17. De feu et de glace

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Endrick

Le premier janvier était arrivé. Le froid persistait toujours. Il était onze heures du matin et Endrick profitait d'être seul pour se balader autour du lac gelé.

" Prends un bon bol d'air frais, ça te fera du bien ", lui avait conseillé Christophe alors qu'il se plaignait de picotements.

Marchant lentement, le nez enfoui dans son écharpe, le jeune garçon avait la sensation qu'il ne retrouverait jamais la vivacité qui l'habitait jadis. Ses côtes fragiles et son épaule fracassée se remettaient lentement, ses larges plaies cicatrisaient, mais son moral, quant à lui, le lâchait. Auguste avait beau l’entraîner chaque jour avec Loukoum pour qu'il pût reprendre de l'activité, ses efforts étaient vains ; Endrick ne tenait pas plus de cinq minutes dans les airs. Constance en avait déduit que cela résultait de son état psychologique, puisque son corps était suffisamment résistant pour se remettre en selle. Le simple fait d'envisager une probable attaque en pleine patrouille le paralysait.

- Qu'est ce que tu fais ici ? s’exclama une voix derrière lui.

Endrick eut un sourire enjôleur en apercevant Constance. Edelweiss et Loukoum volèrent l’un vers l’autre pour jouer ensemble malgré leur différence de taille flagrante.

- Parce que je n’ai plus le droit de me promener, maintenant ? lança Endrick, sarcastique.

La jeune fille leva les yeux au ciel, avança à grands pas jusqu’à lui et se planta à ses côtés, face au lac. Le regard porté vers l’horizon, elle croisa les bras pour se réchauffer. Ses longs cheveux attachés en queue de cheval tombaient jusque dans son dos droit.

- Je me demande juste s’il n’est pas plus sage que tu restes au village, dit-elle enfin, dans un souffle de buée.

Endrick se pencha vers elle, le menton dirigé vers les plaines enneigées.

- Regarde, se contenta-t-il de murmurer.

- Endrick, je…

- Regarde !

- C’est ce que je fais, marmonna Constance.

- Regarde avec ton cœur, précisa-t-il.

Le silence gagna aussitôt les lieux. Le ciel blanc se confondait avec la neige au sol, leur donnant l’impression qu’un grand mur immaculé se dressait devant eux. Seul le bleu profond du lac, figé dans la glace, contrastait avec l’environnement à la couleur laiteuse. Tout s’était arrêté de fonctionner. Même le vent avait disparu. La nature dormait sous sa couverture platinée.

- Ça valait le coup de venir ici, non ? lui demanda Endrick tout près de son oreille.

Il réussit à la déstabiliser un court moment. À peine ouvrit-elle la bouche pour répondre qu’il changea de position, se plaçant sur sa droite, les mains dans le dos. Constance se mordit les lèvres, agacée.

- Deux mois se sont écoulés, lâcha-t-il. Et tu n’es jamais revenue sur ce qui s’est passé entre nous.

Constance fit les gros yeux.

- Parce que tu as déjà abordé le sujet, toi, peut être ?

- C’est assez délicat, figure-toi.

- De toute façon, c’était irréfléchi.

- Un moment d’égarement, enchaîna Endrick.

- On n’aurait jamais dû, trancha Constance en même temps.

Ils se tournèrent l’un vers l’autre, troublés. Le cœur d’Endrick battait à toute vitesse. Il avait parlé trop vite. De plus, il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui révélât une telle confidence. Regrettait-elle vraiment leur baiser ? Étonnamment, il se sentit blessé. Il savait que leur relation était trop complexe pour être approfondie, mais il s’agissait tout de même d’un tournant bien trop important pour être négligé.

- Écoute… on était tous les deux dans un état second… ça arrive, non ? ajouta-t-elle, tête baissée.

- Certainement, répondit-il, hésitant.

Constance devina son malaise, l’air interrogateur. Endrick détestait être en position de faiblesse. Il se racla la gorge, retrouva un peu de son assurance en glissant ses pouces dans ses poches et demanda :

- Il ne t’évoque rien, ce lac ?

Habituée à la facilité d’Endrick de changer de sujet en peu de temps, Constance resta de marbre. Il savait qu’elle se doutait de ses intentions, sa réticence se lisant aisément sur son visage crispé.

- Pourquoi est ce que ça m’évoquerait quelque chose ?

