1 - La dispute

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 – Me calmer ? Ta fille est la honte du village et je devrais me calmer ? Je refuse d'être son père, tu m'entends !

 – Pourquoi il s'agit toujours de ma fille quand elle crée des problèmes ? C'est bien la tienne, je te signale !

 Et ça recommençait.

 – Elle est pas de moi, ça c'est sûr... C'est pas possible d'être une telle imbécile ! Elle tient de l'autre crétin...

 Encore.

 – L'autre crétin, j'aurais pas eu besoin d'aller le voir si t'avais été un homme, une fois dans ta vie !

 Toujours.

 – Tais-toi !

 – T'es jamais là ! Tu reviens en beuglant, pis tu repars une dinde au cou !

 C'était comme ça tous les soirs.

 – Et toi qui te donnes en pâture à la moitié de la ville, tu crois que c'est mieux ?

 Parfois, il lui arrivait encore de les écouter même si la plupart du temps, Yuling préférait s'enfermer dans sa chambre.

 – Ne change pas de sujet !

 Si elle n'avait eu qu'un vœu à formuler, elle aurait demandé à changer de parents. Elle aurait même abandonné son rêve pour ça. Mais la réalité se rappelait implacable et cruelle, et soir après soir, elle les observait se haïr, se consumer de l'intérieur tandis qu'elle apprenait, elle, à se détester un peu plus.

 – Vois quel exemple que tu donnes ! Y'a pas besoin de chercher pourquoi elle disparait la moitié du temps avec les gosses. Elle est comme toi !

 Elle était leur fille après tout. Elle finirait comme eux : stupide.

 – Parce que tu crois que t'es mieux ? Tu n'es qu'un lâche qui n'a jamais su se battre pour ses enfants !

 Et chaque jour, le rêve d'un quotidien paisible semblait s'éloigner. Dans ces moments-là, elle haïssait Mees. Elle le détestait comme elle détestait ces murs, ces parents, ce village. Comme elle exécrait l'avenir radieux aux relents pathétiques qui s'offrait à elle ; une vie enchaînée à la médiocrité, à des proches qui n'avaient jamais appris à être heureux.

 Son père vira au cramoisi.

 – Tais-toi !

 Sa mère avait dépassé les bornes. Dans cinq secondes, il se mettrait à l'insulter, et pendant cinq secondes encore, ce ne serait plus elle la fautive, mais Mees.

 – Bien sûr que si on va en parler ! C'était ton fils.

 – Il n'a fait que suivre ton exemple !

 Soudain plongée dans la tristesse, Yuling finit par se résoudre à intervenir. Non pas pour sauver ses géniteurs qui avaient perdu toute autorité à ses yeux depuis des années, mais pour sauver le peu de souvenirs heureux qu'il lui restait encore de son frère :

 – Arrêtez !

 – Ne te mêle pas de ça ! hurla son père.

 – On n'en serait pas là si t'avais pas laissé l'enclos ouvert !

 C'était la réplique de trop. Elle en avait ras-le-bol de ces conflits, ras-le-bol de leurs prétextes bidons, ras-le-bol de ce taudis qui lui servait de toit. Si je suis restée, c'est uniquement pour toi, Mees. Pour toi et le troupeau, pour cette promesse qu'on s'est faite. Mais je te déteste. Je te déteste de m'avoir laissée là, de m'avoir abandonnée sans personne sur qui compter !

 Une larme de rage coula le long de sa joue. Elle poussa un cri de colère et l'essuya d'un geste revêche, à bout de nerfs. Ils ne méritaient pas qu'elle pleure pour eux.

 – Je m'en vais, continuez sans moi !

 Sa mère se retourna soudain vers son père, impuissante :

 – Mais fais quelque chose !

 – Qu'elle parte ! Je n'ai pas besoin d'une fille comme elle !

 Sa mère se ramassa sur elle comme si elle venait de prendre dix ans, mais ce détail était bien le seul qui trahissait un quelconque sentiment de culpabilité. Son père, lui, la fustigeait du regard.

 Yuling attrapa alors la veste de Mees laissée sur le fauteuil près de la porte. Il était trop tard. Trop tard pour rattraper quoique ce soit. Trop tard pour espérer un changement. De dépit, elle laissa la colère l'emporter et chassa cette ultime once de loyauté qui la retenait encore entre ces murs. Dans l'âtre, les braises rougeoyantes se mourraient. Seuls de faibles luminions maintenaient encore une certaine chaleur au sein du foyer. Pour le reste, il n'en était rien. Sa chambre était froide, à l'image de ses derniers mois en compagnie de ses parents. Ce toit n'avait plus rien à lui offrir.

 Ses doigts se refermèrent sur la poignée. Dans un grincement, la porte céda au froid qui l'accueillit gracieusement. Elle était dehors. La dispute avait cessé, le vent s'engouffrait dans ses cheveux. Enfin, le silence. Il fallait être inconsciente pour s'aventurer au-delà des champs par un temps pareil. Mais n'était-ce pas ce qu'elle était ? Inconsciente ?

 Derrière elle, les pas précipités de sa mère se figèrent nets au seuil de la porte alors qu'elle prenait soudain conscience de ce qu'elle était en train de perdre. Yuling retint un rire qui se coinça dans sa gorge.

Bien sûr qu'elle ne la franchirait pas. Bien sûr...

 Un sourire écœuré fendit son visage triste. Ce soir, il ne lui restait rien. Plus de maison, plus de famille. Même ses souvenirs semblaient s'étioler à la lueur de ces derniers instants. Décidée, elle prit alors le chemin de la forêt et s'enfonça dans la nuit.

Mees, pourquoi m'as-tu abandonnée ?

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