Chapitre 5

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Aleth aposa sa main sur les humides portes vitrées de la mairie. Même à l'intérieur elle frissonait, ce n'était peut être pas le froid. Les profonds yeux bleux de la jeune fille se perdaient quelque part dans la brume recouvrant la place centrale avec une certaine apréhension. La fumée dansait et se mouvait, lui révélant des formes trompeuses. Plus d'une fois elle crut y distinguer les yeux jaunes luisant du démon.

La main tremblante de la jeune fille effleura son cou, là où la créature avait laissé deux petites marques. De douloureux flashs revenaient à son esprit encore un peu sonné. Elle se rendait provisoirement compte qu'elle avait failli y passer et son coeur ne pouvait s'empêcher de battre à cette idée.

Détournant son regard de la ville de cauchemar, elle considéra par le reflet des portes celui qui s'était présenté à elle sous le nom de Balthazard. Assis à l'autre bout de l'accueil, le vieil homme sortit une boîte de gélules de sa poche et en avala deux cul-sec.

Plus qu'un survivant, il ressemblait à une relique des temps anciens. Son visage était creusé et triste et les toux incessantes qui secouaient son corps meurtri n'étaient rien d'autre que des invitations de la mort à la rejoindre.

Difficile à croire que cet homme en apparence si fragile avait la capacité de tuer un dieu que l'on disait immortel. Avait-il simplement perdu la raison ? Les fous étaient légion en ces terres désolées, en particulier pour ce qui était les porteurs d'ombre. En allant régulièrement à l'encontre de la volonté de la sienne, Aleth se placait en tant qu'exception. Si l'on parle de "possession" pour désigner ce phénomène d'origine inconnue ce n'était pas pour rien : l'ombre cherche constamment à insinuer sa volonté propre dans l'esprit de son hôte quitte à le détruire mentalement.

Mais ce n'était pas le cas de Balthazard. Quelque chose émanait de son regard intense, comme un feu sauvage que l'on allumait lors des froides nuits d'hiver. S'il rassurait aux premiers abords, un instinct inexpliqué lui criait de rester à bonne distance de ces flammes dévorantes.

C'est sûrement ce même instinct qui la fit trembler lorsque le vieil homme toussa une fois de plus. Le spasme était beaucoup moins violent, le médicament qu'il avait pris devait faire effet. Il ne devrait pas tarder à prendre la parole et Aleth se décida à se retourner le coeur battant. Évitant conscieuscement le contact direct avec le vieil homme, le regard de la jeune fille tomba sur une photographie en noir et blanc accrochée juste au dessus de lui.

Elle représentait l'entrée d'une mine se découpant dans les massifs montagneux qui encerclaient la ville. Les différentes installations peu modernes ramenaient à une époque très lointaine, le début du XXème siècle peut être. La ville avait du s'étaler à partir de la carrière qui, avec le temps, lui avait permis une prospérité assez respectable.

Le poing sur les lèvres, Balthazard se râcla la gorge. De ses yeux perçants il avait semble t-il décelé une lueur d'impatience dans le regard fuyant de la jeune fille.

Tapotant nerveusement la poignée de sa rapière, Aleth se focalisa sur le vieil homme et toutes les questions que son étonnante révélation posaient lui revenaient en tête.

-- Tu es au courant pour l'éclipse ?

-- La quoi ? l'interrogea Aleth, perlexe

-- Visiblement non, constata t-il.

Aleth fit instinctivement la moue, elle n'appréciait guère qu'on joue au professeur avec elle.

-- Dans très exactement 26 jours, un phénomène stellaire unique va se produire : la Terre passera devant le soleil, masquant ainsi son éclat à la lune...

Aleth se répéta mentalement la phrase du vieil homme. Ses connaissances en science même modestes, lui permettait de saisir le concept. Elle ne voyait cependant pas où il voulait en venir et quel était le raport avec Sîn. Son regard l'avait semble t-il encore trahi et Balthazard poursuivit ses explications.

-- Sîn tient ses pouvoirs de l'astre lunaire, c'est la raison pour laquelle il a neutralisé une grande partie de l'éclat du soleil dont les rayons lui sont létal.

Aleth acquiesça et dut pour la première fois remettre les enseignements de l'Ancien en cause. Elle avait toujours pensé que l'extermination de la faune et de la flaure sur le globe était l'unique raison pour laquelle l'astre avait perdue son éclat d'antan. Mais si elle avait deviné juste, elle entrevoyait où Balthazard voulait en venir.

-- Durant cet instant, et seulement cet instant, Sîn perdra son immortalité...

Bingo ! Le coeur d'Aleth bondit de sa poitrine devant le poids de cette révélation. Sîn l'immortel pouvait être tué, il y avait un moyen d'en finir avec tout ça.

-- Cela fait des jours que j'essaye de réunir le plus de survivants possibles, soldats comme porteurs d'ombre, continua Balathzard, qui avait désormais toute l'attention d'Aleth

Un raid, un assaut de survivants qui, dans un geste désespéré souhaitaient emporter le sauveur de l'humanité. La perspective qui paraissait à la jeune fille séduisante sur le coup lui rappela comment Tristan avait réuni sa bande de rénégats pour abattre les Saints perdus.

