6 - Yör

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 Yuling se réveilla plongée dans l'obscurité. Il faisait frais. Un violent mal de crâne compressait ses tempes et se concentrer lui semblait impossible. Après s'être assurée que tout allait bien, elle porta sa main à son visage : de la poussière s'était mélangée à la sueur de la veille. Puis elle remua les orteils et sentit une douleur cuisante lui remonter jusqu'à la nuque : son corps tout entier était en piteux état. Qu'avait-elle fait pour que...

 La mémoire lui revint comme un coup de fouet. La forêt. Les lampions, le savant, la clairière. Elle avait visiblement mal appréhendé ce que son corps pouvait endurer. Elle parcourut du regard les reliefs qui l'entouraient en comprenant qu'elle se trouvait dans une grotte. Il devait y avoir une entrée à proximité, car de la lumière filtrait sur sa gauche. A tatons, elle tenta de se relever, plissa les yeux pour dicerner le fond de la cavité : comment avait-elle attérrit là ?

 Elle poussa un cri de douleur avant d'avoir trouvé réponse à sa question, jura en réalisant qu'elle s'était cogné la tête contre la paroi. À demi recroquevillée, la main plaquée sur sa future bosse, elle chercha des yeux son carnet, et tendit le bras pour le ramasser. Le passage à travers bois l'avait abimé. Par réflexe, elle tourna quelques pages, puis le referma en soupirant. Sur le coup, partir lui avait semblé la solution. A présent, même la pensée de Mees ne suffisait plus à la convaincre qu'elle avait fait le bon choix.

 Adossée contre la paroi, elle se laissa glisser jusqu'au sol et s'empara de la sacoche laissée par le vieil homme. Ses doigts en défirent le lacet et elle en sortit une clé qu'elle détailla, les sourcils froncés.

Une clé ? Pour quoi faire ?

 Malgré sa confusion, elle devait admettre qu'elle était joliment travaillée. Elle en parcourut timidement les reflets argentés, puis laissa son attention glisser vers la pierre orangée, tombée sur ses genoux. Ses teintes légères évoquaient en elle des souvenirs lointains.

 – Mees... souffla-t-elle tandis que son coeur battait à tout rompre.

 Même avec le recul des années, Yuling n'avait jamais compris pourquoi son frère était intervenu, ce jour-là.

"Je suis responsable."

 Ces quelques mots avaient signé son départ, la fin de leur relation, la fin de tout. Le Dragonium les avait acceptés sans chercher à comprendre, parce qu'il fallait un fautif, une personne sur qui rejeter la responsabilité de ce malencontreux incident. Les véritables responsables, eux, n'avaient pas eu à se justifier ; dans son village comme dans la pluparts des bourgades reculées du royaume, les dragons n'étaient appréciés que pour l'or qu'ils rapportaient. Au delà de l'aspect purement matériel, ils étaient craints, voir même haïs, et les dragonniers, méprisés. Ils représentaient la peur, l'autorité : on oublait trop souvent qu'ils assuraient seuls la sécurité du royaume.

 Ce même jour, elle avait vu son frère quitter le village à dos de dragon. Mais avant ça, il avait demandé à lui parler. Entre ses conseils et ses consignes, il lui avait tendue une pierre orangée. Elle n'avait jamais su pourquoi, ni quelles étaient les réelles raisons de son départ. Seuls restaient inscrits en elle le regard de Mees, profondément triste, profondément troublé, et ces mots qui l'avaient plongée dans la solitude : je suis responsable.

 La vie d'un dragon vallait-elle plus que celle d'un humain ?

 Autour d'elle, la caverne silencieuse lui renvoya l'écho de ses propres pensées. Sa main se referma sur la pierre. Cette même pierre qu'elle avait perdue l'année qui avait suivi le départ de Mees... Pourquoi ressurgissait-elle après tant d'années ? Comment le vieil homme avait-il su ? Entre toute, c'était peut-être cette question qui la troublait le plus.

La vie d'un humain vaut-elle plus que celle d'un dragon ? demanda alors une voix puissante et profonde.

 Le grognement avait résonné. Pourtant, il lui semblait l'entendre dans sa tête. Alertée, la jeune fille chercha du regard qui avait parlé. Était-ce le fruit de son imagination ?

La vie d'un humain vaut-elle plus que celle d'un dragon ? répéta la voix.

 – Qu... Qui est là ? lança-t-elle, tremblante.