Endrick se dirigea vers Loukoum, lui ordonna de se baisser pour être à sa hauteur et détacha une paire de patins à glace pendus à sa selle. Alors qu’il s’asseyait dans la neige pour les enfiler, Constance se braqua comme il l’avait prévu.

- J’y crois pas. Tu recommences. Tu sais quoi, Endrick, ce n’est même plus la peine…

- J’aimerais t’aider, Constance, la coupa-t-il sincèrement.

Il comprit qu’il aurait dû se taire en la voyant virer au rouge.

- Je pensais que tu avais abandonné cette idée. Je me suis trompée sur ton compte, fulmina-t-elle.

Elle se retourna et marcha à toute allure en direction du village. Endrick, qui n’avait pas prévu un tel retournement de situation, s’élança à sa poursuite malgré ses patins et l’attrapa par le bras, confus.

- Tu ne comprends pas…

La jeune fille se débattit pour se dégager de son emprise, l’air effaré. Sa colère prenait le dessus, mais surtout, sa peur de devoir révéler à Endrick son passé la mortifiait. D’une voix rauque, soudain vidée de toute émotion, elle soupira :

- Je comprends très bien. Lâche-moi. Je n’ai pas envie de me disputer une énième fois avec toi.

Endrick recula, déçu. Il se rendit alors sur le lac, seul, d’un pas décidé.

- Tu ne vas pas y aller, quand même ? s’écria Constance.

- Si ! Maintenant va-t-en, c’est ce que tu rêves de faire !

- Ce ne sont même pas des patins de hockey !

Endrick avait déjà posé un pied sur la glace. Il ne faisait plus attention à elle.

- Sors de là ! Tout de suite !

Il continua à l’ignorer, poussant sur ses pieds et glissant sans problème. Il connaissait la glace, elle faisait partie de lui, tout comme Constance qui avait choisi de renier sa passion. D’un air provocateur, il se permit de faire un dérapage, la glace s’effritant sous ses lames.

- C’est une activité mortelle, Endrick, va-t-en ! s’égosilla Constance. Ça devrait être interdit !

- Mesdames et messieurs, ceci a été prononcé par notre ancienne championne de France, grommela-t-il pour lui-même.

À peine termina-t-il sa phrase que la pointe de sa lame accrocha à la glace et le fit tomber à plat ventre. Constance resta figée un instant, paralysée par l’épouvante. En le voyant se redresser, elle se précipita vers lui et lui hurla de ne plus recommencer.

- Ça va, ça va, marmonna Endrick en se relevant.

- Tu n’as pas le droit de me faire ça, siffla-t-elle en le frappant à l’épaule.

- Merci, maintenant, je n’ai plus aucune épaule de valide.

- Sors de là, s’il te plaît, l’implora-t-elle.

- C’est juste ces fichues pointes. Je n’ai pas l’habitude. Ça va aller.

- Je ne partirai pas d’ici tant que tu n’auras pas quitté la glace, Endrick, dit-elle sévèrement.

- Parfait.

Il lui tendit la main. Constance hésita puis, résignée, l’attrapa. Il savait que malgré les apparences, elle lui faisait confiance. Il resserra ses doigts autour des siens et, la ramenant dos contre lui, il entoura sa taille de ses grands bras.

- Je peux ? demanda-t-il, sa joue effleurant la sienne.

Constance ferma les yeux, tremblante.

- Tu n’es qu’un abruti.

- On va y aller doucement, lui promit-il.

Il exécuta une première poussée, entraînant avec lui le poids léger de Constance. Il n’avait pas de problème pour patiner avec elle ; suivant maladroitement le mouvement avec ses pieds, les chaussures de la jeune fille glissaient facilement à la surface du lac. Quelques rayons de soleil commençaient à apparaître à travers les nuages blancs, éclairant leur trajectoire rectiligne. Le lac virait au bleu clair sur leur passage, marqué par les fines traces des patins d’Endrick.

- C’est un bon début, non ?

Elle lui répondit par un rire nerveux, ses mains fermement accrochées à ses bras. À mesure qu’ils avançaient, Endrick avait la sensation d’être emporté dans un slow, leurs pieds appuyés l’un contre l’autre se soulevant avec légèreté - leur danse ancrée dans la glace si grave, leur état d’âme si insouciant sur l'instant. Le jeune garçon tenta de lever sa main vers le haut et de faire tourner sa partenaire sur elle-même, ce qu’elle réussit à faire en riant. Dieu qu’il aimait son nez qui se plissait lorsqu’elle riait. Elle se réfugia à nouveau entre ses bras et, alors qu’ils étaient sur leur lancée, elle murmura :

- Arrête de patiner.