Mais tout cela restait un livre, une fiction. Dans la réalité les concepts de "fidélité" ou d'"amitié" n'existaient pas parmi ceux qui n'ont que la poussière à fouler. Réunir une faction de porteurs d'ombre ressemblait plus à une mission suicide qu'une véritable opération préparée méticuleusement.

Elle pouvait combattre quelques spectres et se déjouer des chasseurs mais l'ombre lui imposait une limite physique sévère. Sîn lui était inaccessible en touts point, même mortel, on parlait d'une entité assez puissante pour terrasser les plus puissantes armées de l'ancien Monde. Que pouvait bien changer un groupe de parias, même possédés ?

Son pragmatisme vacillait cependant, les excuses qu'elle se donnait avaient moins de poids, de choc, de sorte que la petite pique d'espoir en elle avait trouvée son chemin. Dire oui soulagerait un poids qui n'a été que bien trop accumulé, mais encore fallait-il prononcer ce mot en apparence si simple.

Aleth serra la poignée de son épée avec frustration. Dire oui serait si simple, si facile, si satisfaisant. Mais elle devait penser aux consquences d'un tel acte. Il n'y avait pas de retour en arrière et passer d'une ombre errante essayant de fuir à une combattante affirmée contre Sîn recelait plus d'un danger. Peu importe à quel point la solitude pouvait être difficile, mieux valait vivre seule que de mourir à plusieurs. Serrant les dents elle se répéta cette phrase jusqu'à se convaincre.

Tic tac.. susurra une voix douce

La main gauche fermement empoigné sur sa rapière, Aleth chercha d'un regard apeuré l'origine de cette voix. Ce n'était pas l'ombre, pas la sienne en tout cas.

Une mince lueur violette étincela du dos de Balthazard et une forme sombre émergea de son dos. Elle crut d'abord qu'un spectre les attaquait de nouveau, mais elle reconnut le processus de déploiement d'une ombre. Prenant la forme d'un passeur miteux qui rappellait Charon , l'ombre de Balthazard tenait dans sa main décharnée une lanterne dans laquelle brûlait une mystique flamme violette, son coeur probablement.

-- L'heure tourne Balthazard... dit-il, d'une voix douce

Le vieil homme retroussa sa manche et examina la montre qui se trouvait à son poignet en fronçant les sourcils. Lorsque son regard revint sur la jeune fille elle eut momentanément un frisson de terreur inexpliqué.

-- Alors, tu viens ? lui demanda t-elle

Aleth ne répondit pas. Ses lèvres brûlaient d'envie de dire oui, mais elle ne pouvait pas, elle avait peur. La vérité n'était pourtant pas si simple, elle était incapable de lui exprimer franchement son refus et Balthazard n'aurait jamais d'autre réponse que son silence. Cela sembla lui suffir amplement et il se leva doucement.

Aleth réprima un hurlement de protestation. Le vieil homme soupira, il était évidemment déçu de sa réponse et cela lui serra le coeur.

-- Si jamais tu changes d'avis...

De sa main gauche il posa une sorte de ticket sur le bureau circulaire et se dirigea vers la sortie.Aleth baissa la tête et s'écarta afin de le laisser passer, elle pouvait sentir le poids du regard de Balthazard. Il n'était pas trop tard. Quelque chose en elle lui criait de le suivre, de changer d'avis, mais la peur la tétanisait encore et encore. Les portes s'ouvrirent, faisant circuler un vent glacial de mort dans la pièce.

Du coin de l'oeil elle vit le vieil homme descendre les marches de pierre et s'enfoncer dans la brume, comme si qu'il n'était au final qu'un simple rêve. D'un rictus qui se voulait rassurant pour ce qu'il était, son ombre lui offrit une gracieuse révérence avant qu'ils ne s'effacent tous deux.

Les jambes d'Aleth tremblèrent d'un spasme révélateur. Elles lui disaient de se lever, de les rattraper, mais cette impulsion disparut aussitôt que les portes du bâtiment se refermèrent . Ainsi elle se retrouvait une fois de plus seule face à elle même.

Aleth pris sa tête entre ses mains. Tout était chaos : colère et frustration se mélangaient à la peine qui déchirait son être. D'instinct elle se dirigea vers les sanitaires au bout de l'accueil et ouvrit la porte d'un puissant coup d'épaule.

Le miroir lui offrit le reflet d'une créature blessée et apeurée. Ses yeux étaient rouges, sa respiration sifflante et de plus en plus saccadée à mesure qu'elle voyait avec crainte une créature de cuachemar se matérialiser dans son dos. La main de l'ombre appuya douloureusement sur son épaule. Il allait lui faire passer un sale quart d'heure et son coeur n'arrêtait pas de battre à cette idée. Sauf que là maintenant elle avait besoin de tout sauf de remontrances.

lâche ! qu'est ce que tu as fait ?! pauvre imbécile !

