22. Capitaine Haume

19 minutes de lecture

Endrick

Un homme bouscula Endrick sur le côté du bâteau. Son agresseur ne lui laissa pas le temps de se relever et le plaqua contre le mât le plus proche. L’adolescent tendit son poing dans le vide pour le frapper au visage, mais son ennemi saisit son poignet et le tordit derrière son dos. Un autre matelot le força à s’asseoir près de ses amis et passa une corde autour de son ventre pour le clouer au mât. Sans avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Endrick se retrouva rapidement dans l’incapacité de parler, un tissu coincé entre les lèvres. Il avait été le dernier à s’être débattu. Loukoum, trop épuisé par son vol, s’était fait capturer et enchaîner à un poids lourd. Les autres oiseaux avaient été mis en cage ; ils piaillaient à tue-tête, soucieux pour leurs maîtres.

- Pas mal, comme performance.

Une silhouette se détacha de la masse de matelots, émergeant de la pénombre d’un pas lourd. Les planches grincèrent au contact de ses chaussures cirées. Il s’arrêta finalement sous un rayon de lune, les bras écartés vers le haut. Un sourire cruel étirait ses lèvres entrouvertes. Sous l’expression craintive des adolescents, il exécuta une révérence, abaissant son chapeau tricorne en velours noir vers ses pieds.

- Je me présente. Capitaine Haume, pour vous servir. Je suis le premier obstacle de votre quête.

Endrick haussa un sourcil.

- Regardez-moi ces têtes, dit le capitaine, penchant légèrement la tête sur le côté. J’ai envie de les couper une par une.

Les matelots éclatèrent d’un rire mauvais. Endrick sentit contre lui les épaules d’Ariane bouger. Elle avait, dans une vague tentative, essayé de se défaire de ses liens.

- Mais oui, vous m’avez bien entendu. Mes ancêtres naviguaient sur cet océan, de jour comme de nuit, dans l’espoir de trouver la couronne avant les élus. J’ai pris la relève. Et vous m’êtes tombés dessus, comme un don du ciel. N’est-ce pas une remarquable coïncidence ? ajouta-t-il.

Un doigt sur la joue, il dévoila ses dents jaunes avec dédain. Il prit soudain une voix aiguë, arrachant les tympans des adolescents immobiles.

- « Mais c’est impossible, personne ne connaît l’océan dans ses moindres recoins, aucun navigateur ne peut survivre ici », ça te brûlait la langue, n’est-ce pas, Justine ? Réfléchis un peu, toi qui es si intelligente. Nous effrayons n’importe quel navigateur qui ose s’approcher d’un peu trop près des côtes. Nous les terrorisons. Nous voulons la couronne pour nous. Et je ne parle pas du monstre marin...

Le capitaine s’accroupit devant l’adolescente blonde.

- Nous sommes les prédateurs, articula-t-il. Pas les proies.

Son nez touchait celui de Justine, désormais. Effrayée, elle s’était repliée sur elle-même.

- Et oui, souffla-t-il. Je connais vos noms. À tous. Je vous ai observés, vous savez. Mes espions étaient partout. Mes corbeaux moqueurs me servaient d’yeux. J’ai même pu me servir des pouvoirs de Syna pour connaître votre passé.

Il balaya ses prisonniers du regard, satisfait. Si ses petits yeux noirs gluants avaient une odeur, ils pueraient le sadisme. Le capitaine s’attarda sur Colin, son rictus se transformant en une grimace hilare.

- Dommage, soupira-t-il. Tu es le premier sur ma liste. Ne t’en fais pas, ce ne sera pas douloureux.

Il claqua du doigt, se redressa et recula de quelques pas pendant que les matelots se précipitaient vers Colin pour le libérer. Un air vicieux se dessinait sur le visage du capitaine à moitié éclairé par la lune. Les gémissements de Justine sortirent Endrick de sa transe ; il se démena comme un diable, comprenant que la vie de Colin était en danger. Les matelots tentèrent de resserrer la corde malgré ses coups, en vain. Endrick y était presque. Seulement, un poing lui arriva en plein dans l’œil, le calmant aussitôt. Le capitaine fit une moue, faussement peiné.