Il obéit aussitôt. L’élan qu’il avait pris leur permit de continuer à glisser sur quelques mètres, jusqu’à ce qu’ils s’arrêtassent en plein milieu du lac, tous deux gagnés par l’émotion.

- Tu m’as vue, à la télévision ? s’enquit-elle, l’air serein.

- Non. Ils n’ont jamais fait passer l’extrait par respect pour vous.

- Mais alors…

- J’étais dans les gradins.

La jeune fille resta muette de stupéfaction.

- J’ai tout vu. Tout, confia-t-il en un souffle.

Elle leva les yeux vers lui, les mains tremblantes.

- Je l’ai perdu, Endrick.

- Je sais, dit-il, contrit.

- J’ai longtemps pensé que c’était de ma faute.

Il la resserra un peu plus contre lui. Elle laissa échapper un sanglot incontrôlé.

- Il n’aurait jamais dû mourir.

- N’oublie pas que c’était un accident. Tu n’y es pour rien.

- Je ne veux pas que ça se reproduise. Je ne veux pas avoir la mort de quelqu’un que j’aime sur la conscience.

Endrick peina à saisir le sens de sa phrase. Il n’osait imaginer être la personne dont elle parlait, ce serait trop égocentrique et surtout irréaliste. Il était évident qu’elle avait en tête ses proches les plus précieux à ses yeux. Dans tous les cas, elle culpabilisait, et il était certain qu’elle était hantée par ce traumatisme.

- Il faut que tu guérisses, révéla-t-il.

- Je n’y arrive… pas.

- Tu en es capable, pourtant. Il te suffit d'être toi-même. De te montrer aussi tranquille et... et délicate, je pense, comme tu l'es avec moi.

- Ça ne fait pas de toi mon confident, rétorqua-t-elle à mi-voix.

- Je veux bien le croire, fit-il, amusé.

- Je pense ce que je dis, affirma-t-elle, vexée de ne pas être prise au sérieux. Ce n’est pas parce que…

- Tout ce que je te dis, c’est simplement d’arrêter de te faire du souci, la coupa-t-il avant qu’elle n’allât plus loin.

Il baissa la tête vers elle en levant un sourcil, l’air intransigeant. Elle se retint de répliquer puis, acceptant la réalité, hocha la tête contre sa tempe. En apercevant ses pommettes colorées, il ne put s’empêcher de s’approcher et de poser sa joue contre la sienne. Constance se détendit et, inspirant profondément, elle se détacha de lui lorsqu’il releva le menton.

- Je ne veux pas qu’on retombe là dedans. Je ne suis pas prête.

Endrick lui sourit à la lueur du soleil pâle.

- Ce n’était pas mon intention.

- J’espère, sourit-elle à son tour. Viens. On rentre.

Accrochés l’un à l’autre du bout du doigt, ils cheminèrent vers le village en surplomb, laissant derrière eux l’écho de leurs confessions s’évanouir à la surface du lac endormi.

* * *

Endrick assistait au cours de combat de la journée. Assis sur un banc, dans la clairière près de l’école, il se maudissait de ne pas pouvoir participer. Etant un membre de l’escadron, il avait des entraînements tous les jours avec son mentor de sorte à garder le rythme, mais bien évidemment, c’était moins violent que les premières séances avant sa chute. À l’école, c’était le cours le moins exercé ; la patrouille protégeait les frontières, par conséquent, ils n’étaient pas dans le besoin de se battre. Bien que se défendre était élémentaire en cas d’attaque imprévue. Le professeur, par prudence, avait préféré éloigner Endrick afin de ne pas le blesser.

- Puisque je vous dis qu’Auguste m’y prépare ! s’était-il défendu.

- Ce n’est pas une bonne idée…

- Malgré tout le respect que je vous dois, vos cours sont assez relâchés à côté de mes entraînements. Je ne risque rien…

- Ne discutez pas. C’est inutile.