 Un frisson d'effroi la parcourut, alors que son cerveau réfléchissait à toute vitesse à la question. Aurait-elle dû abandonner le dragonneau à son sort ? Ce n'était pas comme si elle avait pu prédire ce qui allait se passer. Ce n'était pas comme si elle avait su que son frère réagirait ainsi. Après tout, son comportement avait été si imprévisible...

 Inquiète, elle jeta un coup d'œil au fond de la caverne plongée dans la pénombre. Ne ferait-elle pas mieux de déguerpir ? Et pour aller où ?

 – Je... Je ne sais pas. Si... sauver un dragon condamne un humain, est-ce que ça vaut vraiment la peine de...

 Yuling ne termina pas sa phrase. Au souvenir de son frère qui se rappelait à son esprit, ses mots se perdirent douloureusement quelque part entre sa gorge et ses lèvres. Elle était fatiguée. Juste fatiguée. Elle avait compris il y a bien longtemps que vivre serait difficile, qu'on ne l'épargnerait pas. Qu'elle se retrouverait forcément, un jour ou l'autre, dans des situations qui la dépasseraient et qui finiraient par lui peser. Et elle avait mal. Mal de cette vie, mal de ses souvenirs, mal de son passé. Parfois, elle se disait qu'il suffisait d'attendre que le temps passe, d'autres fois, que les choses ne s'arrangeraient pas pour autant.

 La vie sait aussi offrir des choses magnifiques.

 La voix avait de nouveau parlé, de cette intonation étrange, à la fois grondante et chantante, éloignée mais si proche. De cette intonation qui se voulait détachée, et qui, pourtant, résonnait d'un éclat chaleureux.

 – Comme des parents qui s'engueulent à longueur de journée ? Un père qui n'est jamais présent ? Une mère qui ne se préoccupe guère de l'existence de sa fille ? Des gens aveuglés par ce qu'ils croient ?

 Des larmes perlèrent sur le rebord de ses yeux qu'elle essuya maladroitement d'un revers de manche : elle ne devait pas pleurer. Pas devant les autres. Cela signifiait qu'elle était faible et elle refusait qu'on pense ça d'elle. D'autant plus faible qu'elle réalisait avec rancœur toute la souffrance et le rejet qu'elle avait ressenti ces seize dernières années.

Calme-toi, mon enfant, reprit la voix.

 Mon enfant ?

 Un sentiment de chaleur l'envahit : mon enfant... Ces mots, pourtant prononcés dans un grognement, semblaient si doux.

Mon enfant...

 La voix résonnait dans son cœur avec passion. Comment pouvait-on exprimer autant d'amour si simplement ? Elle, qui avait passé sa vie seule, serait-elle un jour capable d'offrir ce qu'elle n'avait jamais reçu ?

Plus que tu ne le croies, répondit la voix à sa question silencieuse.

 Un râle s'éleva du fond de la caverne, puissant et intense, qui, de ses vibrations, trahissait une émotion débordante. En l'entendant, un sourire se dessina sur ses lèvres ; elle n'avait pas souri ainsi depuis bien longtemps. Bizarrement, elle n'avait plus peur. Son cœur cognait contre sa poitrine en écho à l'étrange ronronnement qui envahissait la grotte. Ce souffle court, ce grondement latent, jaillissaient en elle et l'emplissaient d'espoir. La voix n'avait pas eu tort : la vie avait peut-être encore quelque chose à lui offrir. Elle lui faisait en ce jour un cadeau d'autant plus magnifique que les heures précédentes avaient été douloureuses.

 – Qui es-tu ? demanda-t-elle alors, curieuse.

Je suis.

 – Mais... tu dois bien avoir un nom ? insista-t-elle.

Les noms ne servent qu'à être appelés, répondit la voix.

 – Très bien, alors je t'appellerai Yör, décida la jeune fille. Yör, parce que dans l'ancien langage, ça signifie Soleil.

 Oui, Soleil, parce qu'elle avait éclairé sa journée. Parce qu'elle guidait sa pensée et parce qu'elle réchauffait son cœur.

Yör, murmura la voix. Yör.

 Elle se mit à ronronner de plus belle. Visiblement, ce nom lui plaisait.

 Le dos contre la paroi, bercée par le grondement chaleureux qui vibrait dans l'air, Yuling s'apaisa. Peu à peu, les barrières qu'elle avait érigées pendant de longues années cédèrent, et la jeune fille ne put retenir bien longtemps ses larmes. Pendant un moment, elle laissa s'échapper seize années de souffrance, seize années de patience. Seize années de solitude. Et quand enfin elle se sentit libérée de ce poids, elle s'endormit le sourire aux lèvres : elle était heureuse.

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