- T-t-t, ce n’est pas raisonnable, Endrick. Tu devrais plutôt t’inquiéter de ton propre sort, si tu veux mon avis.

Furieux, Endrick resserra ses poings. Les matelots emmenèrent Colin jusqu’au capitaine, leurs grosses mains emprisonnant ses épaules voûtées.

- La plus belle pièce de la collection, rit Haume, étudiant l’adolescent avec sérieux. Tu caches bien ton jeu, mon ami.

Il tira l’épée de sa ceinture et la pointa sur son cœur.

- Avance, gronda-t-il.

Il le poussa jusqu’au rebord du pont et lui exigea de monter dessus, en équilibre, alors que le bateau tanguait. Justine hurla, son bandeau étouffant son cri. Endrick posa sa tête contre le mât pour faire face à cette scène d’horreur, impuissant. Le capitaine arracha le tissu de la bouche de Colin avant de le laisser monter. Colin tint parfaitement bien sur ses deux pieds, une traînée de sang au coin de la lèvre.

- Toi aussi, tu t’es bien battu, remarqua le capitaine. Tu n’as rien à dire à tes amis ? Avant de mourir ?

Colin avançait discrètement sa main vers la poche de son pantalon.

- Donne-moi ça immédiatement, lui ordonna Haume en levant un bras.

Les matelots se tassèrent derrière leur capitaine et sortirent aussitôt leurs armes. Colin se résigna, balançant le poignard qu’il avait réussi à cacher jusque là.

- Tu es doué. Je suppose que tu as réussi à le voler à l’un de mes hommes. Ça ne choque pas tes petits camarades ? Ah, j’oubliais. Ils ne peuvent pas parler.

Le capitaine fut emporté par un fou rire démoniaque.

- Ils ne s’expriment pas, avec toi. Ils ne remarquent jamais rien. Et je sais que ces imbéciles…

Haume pointa du doigt les adolescents.

- … ne savent même pas qui tu es réellement.

Le sang dans les veines d’Endrick bouillonnait. Il voulait tant agir. Les liens lui brûlaient à force de s’agiter. Colin le fixait, l’air grave. Il ne paraissait pas effrayé. Bien au contraire. Il intima même à Endrick d’arrêter de se faire du mal d’un simple regard. Seul son teint livide trahissait son angoisse. Le capitaine jeta un coup d’œil derrière lui, puis demanda :

- Ils sont au courant, pour ta maladie, quand même, non ?

Endrick crut que son cœur allait lâcher. Les épaules de Colin s’affaissèrent. Les sourcils rapprochés, il dévisageait son ennemi tout en essayant de ne pas tomber à l’eau.

- Réponds ! hurla le capitaine en lui donnant un coup de lame au torse.

- Non, dit Colin d’une voix rauque, fuyant le regard de ses amis.

Nouveau coup de lame.

- Ils ne savent pas non plus que tu as été injustement traité à cause d'elle ?

- Non.

Ses égratignures saignaient. Le haut de sa chemise était bientôt réduit en lambeau. Le capitaine avait choisi un point bien précis au centre du tissu et faisait tournoyer la lame avec habilité.

- On peut parler de l'incident qui a marqué ta vie.

Les adolescents étaient paralysés d’horreur.

- J'ai appris à m'en défaire, rétorqua Colin.

- Ça, c'est ce que tu essayes de leur faire croire, mon garçon. Et peut être même ce que tu essayes de te faire croire.

Le capitaine passa son menton par-dessus son épaule.

- Ils savent ? Que tu as été envoyé à l'asile parce que les médecins ignoraient ce que tu avais ? Ils n'ont pas l'air très compétents, dans votre monde.

- La ferme ! hurla Colin, les yeux rouges.

- Tes amis ne savent pas qu’ils ont fait tout ce voyage accompagnés d’un névrosé ?

Colin pressa fortement ses paupières, refusant de révéler quoi que ce soit d’autre. Sous le choc, Endrick ferma brusqument les yeux.

Ce trop plein d’informations n’avait pas fini de l’achever.

