CHAPITRE IX : PARTIE 3

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— Bouge-toi, elle se réveille, s’écrie la voix chantante de Ruka.

Je bats des paupières à plusieurs reprises. Un courant chaud et revigorant se diffuse dans mes nervures. Le soleil.

— Syl, tu m’as fait peur !

Mellys se jette dans mes bras. J’ignore comment réagir.

— Tu lui feras des câlins plus tard, la sermonne Ruka. Laisse ma patiente respirer.

— Câlins ?

— Prendre quelqu’un qu’on apprécie dans ses bras. Pour exprimer ce qu’on ressent, ou pour rassurer, m’explique le docteur.

Je relève mon buste et avise les alentours. Quatre murs hauts, ouverts vers le ciel, nous encerclent. Un carré de terre sous mes racines. Des plantes gorgées de fruits s’alignent à la perfection. Tout végétal n’est donc pas banni d’Anjos, il faut bien qu’ils s’alimentent.

Ruka lance des regards réguliers vers les fenêtres de l’hôtel.

— Dépêche-toi de te recharger, nous disposons de peu de temps devant nous avant que les nôtres ne remontent à la surface. Jak a dû activer l’alarme pour confiner les habitants dans les profondeurs de la terre. Ce n’était pas une partie de plaisir de te porter jusqu’ici. Qu’est-ce que tu es lourde !

Après m’être nourrie, le chef nous rejoint et m’invite à le suivre. Nous traversons de multiples couloirs vides, puis descendons des escaliers effrités – ils ont rapidement réalisé mon aversion pour leur ascenseur – jusqu’à une porte bien plus épaisse que les autres. Des lumières clignotent devant. Jak secoue quelques fils situés au plafond.

— Saleté d’ampoules. Il va falloir refaire le stock. Ruka, remonte envoyer Caleb en ville. Cette mission lui dégourdira les jambes.

— Bien. À plus tard, Syl.

Je lui fais un petit signe de main. L’homme caresse sa barbe argentée puis se tourne vers moi.

— Ici réside le dernier survivant du Cataclysme Vert. On l’appelle l’Ancien. Son âge avancé ne lui permet plus d’aller et venir à Anjos comme bon lui semble. (Il pose sa main sur la poignée avant de suspendre son geste). À propos, ses réactions pourront parfois te paraître étranges. Enfin, je te laisse le découvrir par toi-même.

— Jak ! mugit une voix rauque derrière la porte. Tu vas rentrer bon dieu de merde ?

— Et il ne mâche pas ses mots ! En plus de posséder un sale caractère.

— Je t’entends, espèce d’enflure !

Jak lève les yeux au ciel et soupire avant de me faire entrer.

La pièce ne ressemble à aucune autre. En tout cas, de ce que j’ai pu observer jusqu’ici. Spacieuse, tout confort pour un humain. Propre, rangée. Son seul défaut consiste en son absence totale de fenêtres vers l’extérieur. Un mouvement sur ma droite attire mon regard. Une silhouette ratatinée au fond d’un fauteuil me fait signe d’approcher. Mellys m’encourage d’un sourire. Elle se précipite vers lui et dépose ses lèvres sur sa joue fripée.

— Grand-père, sois sage. L’embête pas avec tes histoires de vieux !

— Mellys ! s’offusque Jak à l’entrée.

Elle lui tire la langue et s’échappe en courant.

— Laisse, mon ami, intervient l’Ancien. Cette petite égaye mes journées. Voilà donc notre invitée…

Bien plus grande que lui, je m’assieds sur mes racines afin de me placer à sa hauteur. Si petit, si fragile. Ses yeux perçants fixent les miens. L’acuité de son regard fait voler en éclat mes convictions ; sa faiblesse est un leurre. La tête penchée sur le côté, j’admire la particularité de ses iris : l’un est bleu, l’autre, vert.

— Tu vas m’examiner encore longtemps, Sylvanos ?

— Moi, Syl, rétorqué-je. Nom donné par Mellys.

Le vieillard arque un sourcil avant de s’esclaffer. Dans la foulée, une quinte de toux s’ensuit. Jak accourt vers lui, inquiet et lui tend un verre d’eau.

