Incipit

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Une brise s'éleva parmi de hautes montagnes qui, longtemps embrunies par un ciel orageux, s'embrasaient dans la lueur de l'aube. Elle voyageait gracieusement à travers la vallée évasée, tantôt dansant avec les lupins panachés dans les prairies, tantôt sifflant dans les couronnes d'arbres en fleurs. L’air était enfin respirable, l'attente insoutenable envolée, la température radoucie. Poussé par ce souffle de vie, l’infatigable fleuve onduleux se frayait un chemin entre divers versants pour rejoindre son embouchure sur l'océan Alcyonien, aux pieds de merveilleux saules argentés. La nature frémissait, d’innombrables volatiles s’agitaient dans le ciel rose du matin, des cris excités résonnaient en écho dans les collines ; il était évident qu’un évènement se préparait.

Un oiseau d'envergure au plumage brun-roux apparut au-dessus d’une roselière ombragée, le battement de ses ailes puissantes tordant la végétation en deux. Il semblait quadriller les environs avec attention, son bec crochu claquait dans le sifflement du vent et ses yeux perçants fouillaient les moindres parcelles de terrain. L’air satisfait, il fondit sur l’affluent le plus proche, le frôla du bout de l'aile et rejoignit le cours d’eau principal afin de se rendre au village de Marvegny. Ses grandes pattes firent voltiger des bouts de terre lorsqu’il atterrit. Il glatit pour faire venir son maître.

- Cyron, enfin ! Le périmètre est sécurisé ? La cérémonie peut commencer ?

Un jeune homme brun s’était approché de lui, inquiet. Le volatile dut se pencher pour confirmer d’un mouvement de tête qu’il n’avait rencontré aucun danger lors de sa patrouille. Sa taille était si haute que son corps faisait de l'ombre aux toits de maisons.

- C’est bien, murmura son maître en caressant son bec immense. La prochaine fois, évite de partir sans moi.

L’animal ferma un instant les yeux, signe d'approbation. Le jeune homme n’était pas effrayé, bien au contraire. Il connaissait son oiseau depuis ses sept ans, l'âge de raison.

- Ne bouge pas, articula-t-il. Reste bien à l’entrée du village au cas où…

Un appel le coupa dans sa phrase. Tout le village s’était rassemblé devant l’oisellerie à ciel ouvert construite à base de bambous ; c’était en ce vaste lieu chaleureux que grandissaient les oisillons abandonnés ou volontairement déposés par leurs parents. Une envolée d’oritums jaillit d'une poutre en bois et, dans un tourbillon de plumes blanches, tournoyèrent en babillant joyeusement autour d’une ribambelle d’enfants assis au second rang. D’autres enfants, légèrement plus âgés, se tenaient en ligne au premier rang, pouponnés par leur mère qui leur ordonnait de rester sages. Bien habillés, les bras le long du corps, ils patientaient fièrement que le meneur vînt à eux avec de jolies cages à oiseaux sous les bras. Le vieil homme était barbu, son dos était courbé par le poids du chagrin et des cernes ornaient son regard fatigué. La perte de son fenghuang, le roi des oiseaux, avait été une dure épreuve pour lui ; le chagrin noyait sa gaieté habituelle, transformant les traits doux de son visage en une grimace crispée.

- Chers habitants de Marvegny, finit-il par déclarer après avoir réclamé un peu de silence. Comme vous le savez tous, les oiseaux que nous avons recueillis sont en âge de quitter leur nid. Nous savons tous que nos petits protégés devront choisir leur futur maître, à moins que la liberté ne soit plus tentante.

Les villageois poussèrent un cri de joie.

- Aujourd’hui est un jour très particulier ; le cours de notre existence va changer, continua le meneur. Six espèces exceptionnelles, nées le même jour au même instant, pourront sauver la vallée des ténèbres qui nous guettent. Nous pouvons nous estimer heureux que cette occasion rarissime se présente à nous ; elle n’est arrivée qu’une fois, et c’était il y a des siècles de cela.

Il marqua une pause pour s’assurer qu’il avait attiré l’attention de tout le monde.

- En espérant que ces oiseaux choisissent d’honnêtes personnes, d'une candeur d’âme et d'une pureté de cœur suffisamment affermies pour mener à bien leur future quête. Jeunes gens, avancez-vous en ligne vers moi je vous prie.

La lignée d’enfants obéit aussitôt et s’approcha de lui.