- Oh, que je suis curieux, s’exclama le capitaine. Qu’en pense Justine ? Elle doit avoir peur de toi, maintenant, c’est sûr. Et Constance ? La belle Constance. Elle ne pouvait pas te voir, trop occupée à penser à un autre. Elle te trouvait déjà étrange, de toute façon.

Constance répondit par un grognement de rage. Le capitaine connaissait tout d’eux. Et il y prenait du plaisir. D’un nouveau claquement de doigt, il ordonna à ses hommes d’ôter les bandeaux qui muselaient les adolescents.

- Quelque chose à dire ? les interrogea le capitaine. Il n’attend que ça, le pauvre.

Tremblant, le visage blême et les mains pleines de sang, Colin manqua plus d’une fois de tomber en arrière, complètement affaibli par la situation.

- Laissez-le, espèce de lâche, et prenez vous-en à quelqu’un de votre taille ! s’écria Endrick.

Haume leva les yeux au ciel, exaspéré.

- À mourir d’ennui. Très bien. En vérité, ce n’est pas si mal. Il mourra en sachant qu’il vous a caché la vérité, ça fera largement l’affaire.

Sans prévenir, il saisit le pommeau de son épée et visa la tempe de l’adolescent. En un coup brutal, il réussit à l’assommer. Colin chancela et tomba dans le vide. Les adolescents hurlèrent en s’agitant dans tous les sens, affolés. Le bruit du corps de Colin contre la surface de l’eau arracha une crise de spasmes à Justine.

- Ouvrez la cage de son oiseau, je vous en prie ! s’époumona-t-elle.

- Avec ou sans son alicanto, il ne pourra pas être sauvé, ricana le capitaine.

La voix de Justine se brisa.

- Brahms ! Brahms !

- Ça ne sert à rien…

Le volatile cognait sa tête contre la porte de la cage à plusieurs reprises, fou furieux. Son vacarme attira l’attention de Loukoum qui, d’un coup de bec, la renversa violemment. Le grillage se fendit, permettant au volatile de s’éclipser. En un éclair, il survola le plancher et disparut dans la nuit.

- Tant pis, sourit le capitaine. Ils mourront tous les deux.

Le navire s’était arrêté. Les pleurs de Justine s’élevèrent, s’étouffant en gémissements désespérés. Les autres observaient le bord du navire, le visage baigné de larmes.

Il n’est pas mort. C’est impossible.

Endrick se répétait cette phrase en boucle, épouvanté. Il imaginait Brahms, seul, tentant vainement de tirer son maître hors de l’eau. Le simple fait d’y penser compressait ses poumons au point de l’empêcher de respirer. Soudain, un claquement de bec résonna au milieu des sanglots convulsifs de Justine.

- Il arrive… chuchota le capitaine.

Un craquement net ébranla le navire. Celui-ci vacilla légèrement sur le côté avant de se remettre en place. Il y avait du mouvement, dans l’eau, comme si un animal longeait lentement la poupe. Les matelots se regroupèrent autour du gouvernail, méfiants.

- Je vous conseille de vous taire, si vous ne voulez pas vous faire tuer, déclara Haume, amusé.

Ariane plaqua sa main contre les lèvres de Justine, la sachant incapable de s’arrêter dans sa crise. Un silence mort aggrava l’ambiance sinistre qui régnait. Endrick en tremblait de peur, pétrifié. Une tête écailleuse dépassa du rebord du navire, ses yeux blancs semblables à deux minuscules billes se dirigeant vers les adolescents, puis revenant brutalement à leur position d'origine. Lorsqu’il ouvrit le bec, des dents pointues apparurent, menaçantes. Plus il se redressait, plus son corps paraissait interminable ; il ressemblait à un monstre mi-serpent des mers, mi-oiseau. La couleur de ses plumes argentées se mêlait à sa chair luisante. Il était abominable.

- Je vous présente le rokh, déclara Haume, ravi. Connu pour attaquer les navires, mais aussi pour emmener ses proies en hauteur ; ainsi, en les relâchant, elles meurent écrasées. Appétissant, je sais. Sachez qu’ il m’appartient. Je l’ai dompté, il m’obéit. Alors au moindre geste…

Le capitaine passa un doigt sur son cou, mimant une expression de terreur.

