15 - Du Conservatum au Cilarium

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 Le premier jour, elles se parlèrent à peine. Ewa – car c'était son prénom – disparut sitôt ses bagages défaits pour ne réapparaître que le soir, se glissant dans son lit pour y lire les « contes et légendes des huit ». Elle pleura bien sûr une bonne partie de la soirée.

 Après les reniflements, ce furent les draps tirés. Puis la difficulté à trouver le sommeil, tandis que sa camarade ronflait comme un dragon saoul. Les yeux grands ouverts, les dents serrées, Yuling dut s'armer de patience pour ne pas commettre un meurtre.

 Le soir suivant, résignée à ne pas revivre cette expérience, elle attendit qu'Ewa s'endorme pour s'approcher sur la pointe des pieds, et la fit rouler sur le ventre. Elle sauva ainsi ses quelques heures de sommeil, et cette cohabitation qui s'annonçait presque parfaite.

 Presque, parce que les habits abandonnés au sol le premier jour ne trouvèrent jamais le chemin du placard. Pire, les sacs d'Ewa semblaient contenir bien plus d'affaires qu'à première vue, et de nouvelles tenues vinrent rapidement s'ajouter aux précédentes, confectionnant des montagnes de linge entre lesquelles il lui fallait slalomer pour rejoindre la porte !

 Yuling grinça des dents, s'arracha les cheveux mais finit par se faire une raison : peut-être qu'en considérant sa nouvelle camarade comme un dragonneau piteux, la cohabitation serait moins pénible...

 Le lendemain, alors que le beau temps s'était définitivement installé et que Dame Calwaën était passée leur signaler qu'il restait encore une bonne semaine avant le début des épreuves, elle quitta l'auberge pour se rendre au Conservatum d'Anyor.

 A l'approche de la Course des Vents, l'ensemble de la population des villages alentours avait gagné Anyör. La ville grouillait de vie, de couleurs et d'une multitude d'autres choses qui rendait chaque excursion plus excitante que la précédente. Sur le chemin, Yuling décida de faire un détour par la guilde des Alchimistes. Elle aimait tant se retrouver comme coupée de son monde qu'elle flâna de longues minutes dans le hall, à observer les tableaux et les dorures.

 – Je peux vous aider, Mademoiselle ? finit par lui demander le guichetier après un moment. Vous cherchez peut-être à intégrer la guilde ?

 – Je... euh...

 Prise au dépourvue, Yuling se sentit tout à coup très mal à l'aise.

 – Je ne faisais que passer, avoua-t-elle. Je trouve le bâtiment, enfin votre bâtiment, la décoration, tout ça... vraiment magnifique, mais je suis plutôt attirée par les dragons.

 Le guichetier évoqua alors avec elle la création de la Guilde ; comment les premiers alchimistes avaient soutenu la science ; comment Alvin le Bon avait financé les travaux de ce qui était à présent la plus grande guilde du royaume ; et comment Philès, père de tout Alchimistes, s'était démarqué de ses pairs. Ils firent le tour des portraits, s'arrêtèrent devant ceux ayant particulièrement marqué l'histoire des Huit, et ensemble, refirent le monde.

 Quand Yuling quitta la guilde un temps plus tard, elle avait le sourire jusqu'aux oreilles et des rêves plein la tête.

 Le Conservatum était un magnifique bâtiment circulaire, monté d'or, de pierres brutes et de deux tours reliées entre elles par un long couloir extérieur. A l'étage, un gigantesque vitrail permettait d'observer la ville au travers d'exploits dessinés sur le verre par de fins fils dorés. Les Héros y étaient représentés en compagnie de leurs dragons dans les moments décisifs de leur carrière.

 Yuling poussa les portes du musée d'un pas franc et se dirigea vers l'accueil où elle déposa quelques pièces sur le comptoir. En échange, la dame lui tendit une petite figurine en bronze, représentant un Héros en combinaison de vol. Le sourire aux lèvres, elle le glissa dans sa poche et commença sa visite.

 Elle ne connaissait de ce milieu que les quelques informations rapportées de temps en temps par les gens de son village, c'est à dire trois fois rien. Curieuse à l'idée d'apprendre, elle gagna la première salle, criblée de tableaux et de parchemins. La pièce était consacrée aux Héros qui s'étaient démarqués lors d'importantes missions pour les Huit. L'un deux venait d'ailleurs de Maëstria, la capitale, et volait encore pour son monarque. Sasha Eroën.

 Yuling détailla les portraits et les sceaux, parcourut les murs criblés de parchemins et d'équipements. Puis passa à la salle suivante, consacrée aux figures de haut-vol. Les vitrines présentaient le matériel ; des combinaisons de cuir noir ou blanc, doublées à l'intérieur pour supporter les basses températures des hautes altitudes. Des étriers adaptables à toutes morphologies de dragon. Des cuirasses pensées et décorées à l'effigie du vent, afin de gagner en vitesse lors de missions requérant rapidité et précision.

 L'excitation la rendait euphorique. L'avenir ne se présentait non plus comme un chemin prédestiné, mais comme une multitude de choix, que seules les futures caractéristiques de son dragon sauraient orienter. Ainsi, les dragons nés sans ailes étaient voués aux missions terrestres, et seuls les spécimens particulièrement robustes pouvaient être envoyés au large des Huit, dans les îles Eslos, en raison des fortes intempéries à l'approche des côtes.

 Les vitrines présentaient de nombreuses parures, des combinaisons de cuir noir, en peau de chamoux, aux tenues de cérémonie en bronze, argent et or. Du matériel d'exception : des simples harnachements et sangles, aux lourdes parures, revêtues lors d'occasions spéciales.

