5 - Souvenir (2/2)

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 Fort heureusement, leur maison ne se trouvait pas bien loin de l'entrepôt et ils purent la rejoindre assez rapidement. Leurs parents étaient occupés ; sa mère s'affairait dans la cuisine tandis que son père était sorti réparer les clôtures. Sans se retourner, la jeune fille fila dans sa chambre.

 Ce soir-là, Mees vint plusieurs fois s'assurer que tout se passait bien. La disparition de l'œuf avait remué le village et les habitants s'inquiétaient. Enfermé contre son gré, le dragonneau avait déjà exploré l'intégralité de la pièce, ainsi que goûté les quelques meubles qui s'y trouvaient ; malgré son jeune âge, il était en pleine forme et commençait à avoir faim.

 Ce fut son frère qui vint le rassasier. Ce soir-là, et tous ceux qui suivirent. Par chance, le jeune homme s'était procuré assez de viande au cours des parties de chasse précédentes pour subvenir à ses besoins, mais les rations devinrent très vite insuffisantes, et le dragonneau, confiné dans la chambre, commençait à montrer des signes d'impatience. Après une semaine passée entre les murs, il était devenu ingérable et courait dans tous les sens, en long, en large et en travers, provoquant un tel raffut qu'il risquait d'alerter toute la maisonnée. Plusieurs fois, la jeune fille l'avait dissimulé sous les draps pour atténuer les bruits, mais indifférents, ses parents ne vinrent jamais vérifier l'état de la chambre. Ils préféraient fermer les yeux et s'imaginer que de ne pas penser aux problèmes suffirait à les résoudre.

 Afin de se débarrasser de ses excréments, Yuling avait sacrifié quelques uns de ses habits. Seulement, au bout de quelques jours, l'odeur était devenue insoutenable et quand Mees avait aperçu ses vêtements trônant sur le sol, il était devenu blême. Recueillir le dragonneau avait été une mauvaise idée, d'autant plus qu'il avait mordu Yuling à la main et ce, à plusieurs reprises. La jeune fille en gardait un souvenir assez désagréable, mais trouvait toujours une excuse pour minimiser les faits :

 – Mais c'est un bébé... insista-t-elle

 – Un bébé dragon, Yuling. Pas un bébé chat, ni un bébé chien... Un bébé dragon !

 – C'est juste un jeu...

 – Mordre n'est pas un jeu.

 – Mais il commence à comprendre !

 – Est-ce qu'un seul de tes amis possède un dragon chez lui ? Non. Parce que les dragons ne sont pas faits pour vivre dans les maisons.

 – J'ai pas d'amis...

 Elle le regarda tristement. Son frère la fixa un instant, en silence, avant de fermer les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il avait pris sa décision :

 – Je veux que tu sortes ce dragon d'ici. Il dormira dehors !

 Ce jour-là, elle s'assura que le dragonneau avait bien mangé, l'enroula dans une couverture et le porta à l'extérieur ; sa maison se trouvant en bordure du village, il y avait peu de chance qu'elle tombe nez à nez avec un de ses voisins. Une fois les quatre pattes dans l'herbe, son protégé se mit à courir à toute vitesse, déchaîné. Peut-être qu'après tout, les dragons n'étaient vraiment pas faits pour vivre avec les humains ? Peut-être qu'ils avaient besoin d'autre chose que de compagnie ? Même si à y réfléchir, elle ne savait pas trop quoi...

 Inquiète, elle s'éloigna vers la forêt. Le jeune dragon ne semblait pas s'inquiéter de sa présence, et elle devait s'avouer que le manque d'intérêt qu'il lui témoignait lui serrait le cœur ; au fil de la semaine, elle s'était imaginé qu'en s'occupant bien de lui, il finirait par s'attacher... mais son indépendance tendait à démontrer le contraire. Avait-elle mal fait les choses ?

 Elle le regarda filer dans le sous-bois, perdue dans ses pensées alors qu'elle décortiquait une feuille morte ; sa petite silhouette dodue et téméraire s'aventurait entre les branches, quand tout à coup, le dragonnet se figea. Une ombre venait de surgir d'entre les arbres.

 – Tu as volé le dragon !

 Yuling vit Quinto, un des garçons du village, se glisser entre les buissons et pointer un doigt accusateur vers elle. Son sang ne fit qu'un tour, son estomac se serra. Sans vraiment réfléchir, elle se jeta sur lui pour l'empêcher de crier, mais ce dernier gesticula tant qu'il finit par s'échapper et courut jusqu'à la lisière de la forêt.

 – Tu as volé le dragon ! Je vais tout dire aux autres !

 – Si tu leur dis quoi que ce soit, je lui ordonne de te manger ! hurla-t-elle, alors qu'il s'éloignait.

 Mais sa menace n'atteignit jamais ses oreilles. Et lorsqu'il revint, quelques minutes plus tard, Quinto s'était entouré de ses copains, dont plusieurs la dépassaient d'une bonne tête.

 – Alors c'est toi qui a le dragon, hein ?

 Yuling se sentit soudain beaucoup moins confiante. Le garçon qui venait de s'imposer n'avait rien de sympathique ; il était le plus grand de la bande, son regard était dur et un éclat dangereux brillait dans ses iris.

