J’ignore combien de temps je croupis dans ce cachot. Des heures ? Des jours ? Afin d’économiser mes forces, j’ai ralenti mes battements cardiaques. De l’extérieur, on pourrait me croire morte. L’hibernation forcée me permet de survivre dans des conditions extrêmes, mais dans un délai limité. Sans lumière directe du soleil, je sombrerai dans un sommeil dont je ne me réveillerai pas.

Cloîtrée dans mon espace intérieur profond, je distingue toutefois des voix dans le lointain. Des cliquetis. Un verrou qu’on ouvre. Une secousse. Une deuxième.

Mes yeux s’ouvrent d’un coup. J’aspire une goulée de l’air vicié et tousse aussitôt.

— Hey, la Sylvanos, tout va bien ? s’écrie Jak, les mains posées sur mes branchages.

C’est donc lui qui me secouait. À ses côtés se tiennent deux gardes armés de leur métal enflammé. Je ne les ai jamais vu, mais ils me paraissent tout aussi hostiles que les précédents. Je me reconcentre aussitôt sur les iris couleur nuage de pluie.

— Faim.

Le chef des humains se frotte la barbe, perplexe.

— Lève-toi. Je t’emmène voir Ruka, notre docteur. Ensuite, tu pourras manger. D’ailleurs, vous mangez quoi vous autres ?

J’occulte sa question. Une autre me taraude.

— Un docteur ? Quoi c’est ?

— Il soigne nos maladies, nos blessures. Vous n’avez pas de guérisseur ?

— Non. Dormir dans cocon, ensuite nous aller mieux.

— Un cocon, hein ? marmonne Jak à lui-même, le regard dans le vide.

— Moi pas malade ou blessée, ajouté-je. Besoin repos et manger.

— Elle va juste t’ausculter pour aujourd’hui.

— Ausculter ?

— Oui, t’examiner en détail. Regarder ton corps, le comprendre.

Je ne suis pas certaine que cela me plaise, pourtant je me redresse et le suis à travers le dédale de couloirs souterrains. Cette fois, nous remontons vers la surface à mon grand soulagement.

— Quoi a décider Ordre pour moi ? le questionnai-je.

Si je devais mourir de la main de l’ennemi, je préférais savoir à quoi m’en tenir immédiatement.

— Hum, d’abord de rendre visite au médecin, ensuite l’Ordre te fera part de ses questionnements à ton sujet. Avant de prendre une décision.

À cet étage, plus de torches ni d’humidité sur les murs. A la place, des lumières blanches, douloureuses après autant de temps passé dans les ténèbres. Les mains devant mes paupières, j’entends trois coups frapper sur une surface dure.

— Entrez, répond une voix chantante, mais feutrée.

Un tout petit bout de femme me sourit. Ses cheveux couleur du soleil encadrent un visage rond enlaidi par une tâche violacée sur l’une de ses joues.

— Tu dois être Syl ! Mellys m’a parlé de toi, oui, m’explique-t-elle face à ma réaction de surprise.

Ses yeux verts pétillent d’un éclat mutin. J’ai l’impression qu’elle est ravie de ma présence parmi eux. Une exception. Je regarde partout autour de moi dans l’espoir d’apercevoir mon amie.

— Mellys là ?

— Non. Tu la verras un peu plus tard, s’interpose Jak. Ruka, je te la confie. Barns restera dans la pièce. Au cas où.

Le docteur pose ses mains sur ses hanches, une moue déforme sa bouche.

— Taratata, monsieur le chef ! Pas d’arme dans cette pièce. Syl ne me fera aucun mal. N’est-ce pas ?

J’opine lentement.

— Tu vois ? reprend-elle, satisfaite. Alors, maintenant, oust ! Laisse-nous entre femmes.

Mécontent, Jak secoue la tête.

— Tu ne changeras jamais... C’est quand même notre plus féroce adversaire ! Barns, poste-toi derrière la porte et surveille ses faits et gestes, ordonne-t-il en me désignant de la tête. On n’est jamais trop prudent.

Ruka lève les bras au plafond en soupirant bruyamment. Puis, elle me fait signe d’approcher.

— Viens t’allonger sur la table d’examen. Tu ne crains rien.