Endrick surveillait alors ses amis coin de l’œil, boudeur. Ce cours étant exceptionnel dans le mois, tout le monde était dans l’obligation d’y participer ; même Colin et Philéas étaient de la partie. Alors que les élèves passaient en ligne avec leurs oiseaux pour affronter le professeur, Ariane, elle, discutait avec Louis. Elle tenait une position décontractée, avait pris le soin d’enlever les plis de sa robe et s’était joliment attaché les cheveux. Endrick n’avait jamais vu, depuis leur rencontre, de tels efforts de sa part. Lorsque Louis fit rire aux éclats la jeune fille rousse, Endrick détourna la tête vers Philéas. Le regard noir de son ami à cet instant précis confirma ses doutes. Était-ce de la méfiance envers le fils d’Osmond, ou une jalousie naissante en raison de divers sentiments dépassant l’affection ? Étrangement, Endrick pencha pour la deuxième option. L’influence de la mauvaise humeur de son meilleur ami sur lui transforma peu à peu l’estime qu’il avait pour Louis. D’un œil soupçonneux, il regardait le fils d’Osmond frôler d’un peu trop près son amie. Cela ne lui plaisait pas.

- Alors, pedzouille, tu vas faire quoi, aujourd’hui ? entendit-il au loin.

- Te ramasser dans l’herbe ?

- Il a la trouille rien que d’y penser. Si je le pousse, il tombe ?

- Un novice dans les champs... tellement inutile. Il se tourne les pouces à attendre que ses petits pelolaines produisent du lait.

Tiré de ses pensées, Endrick fronça les sourcils en apercevant trois élèves à l’allure dégingandée encercler Colin. Leur démarche irrégulière et sautillante faisait de l’effet au garçon blond qui, plus petit qu’eux, était menacé par leur agitation. Il manqua de perdre l’équilibre au premier coup au ventre, impuissant. Endrick n’hésita pas une seconde de plus et vint bousculer les garçons d’un coup de coude, s’interposant entre Colin et eux afin qu’il fût en sécurité.

- Fichez le camp, gronda-t-il.

- Toi, retourne sur ton banc. Les légumes dans ton genre restent à leur place.

- Bien vrai. Si tu crois qu’on peut encore faire quelque chose pour toi…

Endrick ne lui laissa pas le temps de répondre et le plaqua au sol. Il para aussitôt les coups des deux autres, jouant de ses esquives et de ses jeux de jambes pour les fatiguer. Il était doué d’une agilité singulière et usait d’une technique maîtrisée. Le premier garçon qu’il avait mis à terre s’était relevé avec l’une des épées que le professeur avait distribué en début de cours, l’air malicieux.

- Un duel s’impose, déclara-t-il, le nez en sang.

Endrick sortit sa propre épée qu’il gardait toujours avec lui, le poignet engourdi.

- J’autorise, lança le professeur. Tant que cela se fait dans les règles de l’art.

- Mais, monsieur… s’exclama Ariane.

- Georges est première lame, il va le tuer, enchaîna une jeune fille.

- Nous avons une apprentie herboriste, si Endrick ouvre ses blessures, elle saura agir, leur assura le professeur.

Constance haussa les épaules.

- J’ai confiance en lui.

Le jeune garçon ne put s’empêcher d’afficher un air supérieur pour déstabiliser son ennemi.

- Louis, tu ne dis rien ? s’enquit Ariane, étonnée.

- Je suis assez curieux, en fait, avoua-t-il, l’air intéressé.

Endrick et Georges se saluèrent et, après s’être observés farouchement dans les yeux, se lancèrent dans un combat féroce. L’adolescent brun échappait de peu à la lame de l’agresseur de Colin chaque fois qu’il baissait sa garde, puis reprit du poil de la bête lorsqu’il eut de l’avantage sur lui. Ses chaussures mordaient le sol humide et sa posture droite ne vacillait pas une fois. Il avait l’air sûr de lui, tandis que le teint de son adversaire devenait de plus en plus livide. En quelques coups seulement, il lui arracha le tissu de sa manche et marqua une belle entaille sous ses lèvres. Georges, quant à lui, égratigna le front d'Endrick. Leur affront retenait toute l’attention des élèves. Au bout de quelques minutes, Endrick exécuta un saut en avant avec appel du pied, désarma son adversaire et pointa sa lame sur son cou. Le combat était fini, il avait gagné. Il fut acclamé par sa classe qui, en admiration, se précipita vers lui.