 La dernière salle présentaient même les célèbres figures du milieu : Rine Sune, Héros émérite ; Argy Torrish, Héros de la dragonnerie d'Anyör ; Pactor Versa, du Royaume d'Agar ; Sasha Eroën, pour ses missions à hauts risques ; Isie Tieren, Héros à la dragonnerie d'Irrigaë ; Tymus Souffle, pour ses tenues surprenantes ; Tristan Kezaki, dont la réputation n'était plus à refaire ; et bien d'autres encore...

 Ce fut ainsi qu'elle fit son premier véritable pas dans le monde des Héros. Jusque-là, ils lui avaient toujours paru aussi lointains qu'ils volaient haut dans le ciel, alors qu'en voyant exposés leurs premières combinaisons, leurs harnais de vol, où des reconstitutions de bronze de leur dragon, elle avait le sentiment de partager leur vie.

 Quand elle regagna sa chambre à l'auberge, le soir, Ewa ne cessa de lui jeter des coups d'œil, comme si elle trouvait suspect que sa camarade de chambre rayonne soudain de bonheur.

 – Tu as réussi à voir des dragons ? lui demanda-t-elle timidement.

 Yuling se retourna sur son lit, et marqua un temps d'hésitation.

 – Pas exactement...

 L'expression déçue qu'elle lut sur le visage de la jeune fille lui arracha un pincement au cœur. Elle ne la connaissait que depuis quelques jours et leur cohabitation n'était pas des plus aisées, mais à ce moment, elle comprit qu'Ewa aimait probablement autant les dragons qu'elle et que l'attente lui pesait.

 – Mais si tu vas au Conservatum, tu devrais pouvoir en voir.

 – C'est vrai !? s'exclama la jeune fille en se redressant sur son lit.

 – Pas des vrais, mais au moins on peut les voir de près. Et il y a même leurs premières affaire de vol, ainsi qu'un résumé qui relate les exploits de leurs Maîtres et comment ils sont devenus Héros ! précisa Yuling, enthousiaste. Je ne sais pas si tu connais Rine Sune ?

 – Bien sûre que je la connais ! Je n'arrête pas d'entendre son nom partout : elle a gagné la Course des Vents l'année dernière et elle y participe cette année encore ! Et tu es montée dans le Cilarium ?

 A l'idée qu'elle pourrait bientôt voir des Héros si connus de ses propres yeux, son cœur s'affola.

 – Je comptais y aller demain !

 – Si tu veux on peut y aller ensemble, il paraît qu'on peut même y tester l'effet que ça fait de monter sur un dragon en plein vol !

 L'édifice se trouvait de l'autre côté de la ville et il y avait à présent tant de monde dans les rues que Yuling devait constamment vérifier qu'Ewa la suivait pour ne pas la perdre de vue. Elles traversèrent avec entrain les quartiers populaires, puis atteignirent les quartiers résidentiels, dans lesquels de somptueuses demeures de marchands illustres s'élevaient de part et d'autre des rues pavées.

 Le Cilarium avait été construit sur la plus haute butte de la cité, de sorte à ce qu'il domine l'ensemble de la ville. Ses pierres, d'un gris immaculé presque blanc, reflétaient si bien les rayons du soleil qu'il était presque impossible de le contempler sans finir ébloui. Les constellations s'y enroulaient majestueusement, tel un firmament d'or au milieu des nuages.

 Après avoir patienté de longues minutes que la file de visiteurs se tarisse, Yuling et sa camarade purent enfin pénétrer dans l'édifice. La tour possédait deux escaliers qui s'enroulaient l'un sur l'autre jusqu'au sommet. L'un permettait aux curieux de s'élever jusqu'au ciel quand le second crachait des visiteurs toujours plus fatigués.

 Le souffle court, Yuling grimpa la première centaine de marches avec l'énergie d'un jeune dragon. Mais l'ascension ne tarda pas à leur coûter autant qu'elle coûtait au couple les précédant. Au bout de la deux centième marche, elles calculaient déjà l'effort qu'il leur faudrait encore fournir pour atteindre le sommet. Elles ralentirent, suffoquèrent, s'essuyèrent le front, s'encourageant à coup de "on y est presque". Il leur fallut tout de même une demi-heure pour grimper les quatre-cent marches leur offrant l'accès au sommet, les jambes lourdes mais le cœur léger.

 – J'ai cru que j'allais mourir ! se lamenta Ewa en se laissant glisser au sol comme un mollusque.

 – Plus jamais ça... renchérit Yuling en reprenant son souffle. La prochaine fois, j'ordonne à un dragon de nous déposer directement au sommet ! hoqueta-t-elle entre deux bouffées d'oxygène.

 Mais la vue plongeante sur la cité et les montagnes, au loin, les encouragea à se rapprocher du bord. La main d'Ewa se referma sur son bras. Ni l'une ni l'autre n'osa rompre le silence qui s'installa à la contemplation du vaste monde qui s'étalait à leurs pieds. L'horizon portait son regard si loin que Yuling se sentit prise de vertiges. Alors c'était ça, être un Héros ? Se retrouver libre de ses choix, libre de la direction à prendre ?

 Des dragons survolaient la cité, plus haut encore que ne se dressait le Cilarium. Certains se perdaient dans les nuages quand d'autres disparaissaient avec les derniers rayons du soleil. Ewa et Yuling regardèrent la nuit recouvrir de son voile la cité, tandis que les derniers visiteurs regagnaient peu à peu leur foyer ; et bientôt, à travers l'immense loupe qu'était le toit de la tour, les deux filles purent observer les étoiles.

 – Tu crois qu'un jour on pourra voler aussi haut ? demanda Ewa, la tête relevée vers le ciel.

 – Avec un peu de magie, je suppose que tout est possible, répondit Yuling, rêveuse, en songeant à la tournure qu'avait pris sa vie depuis peu.

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