Asubakatchin

5 minutes de lecture

Yvana, Yvana,

Dans l’ombre de la nuit

Tes rêves je retiens :

Tu n’auras pas d’ennui !

Yvana, Yvana,

Un peu après minuit

J’apporte mon soutien,

Retiens ce qui te nuit.

Toile sans araignée tissée par l’ojibwé avisé, j’orne le vide immense d’un cercle de saule et pleure une rivière de plumes cendrées que le vent, parfois, fait frémir. A la manière d’un tableau, un ornement raffiné qui se distingue des posters étranges que tu accroches sur le mur, je fais partie du paysage et pourtant, tu ignores tout de moi.

Dans une indifférence qu’ébranle parfois un soupçon de nostalgie, je suis suspendu au-dessus de ton lit, face à la fenêtre, tel un œil ouvert sur tes songes, le troisième, celui que tes semblables ne possèdent plus. C’est à l’est que le soleil se lève et chaque jour j’attends l’astre qui apparaît, blafard, dans vos ciels poussiéreux, en camaïeu de gris.

Chaque matin, je lui offre les résidus de tes sombres cauchemars : ceux qui te terrorisaient enfant, ceux dont tu ne te souviens jamais, ceux qui ne te réveillent plus et m’ont conduit à t’appartenir, à tisser, sur le canevas de tes nuits, ma toile salvatrice, ceux qui ont disparu en mon centre pour laisser ce vide réduit qui aimante le mal, les miettes invisibles de tes pandémoniums secrets.

Chaque matin, les rayons vibrent sur le tranchant de mes fils qui palpitent, graciles, au vent de tes voyages : tous ces cauchemars que tu as oubliés, ces cris, ces réveils en sueur ont laissé place à des prairies verdoyantes, des amours sincères, des miroirs d’un quotidien sublimé. Quand tu voles par-delà les éthers, tu ne rencontres plus ces chimères féroces qui te guettaient naguère, fondues dans les ombres voraces de ta chambre.

Te souviens-tu de tes frayeurs nocturnes ? Du jour béni où je suis entré dans ta vie ? Tu rêvais d’une poupée de porcelaine, hélas, c’est un dreamcatcher qui t’a attrapé dans ses filets abscons. Tu t’es débattue Yvana, tu as pleuré quelques larmes, pestant comme une furie, pourtant jamais tes nuits ne furent aussi pures, libres et heureuses.

Tu m’as vénéré au printemps de notre amour, embrassant chaque matin mes fils, caressant de tes petites mains mes plumes cendrées, jusqu’à m’ignorer, m’oublier à jamais comme tout ce qui est proche, et acquis. Pourtant, des objets autour de toi, je suis le plus précieux : plus confortable que ton lit, plus sage que ton bureau, plus salvateur que cet ordinateur qui te captive, te disperse et génère malgré toi des ouvertures au monde de l’astral. De mes fils, je te retiens à ton esprit originel.

Et puis, il est entré. Un diable en habit du dimanche. Un satan parmi les diables. Un démon de chair : celui que tu désires inviter dans ta couche, te croyant amoureuse, ouvrant des possibles à ton existence timide et confinée. Un joli garçon qui n’est pas pour toi, dont l’esprit est piégé par l’entrelacs de ses songes, marqué du sceau ténébreux des cauchemars, et perdu pour lui-même. Son démon intérieur ourdit son mensonge pour m’évincer à jamais de tes paysages : ne le sens-tu pas ?

Il dit :

« C’est quoi ce machin ? »

Tu lui réponds :

« C’est un attrape-rêve. C’est décoratif, enfin, plus un souvenir d’enfant. Un cadeau de mon père.

- Ca attrape vraiment les rêves ?

- Non, c’est de la connerie ! Je rêve toujours.

- Tu peux l’enlever, s’il te plaît ?

- Pourquoi, il te dérange ?

- Tu vas trouver ça bizarre. Je t’en ai jamais parlé, mais je suis trypophobe.

- Trypophobe ? C’est quoi ?