- Couic.

- Ce type est complètement fou, ne put s’empêcher de dire Endrick.

- Aïe. Le mot de trop. Ça me blesse, tu sais, répondit le capitaine, l’air offensé. J’ai une forte envie de m’en prendre à toi. Ou plutôt, à ta plus grande faiblesse.

Il se pencha et attrapa Philéas par le menton.

- J’ai pensé à Constance. Mais les évènements ont pris une autre tournure, récemment.

- Qu’est-ce que vous allez lui faire ? gronda Endrick, le regard noir.

Le capitaine écarquilla ses yeux.

- Moi ? Rien. Mais Croc se fera une joie de s’en charger.

Sur ces mots, la queue de la bête se dressa et fouetta l’air. Elle s’abattit contre le mât dans un fracas assourdissant et provoqua une pluie de bouts de bois déferlant sur les adolescents. Endrick pencha la tête, le nez appuyé sur l’épaule d’Ariane. Le monstre redoubla ses cris stridents avant de foncer sur Philéas. Il rampa si vite qu’Endrick aperçut, entre deux coups de queue, les mains du meneur s’accrocher aux cordes autour au mât. La bête avait réussi à le tirer en défaisant légèrement les liens. Après avoir délogé son épaule, Ariane réussit à tendre la main pour aider Philéas à résister. Mais Croc était trop puissant. Il traîna l’adolescent sur le sol pendant que celui-ci hurlait de peur et l’emporta avec lui. Suspendu à sa gueule au-dessus de l’eau, Philéas demeurait inerte, tremblant. Le capitaine esquissa un énième sourire insolent.

- Qu’est ce que ça fait, Ariane ? De voir le pouvoir de ce grand meneur se réduire à une misérable vie sur le point de s'éteindre, en sachant ce qu’il t’a fait subir ?

Ce fut au tour d’Ariane de sangloter.

- Par pitié, laissez-le, geignit-elle.

- Ne me dis pas que tu lui as pardonné ? s’étonna Haume.

Ariane baissa la tête. Son silence parlait pour elle.

- Intéressant. Décevant, mais intéressant. Je crois que ton ami pense différemment.

La poitrine d’Endrick se soulevait à peine, rongé par la colère.

- Oui, je ressens une montée de fureur, rit le capitaine. Il ne s’est jamais excusé, pas vrai ?

- Endrick, ne l’écoute pas, il se sert de nos sentiments pour nous affaiblir ! s’écria Justine.

- Le petit Philéas que tu as tant aimé s’est transformé en un garçon ignoble, froid, sans cœur. Ariane méritait des excuses. Il l’a déchirée.

- C’est vrai, admit Endrick, confronté à la réalité. Je ne peux pas dire le contraire, ajouta-t-il sous les protestations des filles.

- Endrick… émit Philéas, étouffant.

- Pas le temps pour la confrontation, le coupa le capitaine. Je vais vous venger, ne vous en faites pas.

Croc battit des ailes et s’éleva en hauteur. Des gouttelettes d’eau atterrirent sur le visage des adolescents.

- Qu’est-ce que vous faites ? vociféra Endrick, les cheveux dégoulinant.

- Je vais le torturer. C’est ce que tu rêves de faire depuis le début, ne mens pas.

- Vous êtes un monstre ! Je n’ai jamais voulu sa mort ! rugit le garçon, scrutant le ciel avec affolement.

- Ah. En effet, c’est embêtant.

Le monstre marin s’était situé au niveau des voiles, retenant Philéas par le col de sa chemise. Le garçon se démenait comme un beau diable, effaré. Le capitaine n'eut aucune pitié et ordonna à Croc de le relâcher. Avant qu’il ne pût s’écraser sur le sol, la queue de l’animal le balaya sur le côté. Philéas roula sur le pont, s’arrêtant aux pieds d’Endrick. Il se releva sur ses coudes, une main sur les côtes.

- Endrick, écoute-moi… articula-t-il.

