PARTITION XI : Accelerando

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Suite à l’escapade de la grotte, des changements ont commencé à se faire ressentir au sein de l’Ordre et des rares gardes au courant. Si certains ne m’apprécient toujours pas, d’autres s’ouvrent peu à peu, discutant avec moi comme une personne presque normale. Mais le reste du peuple ignore toujours mon existence au sein d’Anjos. Quant à moi, je me languis des étendues verdoyantes, des forêts luxuriantes, de la terre nourricière. Mes nuits se peuplent de cauchemars depuis que j’ai extorqué la vitalité de ma sœur. Des images se succèdent sans que je puisse les retenir. Et toutes se terminent invariablement par mon Père m’avalant jusqu’à ce que ma conscience disparaisse dans le néant.

Un bruit sourd me réveille. Haletante, il me faut quelques secondes pour me situer. Je suis Syl, une Sylvanos bannie réfugiée à Anjos, la cité des survivants humains,me répété-je en boucle. Un autre coup résonne. Quelqu’un frappe à la porte de ma chambre.

— Tu es là ?

Je reconnais la voix grave de Jak. Je balaye la vision du Roi d’un revers de la main et m’éloigne de la fenêtre entrouverte. Leur lit ne m’est d’aucune utilité ; mon repos s’effectue là où la lumière peut m’atteindre. Endormie, on me confondrait avec un jeune arbre, mes longues lianes comme fossilisées sur mon corps. Je recouvre ma liberté de mouvement.

— Entre.

Mon langage s’améliore de jour en jour grâce aux leçons de Ruka et de l’Ancien. Le régent pénètre à l’intérieur. Il a coupé une partie de sa barbe, cela le rajeunit. Sa peau est fraîche, ses vêtements propres. Et malgré mon odorat limité, un effluve entêtant se dégage de lui. Toutefois, les flux d’énergies qui l’entourent me dévoilent une nervosité sous-jacente. Un amas nébuleux se déploie autour de sa tête et de sa poitrine.

— Toi différent aujourd’hui. Un problème ?

— En effet, approuve-t-il, gêné. L’heure est venue de te présenter à mes concitoyens. Je ne te cache pas que… enfin nous risquons le tout pour le tout. La majorité d’entre eux ont été élevés dans la peur et la colère envers ton espèce. J’ai besoin…

Il pince ses lèvres avec ses dents en évitant mon regard.

— Compris. Motus et bouche cousue, même si eux insultent moi.

Jak réprime un sourire.

— Ruka t’apprend de nouvelles expressions à ce que je vois.

— Mellys, reprends-je.

— Évidemment. Syl, fais-moi plaisir, ne répète pas toutes ses grossièretés, s’il te plaît.

— Merde. Trop tard.

Cette fois, Jak s’esclaffe. Son rire rauque ne me blesse plus autant. Question d’habitude.

Des membres de l’Ordre nous rejoignent dans le couloir qui leur est réservé. Ma chambre se trouve également dans cette aile de l’hôtel. Dans le but de me garder à l’œil, mais aussi à l’écart des humains. Deux sentinelles –Barns et Carlos – les accompagnent. Ils ne me pointent plus avec leur arme dès que j’effectue le moindre geste. En revanche, ils ne m’adressent jamais la parole. Je ne cherche pas non plus à me rapprocher ; ils ne m’intéressent pas. Des doigts enlacent soudain les miens, un visage espiègle cerné par des cheveux d’or apparaît à mes côtés. Ruka. La jeune femme rayonne. À l’instar de Mellys, elle s’est prise d’affection pour moi, mais son chant me touche d’une toute autre manière. Il m’enveloppe avec davantage de tendresse, de douceur. Et autre chose que je ne parviens pas à identifier. Il m’arrive de me sentir mal-à-l’aise à ses côtés sans que je ne puisse en expliquer la raison.

— Aujourd’hui est un grand jour ! s’enthousiasme-t-elle. T’en fais pas, ils t’accepteront.

Sur ces mots, elle soulève ma main et ses lèvres l’effleurent. Que signifie cela dans leur langage ?

— Ta beauté les éblouira tous, comme elle l’a fait avec moi, murmure-t-elle à mon attention.

Elle sait parfaitement que je peux l’entendre. Gênée, je retire ma main. Sing, le guerrier roux enfonce deux doigts dans sa bouche avec une grimace. Il s’obstine à vouloir me chasser de la communauté.

— Tu me dégoûtes Ruka, s’écrite-t-il. T’as de la merde devant les yeux ? Ils vont la lyncher. Je te parie que ce soir on va griller du Sylvanos.

— C’est ça, on t’a pas sonné la brute épaisse ! Ne l’écoute pas, Syl. Son intelligence est limitée.

Sing, la figure rouge de colère, lève le poing en se précipitant vers elle.

— Espèce de perverse, tu…

Jak lui saisit le bras tendu et le tord en arrière.

— C’est pas le moment de vous bagarrer. Sing, tu te détends, et toi, Ruka, cesse de le provoquer ! On est censé montrer l’exemple, bordel ! (Il se retourne) Irina, va rassembler le peuple dans la salle commune.

Discrète jusqu’à maintenant, la mère adoptive de Mellys s’éclipse dans l’ascenseur. Nous autres prenons la direction des escaliers. Harty et Malow marchent côte à côte. L’ingénieur de la base tente de détendre l’atmosphère en évoquant sa dernière invention – un générateur d’ultrasons capable d’empêcher la télépathie entre Sylvanos – mais le stratège l’écoute à peine. Le petit homme chauve ne cesse de me jeter des regards inquiets. Je n’ai jamais vu un tel pleutre. Mellys m’encourage à lui faire une blague ; elle consisterait en un BOUHtonitruant sans qu’il s’y attende. Même si je peine à saisir l’intérêt d’une telle farce, elle riait en imaginant sa tête. J’y réfléchirai. Les humains aiment plaisanter ; leur chant change instantanément. Il s’étend et s’épanouit. Cela les détend.

Plus je côtoie les homos sapiens, plus je les perçois tels des enfants. Des enfants perdus sans aucune connexion directe avec la nature ou les flux de la vie. Personne ne distingue le chant qui émane de tous ce qui vit. Et pourtant, ils leur arrivent d’avoir des intuitions intéressantes malgré leur cécité et leur surdité. Comme cette fois où Ruka a terminé la fin de ma phrase avec une exactitude surprenante.

Jak s’immobilise soudain devant une grande porte d’acier. Une clameur sourde résonne de l’autre côté. Il souffle et se tourne vers nous.

— Je compte sur vous tous pour me soutenir. La dernière chose qu’on désire est de créer une dissension irréparable entre nous. Sing ? Pour une fois, s’il te plaît…

Le géant crache sa désapprobation sur le sol puis lève les yeux au plafond.

— Fais ton discours hypocrite, mais ne prends pas ces gens pour des idiots. Je gage que seule une minorité te suivra. Pour le reste, ils se tourneront sans aucun doute vers moi.

Un rictus s’étire sur ses lèvres charnues. Jak fronce ses sourcils.

— On en reparlera plus tard, conclut-il. Syl, pour l’instant, reste derrière ces murs. Tu apparaîtras lorsque je te le dirai.

J’acquiesce et prend position contre le mur. Ruka m’envoie un sourire d’encouragement. Le régent inspire puis souffle un bon coup.

— C’est parti !

Il pousse la double porte, illuminant le couloir d’une vive lumière.

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