Les voix de l'ombre envahissaient sa tête

La jeune fille fut prise de violents vertiges. Pour la deuxième fois en l'espace de quelques minutes, son esprit affaibli se faisait envahir. Dans ces conditions, impossible de garder le sang-froid auquel elle était accoutumé.

-- Ca suffit !

D'un violent coup de poing elle brisa le miroir en face d'elle. Les débris tombèrent sur le lavabo dans un bruit cristallin.

Haletante, la jeune fille ramena à elle son poing ensanglanté . Cela piquait intensément. Elle serra la main, afin de ressentir la douleur comme pour oublier celle invisible qui la déchirait.

L'ombre n'avait cependant pas dit son dernier mot, et il revint mentalement à la charge alors même qu'elle ne se trouvait plus devant son reflet.

-- Quand vas-tu cesser de comporter comme une gamine ? Affronte un peu la réalité !

Une enfant, une hystérique, voilà donc comment il la voyait. A ses yeux il était parfaitement injuste avec elle, elle ne méritait sûrement pas cela. Cette vie ne lui laissait aucun cadeau, aucun choix. Le seul pêché qu'elle avait commis était d'être né.

Rien de tout cela ne serait arrivé si elle était née sans cette maudite ombre. Ses parents ne l'aurais jamais abandonné et, bien lotie dans les murs de Ûr, elle n'aurait pas chaque jour à se demander si c'était le dernier. Elle n'avait rien, si ce n'était des cendres à ramasser et des larmes à verser.

-- Pourquoi tu existes ?! A cause de toi ma vie est un enfer ! hurla t-elle de dépit

Bouillonante de rage, elle attendit une cinglante réplique de son intercoluteur qui n'arriva jamais. Le contraire se produisit et elle sentit que l'être d'obscurité en elle avait arrêté de s'agiter.

Je...

L'ombre n'acheva jamais et effaça entièrement sa présence en elle. Il ne s'attendait pas à des mots aussi durs. Aleth eut envie de s'excuser, mais le mal était déjà fait.

C'était de sa faute aussi, il était toujours contre elle, mais quand il s'agissait de la réconforter, de trouver les mots pour la rassurer, il n'y avait plus personne.

Elle se recroquevilla et saisit fermement les rebords de l'évier. Pourquoi personne ne se rendait compte de sa vulnérabilité ? Son apparente force, celle que Balthazard et l'ombre recherchaient n'avait jamais existé. Ce n'était rien de plus qu'une carapace forgée après toutes ces annés pour survivre à son environnement. Quand allaient ils-tous se décider à la laisser en paix ? Etait-ce donc si risible de la voir se torturer et se démener jusqu'au sang ?

Inconsciente de la force extraordinaire qu'elle déployait, Aleth ne remarqua pas immédiatement les fissures qui striaient la surface blanche du lavabo. Ivre d'une rage qu'elle n'arrivait même pas à appréhender elle continua au contraire de serrer de plus en plus fort.

Le choc fut brutal. Le lavabo décroché, elle bascula violemment en arrière. Le derrière au sol, elle contempla avec horreur la quantité effarante de sang qui coulait de ses mains. En recontrant de nouveaux débris de verres au sol la blessure initiale s'était aggravée et de nombreuses coupures plus légères mais non moins préoccupantes s'y étaient ajoutés.

Paniquée, elle chercha de sa main valide la poche avant de son sac mais ne trouva aucune seringue anti-hémorragique, juste un unique bandage cicatrisant.

Génial ! Manquait plus que ça

L'adrénaline redescendait progressivement et son sens des priorités revint aussitôt. Comment avait-elle pu négliger de vérifier son stock de matière médicale ? Et surtout quelle idée de frapper ce maudit miroir ?

S'appuyant sur le mur de sa main droite la jeune fille se releva mais perdit l'équilibre. Poussant instinctivement sur sa main gauche et à l'aide du lavabo d'à côté elle réussit à se rétablir. Grave erreur, elle ne put réprimer un puissant hurlement de douleur.

Le souffle rauque, la jeune fille entreprit d'un geste qui se voulait aussi précis que rapide d'enrouler sa main du bandage. Au contact du sang tiède, la crème humide fit l'effet de milles aiguilles et elle dut se pencher et serrer les dents pour tirer.

Examinant d'un regard peu convaincu le résultat de son travail, Aleth pesta en voyant le pansement se teindre aussitôt d'écarlate. Il fuyait déjà, laissant tomber au sol des gouttes de sang.

Se rémémorant des enseignements de son grand-père, la jeune fille serra sa main gauche de plus belle.

"Ca fait mal ? Eh bien tant mieux, parce qu'au delà de tes fantaisies ridicules il y a quelque chose de bien réel : la douleur."

Reprenant un rythme de respiration plus calme, Aleth, redevenue "elle même" se dirigea d'un pas ferme vers la sortie.

Si elle avait fait attention une dernière fois à son reflet dans le miroir ce qu'elle aurait vu n'aurait cessé de l'étonner. Un brasier sombre brûlait dans ses yeux, le même que Balthazard. Dans les cendres désolées du regard quelque chose s'était allumé, le funeste présage d'un destin chaotique.

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