Diên Biên Phu

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Image de couverture de Diên Biên Phu

Il est là. Là, devant moi. Devant eux, devant elles, assemblée de pintades qui gloussent. Il parle bien. Lui. Avec assurance. Il suit de grandes études. Prestigieuses. Lui. Hypokâgne, Science-po, Médecine, Pharma, facultés, thèses, diplômes... J'en ai la tête qui tourne... Ras le ciboulot !

Cousin Alfred me surveille du coin de l'oeil. C'est lui qui m'a invité à cette soirée. Sa soirée. Il ne pouvait guère faire autrement, se sentait obligé. Je suis le raté de la famille, mais je crois qu'on m'aime bien malgré tout. Certains ont peut-être même de la peine pour moi. Ou de la compassion, comme ils préfèrent le dire, un peu gênés.

Elle est belle. Beaucoup trop belle pour moi, bien sûr. Mais je n'ai vu qu'elle en arrivant tout à l'heure. Elle, et ses gestes gracieux, son parfum, sa voix, ses yeux, la souplesse de sa démarche, son teint, ses manières de petite fille bien élevée. Tout me plaît chez elle. Tout m'attire. Tout.

Cousin Alfred sait que je suis imprévisible. Que j'ai le vin mauvais. Que je suis capable du pire. On m'invite, mais on craint aussi mes réactions. Je suis un bagarreur. Un sale bagarreur alcoolique. Mais ce soir, je ne bois pas. Je ne boirai pas, ou presque pas. C'est promis. Je serai bien sage, comme une belle image tout en couleurs dans un livre pieux.

Lui, repart de plus belle. Il a à raconter. N'a pourtant encore rien vu, ou presque, de la vie mais possède déjà une opinion bien établie sur chaque chose. Et, volailles naïves, elles boivent ses paroles, goulûment, bouches bées. Il est charmant et a le nez fin, l'intello. Le mien a déjà été cassé à deux reprises. Et porte de très belles chaussures aussi. La lutte serait trop inégale, je pourrais le briser d'une simple chiquenaude si l'envie devait me prendre. Mais j'ai promis à cousin Alfred : "T'inquiète, je me tiendrai à carreau !". Pour le moment, en tout cas...

Elle se déplace. Va sur la terrasse. Il fait si lourd, ce soir. Les grillons s'époumonent dans le parc et l'on entend, plus loin, l'orage qui gronde sourdement. Je la suis. Je la suivrai ainsi jusqu'au bout du monde.

"Bonsoir... alors, comme ça, c'est vous... c'est vous, le cousin Pierre... ?! Vous savez, Alfred nous a beaucoup parlé de vous... ainsi, vous êtiez militaire... ?"

Cousin Alfred parle trop. Il croit toujours bien faire, mais se trompe à chaque fois. J'aurais préféré faire les présentations moi-même. J'aurais menti alors. Une fois de plus. Inventé une histoire, une belle histoire, de celles qui plaisent tant aux filles, de celles qui vous rendent beau, irrésistible, énigmatique, intelligent souvent, de celles qui me donneraient toutes les chances pour la conquérir... car finalement, ce soir, il n'y a que cela qui ait une véritable importance... Elle, Elle, et seulement Elle...

Maintenant, j'ai peur. Peur d'être ridicule. Et cousin Alfred me surveille toujours. De loin, comme on épie avec angoisse un fauve dangereux, dissimulé dans la pénombre, ou caché dans un fourré épais, et qui n'attend plus que le moment propice pour se jeter sur vous. Il connait ma force, mon courage, mon impulsivité, ma profonde détermination aussi parfois à faire le mal autour de moi. Beaucoup de mal, souvent. Il regrette d'ailleurs déjà de m'avoir invité. Comme je le comprends. Je vais lui gâcher sa soirée, c'est en tout cas ce qu'il doit penser à cet instant.

"Oui... Je suis dans les parachutistes... !"