Croc ne lui laissa pas le temps de finir. Il l’attrapa par les pieds, l’éleva à un mètre du sol et desserra à nouveau son emprise. Philéas ne put parer sa chute et tomba sur le ventre, le visage déformé par la souffrance. Il tenta de se redresser avant de s’écrouler lamentablement.

- Ça ne sert à rien de lutter ! s’exclama le capitaine.

Croc renferma ses griffes autour de son bassin et repartit vers le ciel.

- NON ! hurla Endrick. Ariane, fais quelque chose !

- La corde est trop serrée, je n’ai qu’une main de libre ! paniqua la jeune fille rousse.

- On va mourir. Un par un, souffla Constance, le teint pâle.

- Je t’interdis de dire ça, s'écria Endrick.

Constance perdit ses moyens.

- Colin est déjà au fond de l’eau, à l’heure qu’il est ! Philéas souffre le martyre ! s’égosilla-t-elle.

Justine frappa sa tête contre le mât, gagnée par la folie.

- Ne parle pas de lui comme ça, articula-t-elle, ses mèches blondes tombant devant ses yeux rougis.

L’oiseau s’était placé à une hauteur considérable pour se séparer de Philéas. Sa descente parut interminable. Philéas tomba à peine à l’eau que la queue de Croc le repêcha et le jeta sur le bateau. S’écroulant sur le pont, il ne bougeait plus, inconscient. Le capitaine s’approcha de lui et souleva sa tête.

- Regardez-moi ce grand meneur. Lui qui détient toute une vallée, il n’est même pas capable de se défendre. C'est trop bête.

Il lui donna un coup de poing pour le réveiller. Endrick avait perdu l’usage de la parole, la gorge resserrée. Il ne pouvait plus supporter ce qui se déroulait sous ses yeux. Le capitaine relâcha le cou de sa victime et se retourna, les mains sur le col de sa veste.

- J’ai besoin de cinq petites minutes. Attendez-moi là, lança-t-il, ironique.

Il se dirigea vers ses matelots pendant que Philéas se relevait, crachant du sang.

- Pardonnez-moi, gémit-il, mal en point. Je suis… désolé… dès l'instant où j’ai ajouté ton nom sur la liste, Ariane…

- Je sais, je sais, Phil, répondit-elle, accablée. C’est du passé, tout ça, ce n’est pas le moment de revenir dessus, cet homme essaye de te tuer !

- C’était trop dur, l’ignora-t-il, une larme au coin de l’œil. Trop dur de devoir me marier. De vous voir vous épanouir pendant que j’endossais les responsabilités, je…

Il s’effondra, résigné.

- Je mérite de mourir.

Justine démarra au quart de tour.

- Ne dis plus jamais une chose pareille !

Philéas était pris de convulsions. Endrick frotta ses pieds contre le sol, s’arrachant la peau des bras.

- Reste avec nous, lança-t-il, brisé. Tu es mon meilleur ami, Phil. Tu ne peux pas m’abandonner.

Le capitaine claqua du doigt au loin. Croc pinça le pull du meneur entre ses dents et le souleva. Le visage de Philéas passa à quelques centimètres de celui des adolescents. Ariane lui attrapa la main et le tira désespérément vers elle. Mais Philéas n’eut pas le courage de résister et la lâcha. À mesure que le monstre s’élevait, le claquement des chaussures du capitaine s’intensifiait. Il approchait.

Soudain, Endrick aperçut du mouvement sur le côté. Il retint une exclamation de surprise en voyant deux bras s’accrocher au bord du bateau. La tête blonde de Colin, trempée, surgit des ténèbres. Essoufflé, les yeux plissés, il paraissait vidé de toutes ses forces. Un grand sourire noyé par les larmes s’allongea jusqu’aux oreilles d’Endrick. Colin profita du fait que le capitaine parlait aux adolescents pour se cacher derrière Loukoum.

- Cette fois, je crois bien que je vais le tuer, soupira Haume. Vous m’en voyez désolé.

- Pas autant que moi !