- C’est sûr, c’est lui.

- Non ?

- Je t’assure.

- Georges n’a pas pu lui tenir tête. Ça veut tout dire.

Endrick, qui ne comprenait pas les chuchotis autour de lui, tenta de ne pas y faire attention et rejoignit ses amis, essoufflé. Constance épongea aussitôt son front, le regard brillant de fierté. Tout le reste de sa bande restait en cercle, bouche-bée.

- Qu’est ce que vous avez tous, à me regarder ? s’étonna-t-il.

Justine fut la première à exploser tant elle était excitée.

- Tu ne sais pas ce qui se dit sur toi, ces derniers temps ?

Endrick haussa un sourcil.

- Il paraît que tu es le nouveau Protecteur ! lança Ariane, trépignante.

L’incompréhension le submergea.

- Le nouveau quoi ?

- Et il est modeste, en plus, commenta Philéas.

- Non, je vous assure, je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, répondit-il.

- Allez, ne fais pas semblant. Ne me dis pas que tu n’as jamais entendu parler de ça, marmonna Constance, une feuille entre les dents.

L’âme littéraire de Justine parla pour elle :

- C’est un gardien effacé. Il veille sur son village, la nuit. Personne n’a jamais réussi à voir son oiseau ; sa forme est méconnaissable, on ne l’a jamais vraiment vu. Cape noire, discrétion absolue, il garde une identité secrète pour être plus tranquille. Une vraie légende.

- Impossible, on…

Endrick se tut. Il avait en effet remarqué qu’Auguste avait mis un terme à leurs patrouilles nocturnes.

- Il lutte contre les oiseaux obscurs ! s’exclama Ariane, des étoiles dans les yeux.

- Il paraît que tu étais la cible principale des oiseaux avant que tu ne chutes. Ça n’a pas laissé indifférents les habitants, expliqua Philéas. D’autant plus que tu viens de faire tes preuves.

- Mes preuves ? Quelles preuves…

Colin écoutait la discussion avec peu d’attention. Il fixait le sol, perdu dans ses pensées.

- Est-ce que tu es au courant que tu viens d’affronter le fils de ton mentor, le garçon le mieux préparé aux attaques de tout le village ? lui demanda Justine.

- Son fils ? s’étrangla Endrick. Mais il ne fait pas partie de l’escadron !

Ariane haussa les sourcils.

- Ils s’entraînent quand même. Par simple héritage de traditions.

- Pourquoi est ce qu’il faut que vous soyez tous au courant de tout avant moi ? s’agaça Endrick, levant les yeux au ciel.

- Toute la classe en parlait, pendant votre combat. Il paraît qu’ils misaient tous sur le fait que Georges ait pris la place de l’ancien Protecteur. Mais quand tu l’as battu…

Constance laissa sa phrase en suspend.

- Il joue bien son jeu, quand même, pouffa Ariane.

- Je ne joue à rien du tout, se défendit Endrick, les yeux ronds.

Ses amis eurent des petits sourires en coin, à la fois admiratifs et amusés de voir les efforts d'Endrick pour protéger son identité. Ils étaient persuadés d’avoir dévoilé son secret le plus ultime. Las, Endrick préféra abandonner la conversation, se rendant compte que les rumeurs avaient circulé comme une traînée de poudre et envahi leurs esprits. Il ne put que les comprendre. Comme eux, il désirait savoir qui était leur mystérieux sauveur.

- Philéas, on y retourne ? lança Louis en lui faisant un signe de main. Je vais te montrer comment t’adresser à la foule ce soir.

- La foule ? répéta Endrick en se tournant vers son ami.

- C’est le jour de l’envolée. Je vais animer la cérémonie pour la première fois.

Endrick lui donna une tape à l’épaule pour exprimer sa joie. Philéas le repoussa en riant et rejoignit Louis qui l’attendait plus loin. Ariane échangea un long regard attendri avec le fils d’Osmond et, après qu’il fût parti, tournoya dans sa robe en chantonnant. Endrick la prit par le poignet et la tourna vers lui, l’air prudent.

- Tu vas me dire ce qui se passe ?

- Rien, pourquoi ?

- Avec Louis.

Il baissa la voix en sentant le regard de Constance et de Justine peser dans son dos.

- Je ne veux pas qu’il t’embarque dans je ne sais quelle…

- Endrick, le coupa Ariane, un pli se formant sur son front. Tu ne me fais pas une crise, là ?