- Chers petits, dit-il en souriant faiblement. Vous avez atteint l’âge de raison, celui qui correspond à la fin de la période œdipienne. Vous commencez à comprendre les notions de bien et de mal, de justice, ainsi que les conséquences de vos actes. Votre oiseau sera le vôtre tout le long de votre vie, il aura fait le serment de ne jamais vous quitter une fois qu’il se sera posé sur votre épaule. Il n’y aura pas de retour en arrière. Vous le chérirez, le respecterez et le dresserez afin d’obtenir sa docilité.

Tous acquiescèrent après ces quelques paroles traditionnelles, impatients d’être choisis par leur fidèle compagnon.

- Bien, murmura le vieil homme. Vous pouvez lâcher les volatiles.

Des oiseliers s’accroupirent devant les cages en or disposées dans les hautes herbes, firent pénétrer les clefs dans les serrures et ouvrirent les petites portes métalliques une à une. Les villageois retenaient leur souffle ; le moment de vérité était enfin arrivé. Un avaras sortit prudemment, l’air méfiant ; cependant, après avoir hésité, il traça son chemin à toute vitesse pour disparaître derrière les montagnes, à la plus grande déception de tous. Un oiseau qui choisissait sa liberté était considéré comme une lourde perte. Quelques alcyons en attroupement le suivirent, excepté le plus petit du groupe qui se laissa doucement tomber sur l’épaule d’une enfant blonde. À la fois ravie d’avoir été choisie et déçue de ne pas faire partie des six élus, elle alla se jeter dans les bras de ses parents. On attendit que les autres espèces sortissent de leurs cages et, sous les regards étonnés des adultes, un grand nombre d’entre elles choisirent la liberté qui s’offrait à elles. Après quelques minutes de silence, seuls les derniers enfants à ne pas avoir été choisis se retrouvèrent face aux six espèces tant convoitées ; c’était certain, ils étaient les heureux chanceux. Seulement, au moment où les oiseliers ouvrirent les dernières cages, l’ethon, le laurellac, le phoenix, le fenghuang, l’alicanto et le caladrius risquèrent rapidement un vol hors de leur abri puis, sans arriver à se décider, retournèrent à leurs barres dorées.

- Comment est-ce possible ? s’écria le jeune maître de Cyron.

- C’est inadmissible ! Nous devons réessayer ! fulmina une mère désespérée.

- Ils sont retournés dans leur cage de leur plein gré, fit remarquer l’herboriste du village avec de grands yeux ronds. Cela veut dire que…

- Qu’ils n’ont ni voulu de leur liberté, ni de leur maître respectif, marmonna le meneur en caressant sa barbe.

Pour la première fois depuis de nombreuses semaines, ses pupilles assombries brillaient de curiosité. Les pauvres enfants qui avaient tant attendu ce moment quittèrent l’assemblée sans un mot, trop déçus pour participer davantage à cette cérémonie catastrophique.

- Je les plains, soupira une jeune femme. Ils vont devoir attendre la prochaine envolée.

- Peut-être que leurs maîtres sont dans d'autres villages ? suggéra une adolescente qui caressait nerveusement le boigénit sur son épaule.

- Non, cela ne s’est produit que peu de fois, et les oiseaux en question ont quitté Marvegny pour trouver la personne qu’il leur fallait, soupira l’herboriste.

- Le problème est encore bien plus complexe que cela, gronda le vieux meneur.

- Je crains que… oui, c’est bien cela, lança une voix tremblante au sein de l’assemblée. Ce n’est pas dans ce monde là qu’il faut chercher…

Des cris d’indignation lui intimèrent de se taire. La voyante du village n’était jamais très bien vue, et ses mauvaises prédictions agaçaient particulièrement les villageois qui préféraient se fier à la foi qu'ils plaçaient en Dieu. Elle préférait donc se tenir éloignée d’eux pendant les rassemblements, assise sur un rocher abandonné, la honte qui l’habitait la contraignant à garder le silence.

- Tu as vu juste, Syna, déclara finalement le vieux meneur en se redressant soudainement, ce qui eut le don d’arracher un sourire à la voyante. Si ces oiseaux refusent de faire leur choix ici, c’est à l’extérieur qu’ils le feront.

Une vague de murmures angoissés parcourut l’assemblée à une telle vitesse qu’il fut difficile de la calmer. Certains rétorquaient que le monde extérieur n’était qu’une légende et qu’il était impossible d’avoir assez de chance pour tomber sur l’arclef, le Passeur connu pour façonner un portail entre les deux mondes opposés.

- Il le faut pourtant, trancha le meneur. Il viendra à moi. Je voyagerai autant de temps qu’il faudra pour trouver ce monde. Seule cette possibilité est envisageable ; notre destin en dépend.

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