J’obéis. L’assise est moelleuse, mais pas assez longue. Une partie de mes racines s’étendent vers le sol. Je me sens tellement vulnérable à cet instant. Au-dessus de moi, une lampe m’éblouit. D’une main, je la rejette sur le côté.

— Hum, réfractaire aux lumières fortes, hein ? Je te propose un compromis. Je retire cette lampe et je vais ouvrir un peu le volet. Mais je veux ta promesse que tu ne tenteras pas de t’enfuir.

— D’accord, murmuré-je sans hésiter.

Malgré ma condition de captive, je devais croire en Mellys et ses espoirs.

Ruka sourit, puis va tourner une molette. Un rideau de fer remonte peu à peu. Assez pour me laisser entrevoir la forêt. Ma forêt. Un timide rayon solaire effleure mon tronc. Aussitôt, la vie s’éveille en moi. D’un bond, me voilà près de cette issue inopinée. Ruka esquisse un mouvement de recul. Son regard tourmenté coule vers la porte. Me livrera-t-elle aux flammes de la mort ? Impossible. Elle comprend la lutte qui fait rage en moi. Je le ressens. D’un geste de la main, elle ordonne au garde de ne pas intervenir.

Hypnotisée par les arbres, je contemple mon royaume. Envie irrépressible de briser l’obstacle ; me gorger de la nature, rejoindre mon peuple. Mon peuple ?Mes mains se replient sur la paroi transparente. Mes paupières se ferment. Mon peuple m’a condamnée à mort. Ni Sylvanos, ni humaine, je ne suis plus rien.

Alors je retourne m’allonger, docile. Ruka entame son examen en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas me blesser.

— La haine domine en ces lieux, formule-t-elle avec douceur. C’est ce qui nous permet de tenir aussi longtemps. Pourtant, tu es la preuve qu’une autre alternative à cette barbarie existe. Mellys m’a narrée tes exploits ; que tu l’as protégée des tiens. (Elle caresse ma peau de bois). Je ne suis pas ton ennemie. Nous pourrions même apprendre à devenir amies. Qu’en-dis-tu ?

Le pourtour de ses prunelles m’invite à plonger dans un monde émeraude. Teinte analogue à celle de mon âme. Un remoud intérieur tord mes entrailles végétales. Je chasse la nostalgie qui menace de me submerger.

Mes doigts effleurent la marque disgracieuse sur son visage.

— Toi avoir mal ?

— Non, répond-t-elle en secouant la tête. Ce n’est qu’une simple tâche de naissance.

Ruka se tient immobile, à ma merci. Un seul mouvement de ma part… Un seul et je l’envoie dans le néant. Elle arque un sourcil en remarquant la bioluminescence que je viens d’activer à l’extrémité de mes membres fins.

— Merveilleux, susurre-t-elle. Tu es si belle…

Je reprends mes esprits. Même sans les injonctions du Roi, un instinct destructeur agit encore quelque part en moi.

— Belle ? répété-je.

Elle rompt le contact en se relevant d’un seul coup. Attrape un objet et le tend vers moi. Une Sylvanos me fait face. La sphère lui a également été retirée ; un creux vide en plein milieu du front. Je touche la surface froide avec prudence.

— Un miroir dévoile ton reflet. Syl, je te présente… Syl.

La chevelure de lianes, coupée à la base de mon cou, évoquent les nuances de certains crépuscules. Ce mélange de bleu et de mauve. Un regard ocre constellé d’argent me scrute avec curiosité. Le bois clair de mon visage semble poli, à l’inverse de mes membres rugueux. C’est la première fois que j’aperçois mes traits si nettement. Ruka repose le miroir et saisit de nouveau mes mains entre les siennes. Quelque chose chez cette femme me bouleverse. Ma sève accélère sa circulation, illuminant mes doigts de cette lueur bleu ambrée unique.

Cette action involontaire vide mes dernières forces. Cependant, avant de m’effondrer, l’esprit de la guérisseuse s’ouvre à moi. J’apprends qu’il s’agit de la personne la plus tolérante de l’Ordre, dont elle fait partie. Aucun doute ; cette humaine ne me trahira pas.