PARTITION XV : (PARTIE 4)

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Il nous reste quelques centaines de mètres à parcourir à travers la forêt épaisse quand je m’immobilise soudain. Outre le silence mortuaire du royaume animal, une vibration douloureuse semble déstructurer mon squelette végétal. Le chant de la nature s’est tu.

— Quelque chose anormal, avertis-je.

Jak lève les yeux vers le ciel et renifle plusieurs fois.

— Tu sens ça ?

— Non. Moi mauvais odorat. Quelle odeur dans air ?

— Du bois brûlé, susurre-t-il d’une voix à peine audible.

Il pivote vers moi, l’air étonné puis ses traits se déforment peu à peu. S’affaissent. Il arbore désormais une expression accablée.

— Putain de bor… Faites que j’ai tort !

Il détale sans prévenir, torche en main jusqu’à devenir une lueur entre les troncs obscurs. Je concentre mes sens. La sensation désagréable s’est estompée, mais mon corps demeure raide. Un pressentiment comprime mon être. J’étouffe comme si je me trouvais coincée à l’intérieur de l’ascenseur d’Anjos. Mes racines me poussent à avancer, cependant la tension s’accroit à chaque nouveau pas effectué. Une odeur de bois brûlé. Je ferme les yeux une seconde. Mon imagination s’emballe. Néanmoins, je tente de nier le funeste présage.

Un craquement retentit derrière moi. Par instinct, mes doigts se déploient vers l’intrus. Trouve un corps de chair à broyer.

— Syl, c’est moi, hurle une voix. Mellys !

Je soupire et relâche la jeune fille. Les rayons opalescents de la lune éclaire une partie de son visage. Je la scrute d’un air sévère ; le même que lui réserve Irina à la moindre désobéissance. Penaude, elle met de l’ordre dans sa chevelure coupée court.

— Toi pas…

— Je sais, m’interrompt-elle. Je sais. J’ai pas pu m’en empêcher, voilà tout. Je comptais pas à ce que vous me découvriez. Mais quand j’ai senti le cramé, je… Enfin bref.

Elle hausse les épaules et son regard se perd derrière moi.

— On devrait rejoindre Jak. Viens !

Elle me saisit un bras et nous fonçons droit vers le lieu de rendez-vous. Au moment de franchir l’orée de la clairière, un sifflement vorace torpille mon cerveau. Je m’écroule sur la mousse humide. Mellys semble désemparée. Elle se met à crier mon nom. Celui de Jak. En proie à un supplice déchirant, je me traîne sur le sol. Je me refuse à accepter ce que mon mental me force à comprendre.

Et puis je les aperçois entre deux battements de cils : étendus au milieu des fleurs écarlates, des cadavres de Sylvanos. Figés pour l’éternité en statues de cendres.

Des cris éclatent. Une brume opaque obscurcit ma vision. Tout d’un coup, la souffrance se volatilise. Je bondis sur mes pieds racines. Ma vue retrouve sa netteté d’origine.

La cécité aurait été préférable.

Jak me contemple avec effroi, la puissante arme de Malow désactivée, dans les mains. Non loin, au-dessus d’un corps de braise rougeoyante, s’agite Sing. Il crache dessus. Et son rire résonne jusque dans la terre. Mais j’ignore sa face de singe roux. Parce qu’il y a pire que la trahison d’un guerrier sans foi ni loi…

La trahison d’un être aimé auquel on a accordé notre confiance.

L’arme du crime encore sur l’épaule, ses boucles noires se font l’écho de son aura de même couleur. Caleb. Les ténèbres le couronnent. À ses pieds gît mon ancien compagnon, du moins ce qu’il en reste ; son torse fume encore. Une seule justification de la part de mon amant, un élan vers moi et je lui pardonnerais sa présence au mauvais endroit au mauvais moment. Qu’il hurle son innocence à la face du monde !

— Caleb, murmuré-je. Toi essayer d’empêcher Sing, non ?

Il n’ose pas m’affronter du regard. La vérité me heurte violemment, m’occasionnant autant dégâts que la météorite qui orne ma poitrine.

Mes membres commencent à trembler, mon cœur à se craqueler. Le choc rejette un fragment de mon esprit – celui-là même qui vouait une affection sans borne à mon ennemi – dans mes abysses intérieurs.

Les humains ne méritent pas notre pitié… Vois leur véritable visage !

Père s’est insinué à l’intérieur de la faille engendrée. Et je n’ai pas la force de l’en déloger. Un hululement strident jaillit de mes lèvres. Se propage au gré des courants de la brise et réveille les monstres tapis dans l’ombre. Bientôt une clameur s’élève des profondeurs de la forêt, répondant à mon appel à l’aide.

Je perçois la peur des humains exhalée dans la clairière. Se mêlant à la désolation des Sylvanos recyclés trop tôt. Sing détale de la scène de crime sans demander son reste. Je le rejoins à la vitesse de l’éclair et arrache sa tête d’un mouvement de branchage en jubilant. La lance devant un Caleb terrifié. Il recule, tombe, cherche du secours vers Jak. Je m’avance à pas lent dans sa direction, impitoyable.

— Syl… C’est moi, Caleb ! Pitié ! me supplie-t-il.

— Traître !

Je désigne les corps des Sylvanos.

— Eux se joindre à nous ! Votre seul espoir ! Pourquoi ? Pourquoi ? m’époumoné-je.

Ma main le saisit à la gorge. J’ignore les implorations de Jak et de Mellys. Les prunelles de Caleb se voilent.

— Sing… m’a persuadé… de venir. Peut pas…faire…confiance à… ces monstres… avoue-t-il.

— Toi tromper moi depuis début, hein ? Jamais aimer Syl…

Son silence me suffit. Il suivra donc le même destin que son mentor…

Je caresse une ultime fois la peau bronzée de son visage, la bouche charnue tant embrassée avant d’empoigner ses cheveux.

Mais jamais je ne lui porterai le coup fatal. À nouveau, le son perçant me tort de douleur. Je desserre mon emprise sur Caleb qui se précipite vers ses congénères. Jak pointe le pistolet à ultrasons sur moi.

— Désolée, Syl. Je ne peux pas te laisser faire ça… Cassez-vous, je vous rejoins ! crie-t-il à l’encontre des jeunes gens.

Il s’abaisse à mon niveau, me fixe avec compassion. La souffrance diminue, mais son doigt maintient la pression sur la gâchette.

— Je regrette, vraiment. Tu ne peux plus revenir à Anjos tant que tu es dans cet état. N’abandonne pas, OK ? Merci pour tout.

L’instant d’après, il ne reste plus que moi et les cendres de mon peuple tournoyant dans les airs en spirale ascendante. Recroquevillée sur la terre humide, ma rage, amoindrie par le départ des humains, se transforme en tristesse. Une tristesse à en mourir.

Puisses-tu ne jamais connaître les tourments de l’amour.

Visionnaire Ruka… Son affection ne s’entichait d’aucune perfidie et je lui ai préféré un homme malveillant ! Je ne la reverrai plus jamais, ni mes frères et sœurs… Le chant de la planète ne suffit pas à m’apaiser. Sous l’œil maternel de l’astre lunaire, je déverse mon chagrin pour la toute première fois ; les larmes abreuvant le sol en témoignage de cette nuit tragique.

C’est ainsi que, par cet acte désespéré, la trappe enfouie dans mon inconscient vole en éclats. Et me restitue la mémoire de mon humanité révolue, condamnée à l’oubli par l’Arbre-Roi. Mon « père ».

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