— Ça va, ça va, marmonne-t-il en refusant le liquide. Tu me plais, Syl ! Viens, approche, je ne vais pas te manger.

Il éclate de rire une nouvelle fois. Rien à voir avec le son aigu de la jeune humaine. Son rire à lui se situe à mi-chemin entre un raclement de gorge et le feulement d’un puma. Je lui obéis. Ses doigts effleurent alors les nervures de mon visage puis mes lianes coupées à hauteur de mon cou. Cet homme ne me craint pas le moins du monde. Il scrute mon corps avec une attention dérangeante. Comme s’il parvenait à me sonder d’une manière identique à la mienne. Quelque chose dans ses yeux réveille une souffrance profondément enfouie. Dans le lointain, un verrou saute.

— Garde à vous, bande de pignoufs ! hurle-t-il soudain.

Je recule contre le mur, les mains sur mes canaux qui me permettent d’entendre.

— Tout va bien, me rassure Jak. Voilà le genre de réaction bizarre dont je te parlais. Ça surprend au début, mais tu t’habitueras. Son passé refait parfois surface de manière inopinée.

J’avise l’Ancien, redevenu calme et tente une seconde approche.

— Vous pas peur de moi.

— C’est vrai. (Il hausse ses frêles épaules). Je n’ai plus assez de temps pour m’inquiéter de ça. La mort rôde déjà autour de moi.

Sa respiration ronronne. Il crache dans un bol de terre cuite. Ruka m’a expliqué l’usage qu’en faisait les humains.

— Vous manger ça ? l’interrogé-je avec une grimace en désignant l’amas glaireux et jaunâtre dans le récipient.

Un nouveau rire résonne dans la pièce.

— Eh bien, on ne va pas s’ennuyer avec toi !

Il reprend son sérieux avec une rapidité qui me surprend. Je l’avais déjà remarqué avec Mellys ; certains humains passent d’une émotion à l’autre en un battement de paupière.

— Syl fait preuve de curiosité à l’égard de nos us et coutumes. Ruka lui enseigne certaines d’entre elles, explique Jak.

L’Ancien lève un regard étonné vers lui.

— Un peu prématuré, non ?

— Sing répète qu’il s’agit d’un piège de l’ennemi pour mieux nous abattre de l’intérieur.

— Plausible. Leur roi est intelligent.

— C’est un risque que j’ai décidé d’encourir. Des jours qu’elle se trouve parmi nous et pas un seul geste violent malgré les attaques verbales de certains membres de l’Ordre. Je sais pas, ça colle pas à ce qu’on connait d’eux. Ils frappent sans pitié, n’essayent pas de nous connaître. Non, Syl est différente. Regarde-là : la sphère à son front lui a été retirée, ses « cheveux » tranchés.

Le vieil homme opine et reporte son attention sur moi.

— Si tu le veux bien, j’aimerai entendre ton histoire. Ennemi en vue ! vocifère-t-il l’instant d’après.

Je regarde la porte d’un regard vif. Personne n’est rentré. Jak me fait signe que tout va bien. Encore l’Ancien qui délire. Déroutant.

Puis, avec des mots maladroits, je lui conte mon accident et tous les évènements étranges qui en ont découlés. Mes absences, mes visions, ma divergence. Ma rencontre avec Mellys – je tais le meurtre de ses parents – et enfin mon bannissement par le Roi.

— Fascinant, murmure-t-il. Dis-moi, y’en-a-t-il d’autres des comme toi ?

Je secoue la tête.

— Pas quand moi partir.

Je pose un doigt sur ma bouche et la tapote, geste que j’accomplis depuis peu lors de mes réflexions. L’Ancien plisse son front ridé en me dévisageant puis cligne plusieurs fois des yeux.

— Avant, plusieurs bannis, ajouté-je. Eux jamais revenir ici. Parfois, Père manger eux si pas vouloir partir.

— Manger ?

Je rassemble les mots qui se rapprochent le plus des images dans mon esprit.

— Exister en lui. Roi grandir.