Le jeune garçon fit une grimace.

- Bien sûr que non, soupira-t-il. Tu sais que je m’inquiète pour toi.

- Tu n’as pas à t’en faire. Louis a tout de son père. C’est quelqu’un de très sérieux. Et d'attentionné, aussi.

- Il… il te plaît ? s’époumona Endrick.

Ariane était comme une petite sœur pour lui. La savoir avec une personne qu’il connaissait à peine le rendait nerveux, surtout si leur relation était susceptible de fragiliser Philéas.

- Et Constance, elle te plaît ? répondit-elle du tac au tac, l’air malicieux.

- Je t’interdis de faire le lien.

- Nous avons une connexion très particulière, admit finalement Ariane en recalant une mèche sur son oreille. Il me rend heureuse. C’est tout ce qui compte, pour toi, non ?

Endrick ravala ses commentaires piquants, soudain envahi par un sentiment fort. Son affection pour Ariane le trahit. Les traits de son visage s’adoucirent et il lui confia plus calmement :

- Pardonne-moi. Tu as raison.

Tiraillé entre le bonheur d’Ariane et la douleur Philéas, il préféra se retirer pour se promener en forêt. Accompagné de son fidèle Loukoum, les mains dans les poches, il suivait le chemin d’un pas lent, prenant du recul sur la situation. Il connaissait Osmond. Il appréciait Gabriel. Alors pourquoi pas Louis ? Il avait l’air d’avoir un bon fond. Endrick se rendit à l’évidence qu’il ne se sentait pas à l’aise avec lui simplement parce qu’il était une menace pour Philéas.

Après une bonne heure de marche, le jeune garçon regagna le village et se rendit sur la place pour soutenir Philéas lors de la cérémonie du Grand Choix. Les enfants étaient déjà en ligne, bien apprêtés, préparés à la nouvelle vie qui les attendait, tandis que les oiseaux attendaient, impatients, dans leurs cages. Louis et Gabriel se tenaient aux côtés de Philéas qui, l’expression vide, ne semblait pas être au meilleur de sa forme. Endrick ressentit une profonde sensation d’injustice. Lorsque l’assemblée se tut pour laisser leur jeune meneur prendre la parole, Philéas se dirigea vers les enfants et commença :

- Chers habitants de Marvegny. Nous voici rassemblés aujourd’hui, en l’honneur de la nouvelle envolée du mois de janvier. Le Grand Choix va marquer un tournant particulièrement important dans la vie de nos jeunes.

Puis, élevant les mains vers eux, il continua :

- Vous avez atteint l’âge de raison, celui qui correspond à la fin de la période œdipienne. Vous commencez…

Il s’arrêta, cherchant ses mots avec difficulté.

- Vous commencez…

Philéas peinait à cacher son désarroi, les bras tremblants. Les enfants l’observaient avec curiosité. Des chuchotements s’élevèrent au sein la foule, résonnant jusqu’à Louis qui s’empressa de voler au secours de son meneur. Figé, la respiration saccadée, Philéas ne réagit pas immédiatement lorsque le fils d'Osmond arriva. Celui-ci lui toucha deux mots et, rapidement, échangea sa place avec lui. Le jeune garçon déboussolé, ignora Endrick qui lui intimait de venir vers lui et retourna vers Gabriel.

- Vous commencez à comprendre les notions de bien et de mal, de justice, ainsi que les conséquences de vos actes.

L’assurance et la bonté d’Osmond ressortirent aussitôt dans la façon de parler de Louis, captivant Endrick malgré lui.

- Votre oiseau sera le vôtre tout le long de votre vie, il aura fait le serment de ne jamais vous quitter une fois qu’il se sera posé sur votre épaule. Il n’y aura pas de retour en arrière. Vous le chérirez, respecterez et dresserez afin d’obtenir sa docilité.

La suite de la cérémonie se déroula sans encombres. Les enfants étaient comblés, les Six, après avoir assuré à leur meneur que ce genre de situation arrivait à tout le monde, discutaient joyeusement, et Ariane avait retrouvé Louis en secret pour le féliciter. Seuls les petits yeux plissés de Philéas brillaient d’une émotion indescriptible ; une colère sourde mêlée à une indifférence glaciale avaient chamboulé son air d’ordinaire posé.

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