle et la foule.

 De la magie ? Comment était-ce possible ?

 - Je crois que la prochaine épreuve vient de commencer, dit Ewa, intriguée, en passant une main au travers du faisceau de particules. Je ne sais pas qui est à l'origine de cette idée, mais elle risque de ne pas me plaire.

 - C'est pourtant magnifique à regarder, fit remarquer Yuling.

 - Oui mais ce fil est censé te relier à quelque chose... ou plutôt à quelqu'un.

 Ewa se hissa sur la pointe des pieds, balayant l'assemblée tout en suivant son fil des yeux.

 - L'épreuve à venir est une épreuve en équipe. Autrement dit, qui se retrouve avec un partenaire inutile ne donnera pas cher de sa peau.

 Yuling reporta son attention sur le filament vert qui s'échappait de son corps. Après un signe entendu à Ewa, elle suivit les particules à travers la foule, jouant des coudes et de formules de politesse pour se frayer un chemin. Elle perdit un moment sa trace au milieu des candidats, mais parvint à la retrouver quelques mètres plus loin.

 Ce n'est qu'en s'approchant d'un groupe de filles surexcitées qu'elle commença à présager le pire.

Par pitié, pas l'une d'elle s'il vous plait. S'il vous plait...

 Elle ferma les yeux et pria sa destinée de lui venir en aide. Quand elle les rouvrit, les filles en question avaient fini de piailler et la dévisageaient, pas franchement accueillantes. Elle ne comprit la raison de leur silence que quand elle réalisa que son fil de lumière la reliait au seul garçon sur lequel elles avaient jeté leur dévolu : Solrik.

***

 Le jeune homme passa la demi-heure qui suivit à lui jeter des regards en coin sans vraiment lui parler. Yuling l'observait elle aussi à bonne distance tandis qu'il s'afferait aux préparatifs de l'épreuve.

 L'apparition des liens avait créé une véritable cohue. Certains parents venus accompagner avec fierté leur progéniture criaient à l'injustice quand d'autres voyaient leurs espoirs renaitre. C'était tout un monde qui s'était organisé autour des dragons. De la gloire qu'il représentaient à la crainte qu'ils inspiraient. Elle n'était pas la seule à nourrir le rêve de devenir Héros ; les espoirs déchus finissaient en larmes sur le tarmas, en injures beuglées à tout vent. La situation était si tendue qu'elle menaçait d'éclater à tout instant. Seul la menance planant au dessus de leur tête empêchait certains d'en venir aux coups.

 Personne ne savait ce qui les attendait. Elle savait juste qu'ils étaient à présent liés ; une sorte de lien sacré, si elle avait bien compris, pour le meilleur et pour le pire... Et si elle s'en réferrait à la longue robe de soie brodée que son partenaire portait, à son chignon trop distingué pour un gars rompu au combat et aux deux filles qui le suivaient partout en gloussant : surtout pour le pire.

 Dans quelle mesure prenait-il ces épreuves au sérieux ?

 Agacée, Yuling serra son œuf contre sa poitrine. Tant pis, s'il ne tenait pas la route, elle tracerait sans lui.

 Peu avant la tombée de la nuit et alors que le temps s'était encore dégradé, Maître Torrish réapparut. Le tonnerre grondait au loin quand il réclama le silence. Il balaya les protestations d'un regard sévère. Personne ne se risqua à pousser à bout sa patience.

 – Comme vous pouvez le constater, la première épreuve reposera sur la coopération. Rejoignez la Dragonnerie et vous aurez réussi. Abandonnez votre camarade et vous serez disqualifié. Pour ceux qui ne connaitraient pas les particularités des fils du destin, vous les découvrirez bien assez tôt. Je n'ai qu'un conseil, enfin deux, en réalité... Soyez courtois, et restez en vie.

 Dans un énorme craquement sonore, les gonds cédèrent et la porte s'ouvrit. Il y eut un court instant d'hésitation durant lequel les candidats restèrent interdits. Mais cela ne dura pas et bientôt, tous se ruèrent à l'extérieur de la ville. Yuling chercha Ewa du regard quand elle sentit une main sur son épaule.

 – Attend, la retint Solrik. 

 La jeune fille le dévisagea, pleine de mépris.

 – Ca y est ? L'épreuve te semble enfin digne d'intérêt ? lança-t-elle, suffisante.

 Elle regretta presque aussitôt ses paroles face au regard qu'il lui lança :

 – Crois-moi, me retrouver avec une gamine geignarde sur le dos ne me fait pas plus plaisir qu'à toi, rétorqua-t-il.

Et tu crois que me retrouver avec un gosse de riche prétentieux ça m'enchante, peut-être ?

 Elle attendait cette épreuve depuis des mois. Elle avait enfin sa chance à portée de main, et voilà qu'elle se retrouvait avec Monsieur Pure Soie, tout juste débarqué de son palace. Elle allait devoir le trainer jusqu'au sommet de la montagne, s'il ne mourait pas avant... Non, il fallait qu'elle se concentre, qu'elle trouve un moyen de ne pas le laisser la retarder. Il était hors de question qu'elle échoue à cause de lui !

 Furieuse, elle partit devant.

 – Quand tu auras fini de bouder, on pourra peut-être réfléchir à la manière dont on va procéder, continua-t-il en lui emboitant le pas.

 Il n'avait pas l'air emballé à l'idée de la suivre, mais elle s'en moquait. Si elle devait se le coltiner pendant toute l'épreuve, autant écourter le plus possible le temps qu'ils passeraient ensemble.

 L'oeuf serré contre la poitrine, elle suivit les candidats à travers la pleine. Il marcha derrière elle en silence, tandis que le ciel noir embrassait chaque minute un peu plus la montagne qui se dressait devant eux. Rapidement, l'excitation qu'elle avait ressenti au départ ne suffit plus à masquer l'inquiétude. Elle avait suivi Mees dans trop de périples pour rester sereine.

 – Je te ferais remarquer que nous n'avons pas d'affaires, ajouta Solrik.

 Et il avait raison. Elle savait qu'il avait raison, mais elle préférait plutôt mourir que de le reconnaitre.

 – Tu peux courir autant que tu veux, je te retrouverai avec ça, de toute façon, fit-il en jouant avec le fil invisible qui les reliait.

 – Tu veux pas te taire ?

 Dans un élan soudain, Solrik lui saisit les poignets, l'obligeant à s'arrêter.

 – Tu n'es pas toute seule dans cette histoire, dit-il .

 – Lâche-moi.

 – Il ne s'agit pas que de ton dragon, mais aussi du mien. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, nous n'avons rien. Pas d'affaires, pas de nourriture. Et tu ne sais même pas où se trouve la Dragonnerie. Aussi bien il nous faudra plusieurs jours pour la rejoindre. Tu es certaine que tu veux continuer comme ça ? Tu penses sérieusement qu'il y aura de la place pour tout le monde ?

 Yuling soutint son regard dans une expression de défi :

 – Parce que tu crois peut-être que je ne peux pas y arriver ?

 Le garçon laissa échapper un rire moqueur.

 – Quand tu cours aussi aveuglément qu'un mouton en détresse, j'ai de sérieux doutes.

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