— Ils fusionnent donc avec lui…

J’acquiesce.

— En sait-on davantage sur le sang mêlé à la sève de Syl ? demande l’Ancien à Jak.

— Les cellules prolifèrent. Le dernier échantillon en contenait deux fois plus que lors du premier examen. L’Ordre ne peut désormais plus réfuter votre théorie selon laquelle les Sylvanos descendraient directement des humains

J’observe mes doigts. Que signifie tout cela ?

— Cette bande d’ignares l’accepte enfin, jubile l’Ancien. Pas trop tôt.

— Syl, perdue. Vouloir comprendre.

Le vieillard porte sur moi un regard lointain. Ses mains tremblantes agrippent le fauteuil. Il se redresse.

— À mon époque, des villageois ont disparu sans laisser de traces. Surtout des jeunes. Tout le monde les croyait morts. Mais quand les premiers d’entre vous ont débarqué, des années plus tard, pour nous massacrer, une idée folle a germé en moi. Si semblables malgré nos différences. Une hybridation homme et arbre pouvait-elle être possible ? Personne ne m’a cru.

Il marque une pause pour boire quelques gorgées d’eau.

— Un jour, reprend-il, en cherchant à fuir un groupe de Sylvanos, j’ai trouvé refuge dans une grotte à moitié enfouie sous une cascade. La cachette rêvée. Ce que j’y ai découvert m’a conforté dans mon hypothèse. Jak ! aboie-t-il. Emmène-nous là-bas !

Le régent s’agite. Il passe une main dans sa barbe grise. Ruka m’a initiée au large spectre de couleurs.

— Ho la, est-ce raisonnable dans votre état ? Le site se trouve à une heure de route et l’ennemi rôde autour.

— Oui, oui, oui, je sais tout ça. Malow s’est occupé de charger le 4x4 toute la journée. Deux sentinelles nous accompagneront et Syl est avec nous.

— Vous aviez tout prévu, hein ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Je suis peut-être vieux, mais pas grabataire ! Tu m’enterreras pas de sitôt, mon gaillard !

Jak sourit tout en aidant l’Ancien à se relever. Je m’éloigne d’un pas pour leur laisser la place nécessaire.

— J’espère bien, Diego…

Boum. Mon cœur tambourine. Diego. Ma cicatrice brûle. Des yeux vairons. Vairons ?Comment ce terme m’est-il apparu ? Boum. Ma main appuie sur ma poitrine. Des cliquetis résonnent dans mon for intérieur. Concentrée sur ces ressentis inattendus, je n’ai pas remarqué que Jak conversait avec l’Ancien dans un coin, de l’autre côté de la pièce. Malgré moi, j’entends leurs propos distinctement. Ils ignorent encore tout de la portée de mon ouïe.

— Quand comptes-tu le leur dire, Jak ? Ils méritent de le savoir, ne crois-tu pas ?

— Bien sûr, mais je crains leurs réactions.

— Si Sing te devance – ce qui risque de se produire sous peu vu sa nervosité croissante – ta seule préoccupation à ce moment-là sera de sauver tes miches. Il te renversera afin d’usurper ta place de chef. Tu connais ses ambitions depuis longtemps ! Et notre peuple le soutiendra s’il perd ta confiance sur ce coup.

Jak soupire et secoue la tête.

— Sing m’inquiète bien moins que Caleb. Son influence sur lui est forte. Impulsivité, agressivité, colère. Ce gamin n’a pas l’étoffe d’un futur chef de clan. Quant à Harty, Syl l’effraie. Il se ralliera à eux à la minute où mon poste me sera destitué. (Il pose une main sur l’Ancien). Diego, mon ami, je suis las de cette guerre sempiternelle. Nos enfants méritent la paix.

— Et je te soutiens. Tout repose sur Syl désormais. Nous devons la rallier à notre cause, faire d’elle le lien entre nos deux peuples ou je crains que tout ne soit perdu.

Ils se tournent vers moi à l’unisson. Tant d’espoir dans leurs regards. Un poids nouveau accable mes épaules. Je commence à regretter de ne pas avoir quitté la région quand j’en avais l’occasion.

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