Colin s’était emparé de l’épée d’Endrick. Il visa le front du capitaine et, en un éclair, la lança avec précision. La lame se retrouva enfoncée dans la tête de leur ennemi qui, bouche-bée, n’avait pas eu le temps de sortir son arme. Un flot de sang jaillit de sa peau et il tomba à la renverse, raide mort. Au même instant, un hurlement déchira le ciel ; le monstre marin se tordait de douleur. Il laissa échapper Philéas de son bec, qui dégringola avant de disparaître dans l’océan.

- Détache-moi ! Vite ! s’écria Endrick.

Colin desserra la corde, permettant au garçon de se précipiter vers l’eau. En un saut, il plongea et ignora les vagues qui se formaient autour de lui. L’ombre de Croc enveloppait l’endroit où Philéas avait coulé.

- Philéas ? s’étrangla-t-il, recherchant sous l’eau une quelconque forme.

Buvant la tasse à de nombreuses reprises, le jeune garçon échappa aux griffes du monstre qui s’éteignait à petits feux. Alors qu’il fouillait les profondeurs du regard, une main se cramponna à son pied, l’effrayant sur le coup. Il comprit alors que Philéas avait réussi à remonter. Endrick lui saisit le poignet et le ramena à la surface, soulagé.

- Ça va ? lâcha-t-il, le maintenant contre lui avec effort.

Philéas hocha la tête. Endrick esquiva de justesse le corps géant de Croc qui entrait en collision avec l’eau. Puisque son maître avait perdu la vie, il était destiné à se décomposer au fond de l’océan. Au loin, Loukoum protégeait les adolescents des matelots enragés, les jetant tous par dessus bord. Endrick nagea jusqu’au navire et cria :

- Il y a quelqu’un ?

La tête de Constance apparut, éclatante de joie. Elle leur lança une corde et les aida à remonter. Une fois en haut, Endrick se laissa tomber, le souffle court.

- Tu as été formidable, chuchota Constance en passant une main sur sa joue.

Il déglutit, perdu dans les yeux emplis de fierté de la jeune fille. Loukoum cessa de se battre ; il avait réussi à se débarrasser des derniers résistants. Justine lâcha la rame qu’elle tenait et s’effondra dans les bras de Colin qui, fragilisé, tomba avec elle. Ariane, quant à elle, accourut jusqu’à Philéas et le serra contre elle, le menton posé dans ses cheveux trempés.

- J’ai eu si peur, murmura-t-elle.

Elle l’embrassa sur le front et l’enlaça un peu plus, de peur qu’il se fît attaquer à nouveau. Ils restèrent quelques temps dans cette position, puis Philéas tenta de se redresser sur les genoux tel un mort vivant. Il tenait à peine sur ses jambes. Ariane le rattrapa alors qu’il perdait l’équilibre ; de vifs élancements lui causaient des tremblements, elle le voyait à ses efforts pour résister à la douleur. Ariane passa un bras sous son épaule et l’aida à se redresser. Justine et Colin ne tardèrent pas à les rejoindre. Endrick se releva aussitôt et, les yeux ronds, se dirigea vers son petit protégé. Colin l’interrogea du regard.

- Bon sang, Colin, se contenta-t-il de marmonner avant de le prendre dans ses bras.

Étouffé par son bras, le paysan se laissa faire sous les mines amusées des autres. Endrick inspira longuement, les jambes flageolantes. Justine en profita pour se ruer sur Philéas et s’assurer de son état de santé. Au bout d’une longue minute, les quatre autres adolescents encerclèrent Endrick et Colin. Ils se serrèrent tous les uns contre les autres, bouleversés.

- Comment tu as fait pour t’en sortir ? s’enquit Endrick, rayonnant.

- Le capitaine a sous-estimé Brahms, dit-il d’une voix rauque. Honnêtement, je ne sais pas ce qui s’est passé. J’ai vu un flash… et ensuite, je me suis retrouvé agrippé à une poutre en bois.

Il évitait soigneusement les yeux insistants de Constance, mal à l’aise.

- Je suis désolée, lâcha celle-ci.

- Pourquoi ? s’étonna-t-il.

- Je suis apprentie herboriste et je n’ai rien constaté de ton état…

- Tu t’occupes des blessures physiques. Pas psychiques.