- C’est la phobie des trous. Je me sens vraiment mal quand j’en vois. Et celui-là, au milieu et toutes ces aspérités autour, ça m’angoisse. C’est pas possible, je peux pas dormir avec ce truc au-dessus de ma tête. Tu peux l’enlever, bébé ? »

Bébé ? Quel étrange surnom pour une mythologie amoureuse ! Si tu devais être le bébé de quelqu’un, Yvana, ce serait le mien : je t’ai protégée depuis treize années. Mais soit ! Qui suis-je pour contester tes choix ? Tes envies ? Tes erreurs ? Qui suis-je, si ce n’est un objet mystérieux qui n’a pas de place dans votre monde ?

Alors que tu me détaches du mur pour me reléguer dans un tiroir obscur parmi des reliques factices et autres idoles absconses, je ne discerne plus les couleurs merveilleuses de ton aura, la chaleur de celle-ci, je n’entends plus que bruits : des susurrements, des gémissements, une complainte amoureuse erratique suspendue dans son envol, ce transport de la chair brisé par un râle, puis le silence, hélas, un silence menaçant : celui de la nuit qui envahit tout, dissimule et assassine.

Si seulement tu connaissais la réalité des rêves, qu’ils ne sont pas de simples miroirs, mais une symétrie spirituelle, tu n’aurais sans doute pas cédé à cette folie de me condamner ainsi, cela pour un illusionniste qui t’oubliera passé quelques lunes.

Oh Yvana, dans les remous invisibles de la nuit, je sens la présence qui te tourmente depuis toujours, son énergie nocive, celle qui ondoie, frénétique, en mon centre passée la vêprée : elle se penche sur ton visage apaisé par l’amour, te caresse, de ses doigts d’ombre, à faire frémir tes poils. Elle chuchote, dans ton oreille, le désenchantement des hommes, le pessimisme de ton époque, le dégoût de l’autre ; elle instille en toi le doute comme un poison, pour que tu l’invites enfin, qu’elle devienne toi, quand tu seras à elle, à sa merci.

Ne te laisse pas bercer, Yvana, par ces visions qui hantent ton imaginaire. De toutes mes forces, j’essaie de canaliser ces flux ténébreux mais tout me résiste : le bois de ton bureau n’est qu’un conglomérat de mauvaise qualité : l’énergie cosmique que lie les choses n’y circule pas. Yvana je t’appelle de ma voix, de mon corps. Réponds-moi, avant qu’il ne soit trop tard ! Yvana ? Yvana…

*

Je sens la caresse du soleil, par delà les cloisons, malgré les ténèbres alentours, un soleil que je ne verrai plus : telle est ma certitude. Les bébés, affranchis de leurs parents, ne reviennent jamais à la source du bonheur. Je l’entends déjà, mon Yvana, ouvrir sa voie aux forces néfastes du cosmos et disparaître dans les jours mornes d’une vie nouvelle, trouver de nouveaux amis, découvrir de nouvelles fêtes, en être, plus que de raison, jusqu’à se perdre à jamais.

« Je n’ai pas très bien dormi, c’était bizarre, confesse-t-elle d’une voix atone. J’ai rêvé que l’attrape-rêve m’appelait. Un homme d’ombre est sorti de ton corps pour entrer dans le mien.

- Ce ne sont que des rêves, Yva. On s’en fout. Tu oublieras ça d’ici une heure, tu verras. Ca sert à rien de te prendre la tête ! Carpe Diem, bébé. Je vais fumer une clope, tu viens ? »

Te reverrai-je un jour, Yvana ? Sera-t-il trop tard ou auras-tu les traits, la personnalité d’une autre, de cette créature qui te guette depuis toujours à l’ombre de ta corde d’argent et qui désire, de toi, savourer ce que peut offrir le monde, la matérialité des choses ?

Yvana, Yvana,

A l’ombre de tes nuits

Je ne suis plus soutien.

Te crois-tu épanouie ?

Yvana, Yvana,

De tout ce qui te nuit,

Je suis le seul témoin :

Ne Tombe pas dans ce puits.

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