 – Je ne sais pas ce qu'il vous a raconté, mais il vous a menti, dit-elle d'une voix tremblante.

 Le petit groupe s'esclaffa.

 – Je vais raconter ça à mon père, il sera pas content ! lança Quinto.

 – Ton père est un idiot, c'est pour ça que vous élevez des porcs, rétorqua un de ses amis qui se croyait malin.

 – C'est toi le porc !

 – Répète un peu !?

 – C'est toi le porc, et mon père est en train de parler avec un Héros. Ça veut bien dire qu'il est plus important que le tien.

 – Ça veut aussi dire qu'ils vont venir chercher ton petit dragon chéri, renchérit le chef de la bande.

 Yuling se mordit la lèvre : allait-on vraiment emporter son dragon ? Le doute s'était immiscé en elle. La jeune fille mourait de trouille, mais ne voulait surtout pas le leur montrer.

 – Si ça se trouve, ils me permettront de le garder !

 Des rires fusèrent.

 – Tu rêves.

 Le plus grand la poussa. Yuling résista, mais le signal était donné, les autres se mirent à l'imiter.

 – Il est où ton petit dragon chéri, hein ?

 La jeune fille serra les dents. Le plus âgé la poussa à nouveau, les gloussements amusés de Quinto accompagnèrent son geste.

 – Il est où ?

 Il lui donna un coup dans le bras, qui fit reculer la jeune fille. Et recommença, jusqu'à ce qu'elle parle, mais Yuling semblait déterminée à garder le silence. Les coups se firent plus forts. Remplie d'une colère naissante, elle le fixa dans les yeux, alors qu'il lui décochait un coup de pied.

 – Vous ne comprenez rien... lâcha-t-elle calmement.

 – Il est où !? hurla-t-il, laissant libre cours à sa rage.

 Il la poussa si fort que la jeune fille s'écrasa au sol. Au même instant, le dragonneau sortit du buisson dans lequel il s'était tapi et fondit sur lui. D'un coup de mâchoire, il referma ses crocs sur son mollet, lui arrachant un cri strident. Sa réaction ne se fit pas attendre : hors de lui, le garçon l'envoya valser plus loin d'un violent coup de pied.

 – Non ! cria Yuling.

 La jeune fille se jeta vers son protégé, qui se remettait difficilement de l'attaque qu'il venait de subir ; le dragonneau tentait maladroitement de se redresser sur ses pattes en poussant des couinements affolés. A bout de nerf, le garçon s'approcha, et sans prévenir, l'affubla d'un nouveau coup. Un éclair de panique traversa le regard de la jeune fille : elle n'avait pas eu le temps de réagir qu'un craquement inquiétant retentissait.

 Des larmes lui montèrent aux yeux. Des larmes d'injustice, mais aussi de rage. Mue d'un intense sentiment de colère, elle se releva, se rua sur le garçon et le frappa de toutes ses forces. Elle voulait se venger. Se venger de ce qu'il venait de faire à son dragon. Il n'avait pas le droit ! C'était son dragon à elle ! Mais avant qu'elle n'ait pu le blesser, son assaillant lui attrapa les poignets et la balança au sol ; son pied se rapprocha, la douleur se fit d'abord sentir dans ses côtes, puis dans son bas ventre, alors qu'il la frappait sans pitié. Dans un ultime instant de rage, il rua son dragonneau de coups. Des pleurs stridents retentirent, aiguisés comme une pluie d'épée. Des cris d'agonie qui résonnaient jusque dans ses tripes. Son estomac se retourna, son cœur se mit à gémir.

 – Qu'est-ce qui se passe ici ? cria un adulte qui se précipitait vers eux. Mais... Qu'est-ce...

 Probablement alertées par la complainte du dragonneau, d'autres grandes personnes arrivèrent en courant. Des parents, des fermiers, quelques femmes sous le coup de l'émotion, mais aussi cet homme qu'elle trouvait gentil, accompagné de trois autres personnes qu'elle n'avait jamais vues. Et au milieu de la cohue, la voix de son frère, inquiet, lui parvenait. Lorsqu'il posa sur elle un regard bouleversé, elle réalisa qu'elle avait fait une terrible erreur ; à moitié décomposé, son visage se ferma, tandis que dans son dos, les murmures du râle de son dragonnet s'éteignaient lentement. Timidement, elle esquissa un geste dans sa direction. Elle voulait toucher au moins une fois le bout de son nez. Regarder une dernière fois ces petits yeux qui avaient parcouru sa chambre. Elle avait tant eu peur qu'on ne le découvre ; à présent, elle redoutait juste de ne pas le découvrir, lui...

 L'un des hommes qu'elle ne connaissait pas s'approcha et, après s'être accroupie, effleura très légèrement le dragonneau. Un dernier gémissement accompagna son geste. Le visage grave, l'homme marqua un long silence, puis le souffle rauque cessa aussi simplement que son bébé dragon s'en était allé.

 Par respect, il observa quelques secondes de silence puis son regard glissa doucement sur Yuling :

 – Sais-tu qui a fait ça ? demanda-t-il d'une voix calme.

 La jeune fille hésita. Elle s'apprêta à dénoncer les coupables lorsque son frère intervint, à la surprise de tous :

 – Moi. C'est moi le responsable, déclara-t-il.

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