Justine lança un coup d’œil inquiet à Colin. Elle ne s’exprimait pas, mais au plus profond de son cœur, elle paraissait sincèrement remuée.

- J’aurais dû savoir, murmura Constance.

Endrick comprit qu’elle parlait à la fois des troubles de Colin, mais également de ses sentiments pour elle. Après avoir cherché à croiser son regard, Constance s'avança et se blottit contre lui. Il était à peine plus grand qu'elle. Décontenancé, Colin hésita, puis déposa ses bras sur ses cheveux mouillés.

- Je ne sais pas si tu veux parler de ton passé…

- Je ne préfère pas, dit-il précipitamment.

- Mais sache qu’on n’est pas restés indifférents. Quoi qu’il puisse t’arriver, on est là. Pas vrai ?

Les autres hochèrent la tête. Colin grimaça.

- J’ai essayé de vous le dire, mais…

- Ce n’est rien, le coupa-t-elle.

Constance se détacha de lui et lui embrassa furtivement la joue. Endrick leva la tête et tenta de ne pas se laisser envahir par la jalousie, les joues gonflées. Il savait que c’était pour le réconforter. Il n’y avait rien de plus. Justine aussi semblait réticente, mais personne ne le remarqua. Colin passa une main sur sa joue, aux anges.

- Vous avez été les plus courageux, tous les deux, déclara Ariane en s’adressant à Colin et à Philéas. Ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous.

Endrick devait se déclarer sur la gêne qui s’était installée entre lui et Philéas. Il se racla la gorge et, se tournant vers son ami appuyé contre le mât, il marmonna :

- Cet homme s’est servi de nos différends pour t’avoir. Je… je suis désolé, je n’aurais pas dû agir comme un crétin pendant des mois.

Philéas secoua la tête, embêté.

- Il n’y a qu’un coupable, ici, et c’est moi. J’ignore comment vous pouvez encore me regarder droit dans les yeux en sachant ce que j’ai fait.

- Quand cette… créature horrible s’en est prise à toi, j’ai compris que tu allais mourir, lâcha Endrick, les larmes aux yeux. Mourir sans qu’on ait pu régler tout ça. Alors maintenant, je saute sur l’occasion tant que tu es en vie. Philéas, je n’attendais qu’une chose, c’était que tu t’excuses. Pourquoi avoir attendu ?

- Je savais qu’à partir du moment où j’avais agis comme un égoïste devant toi, demander pardon était inutile. J’ai été lâche de penser que mon cas était perdu d’avance…. je n’ai même pas eu la force d’essayer de me faire pardonner.

- On te connaît, Phil, soupira Constance. Quand quelque chose te bloque, tu te renfermes. Voilà pourquoi on te considère encore comme un ami. Parce qu’on accepte tes défauts.

- On voyait bien que tu t’en voulais. Que tu te tenais à l’écart pour te punir toi-même. Du moins, il m’a fallu du temps pour le comprendre, et te pardonner, enchaîna Ariane. À l’inverse d’Endrick.

- Ariane, tu… tu es une sainte, bredouilla Philéas, une main sur le front.

- Non, rétorqua-t-elle en délogeant sa main de son visage.

Elle ancra son regard dans le sien.

- C’est parce que je t’aime. Tu es mon meilleur ami. C’est tout.

Philéas fondit en larmes, secoué par de nombreux sanglots. La culpabilité le consumait. Peiné, Endrick le ramena contre lui et lui tapota le dos. Philéas se pinçait l’arrête du nez, le front posé sur l’épaule de son ami.

- J’ai compris une chose. Je ne supporterai pas que tu meures sous mes yeux, lui confia Endrick. Ne me refais plus jamais ça.

Philéas eut un faible rire qui se changea en une grimace de douleur.

- Tu vas te reposer et guérir de tes blessures. Cette quête, on la réalisera. Jusqu'au bout, précisa Endrick.

Les six échangèrent une œillade complice. Plein cap sur le sud, le bateau traçait son chemin sur l’eau noire dans le reflet des astres brillants. Leur quête n’était pas prête de s’achever malgré les obstacles qui les attendaient.

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