PARTITION VI : adagio inter-espèces (partie 2)

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Le lendemain, l’orage me réveille en sursaut. Des trombes d’eau se déversent sur le sol. Cela m’étonnerait que Mellys s’aventure dehors par ce temps. Il ne me reste plus qu’à patienter à l’abri, loin des éclairs destructeurs. Heureusement, je ne connais pas l’ennui. Les yeux clos, je me fige dans une contemplation introspective. Ce que je pratiquais au quotidien dans mon cocon… Ma mise au repos permet à mes cellules de se nettoyer, à mon esprit de se vider, au temps de défiler plus vite. De plus, cela me permet de sauvegarder l’énergie vitale dont je ne peux me passer. Me lier à tout ce qui vit, surtout depuis mon bannissement, m’est devenu indispensable. La solitude de ma nouvelle existence semble s’effacer un instant alors que les flux du vivant me bercent dans leurs bras. La nature est partout autour de moi, mais elle se trouve également en moi. Et la magie s’opère, notre communion me donne l’espoir que, même isolée de mon peuple, je peux tout de même arpenter cette terre de façon totalement légitime. Plongée dans un bonheur éphémère, j’ai failli rater la sortie de Mellys. Ses plaintes me sortent de ma transe lorsqu’elle s’arrête sous mon arbre, cherchant à se mettre à couvert grâce à ses épaisses frondaisons. Ignore-t-elle le risque d’être touchée par la foudre dans cette position ? Rien ne lui fait donc peur… J’avise le ciel ; la lumière crépite au cœur des nuages noirs et les grondements se rapprochent de plus en plus. Seul l’Arbre-Roi ne craint pas le feu du ciel, c’est comme s’il l’aspirait pour devenir plus puissant encore. Que dois-je faire à présent ? Mellys grelotte sous sa cape de fortune, se replie contre le tronc. Je me penche vers l’avant et allonge un de mes bras.

— Mellys venir… avec Sylvanos.

Surprise, elle lève sa tête en sursaut. Un éclair illumine les environs.

— Toi ?

Elle m’a donc reconnue. Je distingue, pour ma part, seulement son bandeau sous son capuchon, mais je n’utiliserai pas la fonction thermique, par trop énergivore, de ma vue. Elle hésite, je la comprends. Un craquement sonore retentit non loin. Trop près pour tergiverser. La jeune humaine s’agrippe alors à ma branche que je remonte d’un seul coup. Une fois à mes côtés, elle tente de reculer le plus loin possible de moi, mais l’espace confiné ne lui permet pas une sécurité suffisante. La lame de son poignard me vise. Elle retire sa capuche, ses cheveux dégoulinent en grosses gouttes sur son visage qu’elle nettoie avec son bras puis elle me fixe avec un regard suspicieux.

— Comment tu connais mon nom ?

— Moi entendre discussion forte… avec homme cheveux noirs.

Son expression devient, cette fois, abasourdie.

— Caleb ? Je vois… C’est le jour où tu m’as tirée de ce marécage et tué un des March… Sylvanos, se reprend-elle.

J’acquiesce d’un geste de la tête. Elle abaisse de façon presque imperceptible son couteau.

— Tu m’espionnes depuis, hein ? À chacune de mes expéditions, j’ai toujours eu l’impression de sentir quelqu’un me surveiller, mais comme rien ne se passait, j’ai cru à de la parano.

— Parano ? répété-je.

La signification de ce mot m’échappe. Elle ignore ma question et décide soudain que je ne suis plus une menace en rangeant son arme.

— C’est toi.

— moi quoi ?

— Le cerf.

— Moi, oui.

Les sons étranges qui sortent soudain de sa bouche me déconcertent. Je colle mon dos à la paroi rugueuse de mon hôte en proie à un fort stress sonore. Elle cesse aussitôt son manège.

— Quoi ? Vous riez jamais chez vous ?

— Riez ?

— Quand quelque chose est drôle, on rit. Ça fait du bien.

— Non, nous jamais… rit. Pas émotions comme vous.

— Bizarre. Enfin bref, je repensais au cerf que tu as tué. Les viocs ont vu un Sylvanos le déposer et ont cherché un long moment des traces de poison à l’intérieur. T’aurais vu leur tête quand ils ont compris qu’un ennemi leur faisait un cadeau ! s’esclaffe-t-elle.

La voilà qui recommence. Mes mains se portent sur mes oreilles, je lâche une grimace.

— Bruits faire mal à… moi. Sensible.

Mellys se tait de nouveau. Nous nous fixons avec un mélange de méfiance et de curiosité. Elle finit par rompre le silence qui s’est installé entre nous.

— Quel est ton nom ?

Je ne m’attendais pas à cette question. Si les humains aiment à se nommer, ce n’est pas le cas pour mon peuple. Assujettis au Roi, nous ne disposons d’aucune identité. Nous sommes juste des soldats. Mes yeux se voilent. Un nom nous octroie-t-il une existence formelle ?

— Pas… de nom.

— Quoi ? Mais comment vous faites alors pour vous appeler ?

Lui expliquer la nature de nos liens me parait ardu à comprendre pour quelqu’un qui n’a jamais vécu cela. Aussi je me contente du strict minimum.

— Pas besoin de nom. Nous s’entendre dans tête.

L’humaine écarquille les yeux.

— On se doutait bien que votre cohésion de groupe était pas normale… murmure-t-elle à elle-même. Bon, ben moi, je sais pas parler par l’esprit donc je vais t’appeler… euh, voyons. Syl ! Comme le début de Sylvanos. Je sais, c’est pas très original mais…

— Syl. Parfait, l’interrompé-je.

Une sensation indéfinissable, et pourtant très agréable, s’insinue en moi. Un sourire illumine mon visage.

— Tu es contente, on dirait.

— Contente ? Chaleur ici, lui dis-je en montrant ma poitrine.

— Contente, oui. T’es vraiment pas comme les autres, toi. Je déteste ta race, soupire-t-elle, une once de rage dans sa voix, je t’ai d’ailleurs haïe pour m’avoir sauvée la première fois. Et puis… rebelote dans ce marécage. Quand les tiens m’ont attaquée, j’ai vraiment cru crever. Mais non, encore une fois, tu m’as défendue. Pourquoi ?

Me rappeler les faits est douloureux. Sur le coup, cela m’avait paru « normal », mais maintenant… Un point lancinant meurtrit mon ventre résineux.

— Pas savoir. Quand moi regarder toi, images surgir dans tête et alors, moi vouloir protéger toi. Roi bannir moi. À cause de ça…

Elle ne me quitte pas des yeux. Ses doigts se tendent vers les miens et les effleurent une seconde. Les mots ne comptent plus. Malgré nos deux mondes opposés, nous somnolons l’une contre l’autre en attendant que l’orage s’éloigne. Un lien d’une autre nature que celui que je connaissais vient de s’établir entre nos cœurs.

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