Je l'ai dit comme on avoue un ignoble meurtre. Ses yeux s'écarquillent. Elle allume une cigarette, une blonde, remarque cette cicatrice qui barre ma lèvre supérieure, jauge mes muscles, soupèse ma force, toute la puissance de l'animal sauvage, scrute mon regard d'acier, et s'attarde enfin longuement sur mes mains, poignes redoutables, étaux effrayants, terribles serres...

"Oh... comme cela doit être passionnant... !"

La Guerre, passionnant ?! La Guerre est tout, sauf passionnante... La Guerre ne peut passionner personne, si ce n'est quelques fous. La Guerre est une immonde saloperie qui vous dévore le cœur et vous brise à tous les coups. Oui, à tous les coups, ma petite Demoiselle...

Cousin Alfred se rapproche de nous deux. Et Lui aussi. Avec tous les autres, une coupe de champagne à la main. Monsieur flaire peut-être quelque chose et s'interroge. Tiens donc... on oserait lui voler la vedette ce soir ?

"Alors comme ça, vous avez sauté sur Diên biên Phu... ?"

Au loin, des éclairs zèbrent le ciel. L'orage se rapproche, doucement. Me voici maintenant cerné. Et ils attendent. Je dois tout leur raconter. Lui, et ses amis, me pressent à le faire, avides de sensations fortes, prêts à entendre mes horreurs, à découvrir des atrocités qui les feront tous frêmir, à se faire peur à la guerre, mais par procuration. On me sert un grand verre de vin, pour m'encourager. Cousin Alfred panique...

"Mais laissez-le donc tranquille... Pierre n'aime pas raconter... Il préfère garder tout ça pour lui... Allez, cela suffit, je vous dis !"

Elle me regarde avec ses grands yeux de biche. Mais moi, je ne vois que Marcel. Mon copain Marcel mort dans mes bras. Là-bas. Dans la bouillasse indochinoise. Marcel avait vingt ans. Comme moi. Marcel, fidèle compagnon d'armes, avait vingt ans, et n'a pas dit un seul mot pendant son agonie, malgré la douleur qui l'étreignait si fort. Je siffle mon verre cul-sec et demande une bouteille entière, maintenant, tout de suite, sans délai, sinon je ne parlerai pas, nom de Dieu ! Non, je ne dirai rien sans cela. Alors, pour l'occasion, on débouche un grand cru. Le cercle se resserre, les esprits s'échauffent, voilà, le spectacle peut enfin commencer, la bête de foire va pouvoir faire son numéro tant attendu...

C'est étrange, mais je crois qu'Elle a compris. Ma souffrance, mon mal-être, ma peine, si profonde, sourde, insidieuse, qui me tenaille depuis ces jours noirs, ces jours où j'ai perdu toute raison et espoir. Cette fragilité extrème qui fait partie de moi aujourd'hui, et cela malgré les apparences, toutes contraires. Fragilité qui me pousse inexorablement à faire n'importe quoi de ma vie. Elle semble avoir compris cela en quelques secondes à peine. Je le sais. Je le sens.

"Venez, Pierre... partons... raccompagnez-moi, s'il-vous-plaît... avant qu'il ne pleuve... "

Mais ils ne sont pas d'accord. Lui, le premier de la classe, veut savoir. Il veut m'entendre car il lui sera plus aisé, après cela, de trouver les bons mots pour se moquer de moi, et m'humilier. Alors on me retient. On m'exorte à la fin de raconter ce que je sais, on ne me laissera pas partir, c'est hors de question, tant que je n'aurai pas raconté mes horreurs, toutes mes horreurs, sans exception. Elle insiste pourtant. Elle est de mon côté. Elle sait, d'instinct peut-être, que tout cela finira mal, une fois de plus...

Lui, inconscient qu'il est, me retient par la manche. Le cousin Alfred s'écarte, désespéré. Elle me supplie une dernière fois. Mais il est bien trop tard... Je sers les poings... l'orage est déjà sur nous...

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Diên Biên Phu.Chapitre8 messages | 3 ans

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