Papa Legba

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(Note : cette version est celle que j'ai écrit en semaine 2 du Bradbury Challenge. Je ne l'ai pas publiée à cause de ses nombreux défauts. Il s'agit de la même histoire que Papa Legba - Kadjola, rédigée différement, avec des éléments divergeants et une portée toute autre).

L’amour n’est pas bénin au Benin, moins encore à AJa-Ewé : il portait Kadjola et portait le prénom de Tchindro, Tchin pour les intimes. A deux, ils dessinèrent un bonheur sans nuage, éclatant comme ces grands ciels africains, épuré, sans harmattan. Il était ce qui la tenait en vie. Son art, couteux, ne lui rapportait rien : galeries et Biennale se refusaient toujours à elle, mais les encouragements de Tchin, son sourire d’enfant, suffisaient à lui insuffler l’envie de continuer. Quand ils rentraient le soir, ils pouvaient de nouveau goûter cette parenthèse à deux. Kadjola, comme Tchindro, aurait aimé s’y suspendre à jamais.


Fille des grands espaces, elle n’aimait guère la vie à Cotonou, cette métropole si bruyante, grouillante, ses immeubles froids, aseptisés. Le nom de cette ville ne signifiait-il pas « embouchure du fleuve de la mort » ? Voilà qui lui glaçait les sangs, lui rappelant quelques bribes de légendes de son village natal, Djègbadji, notamment toutes ces superstitions autour de Papa Legba. Elle l’a toujours craint au plus profond d’elle, elle qui ne croyait en rien, si ce n’est en Tchindro. « Surtout, ne demande jamais quoi que ce soit à Papa Legba après minuit. Papa Legba est partout, il lit dans les pensées » : ce furent les premières paroles qu’on lui enseigna et celles qu’elle entendit le plus, avec « je t’aime ».


Souvent, Kadjola se promenait sur la plage. Elle repensait avec une nostalgie poignante à son village d’enfance : il n’était pas si loin, seulement à une cinquantaine de kilomètres de Cotonou mais c’était un luxe que de s’y rendre. Il fallait rassembler 7000 Francs CFA pour relier Cotonou à Ouidah en taxi-bus. Ce n’était pas rien, à part pour les touristes qui s’amusaient à jeter de telles sommes par les fenêtres, histoire de savourer un exotisme qu’elle ne comprenait pas.


Une fois tous les trois mois, elle rendait visite à sa famille. Seule, elle prenait un tokpa-tokpa, ces mini-bus inconfortables et anarchiques, soumis à la volonté d’un chauffeur omnipotent, lequel prenait parfois des détours ahurissants, selon son bon vouloir, au mépris de toute logique. Ou bien - et c’était un véritable bonheur - avec Tchin, sur sa vieille bicyclette. Ils filaient comme deux étoiles sur la route des Pêches, quand l’harmattan fraichissait, fouettant leurs visages extasiés, égrenant leurs rires sur le sable qui se soulevait à leur passage. Elle chérissait le souvenir de ces chevauchées au milieu des palmiers, de ces paysages dénudés dont elle s’imprégnait pour les peindre ensuite, en dichrome. Dans cette course folle, elle fusionnait avec le corps de l’homme qu’elle aimait plus que tout. Plus qu’elle même.


Un jour, alors qu’elle rentrait d’une promenade contemplative non loin de la plage de Fidjrossé, elle attendit le cœur battant que rentre Tchindro. Elle sentit, au plus profond d’elle que quelque chose n’allait pas. Tchindro ne vint pas. Tchindro ne vint plus. Tchin… n’était plus. Un accident vasculaire cérébral. Imprévisible. Fatal.


Livrée à elle-même, abattue, Kadjola, se mit à pleurer et ses yeux, qui ne brillaient que plongés dans ceux de Tchin, ne trouvèrent plus le repos : des lacs s’y formaient, creusaient des sillons profonds comme un puits dans ses cernes béants. De l’embouchure de cette source salée, s’écoulait un fleuve de mort perpétuel. Inconsolable, Kadjola ne vivait plus, ne mangeait plus jusqu’à ce qu’elle prit conscience d’un changement salutaire : un petit être vivait en elle, un petit Tchin qui lui apprit, par sa simple présence silencieuse, à sourire de nouveau.



Kadjola quitta Cotonou : elle ne désirait pas que son fils - car c’était un fils, elle le sentait, au plus profond de sa chair, c’était un petit Tchin - grandisse dans cette ville, mais qu’il puisse avoir une vie saine, non loin de Djègbadji, tout près de la lagune. Il aimerait vivre dans ces paillottes adorables, s’ébaudir dans la nature alentour. Elle l’imaginait déjà, jouant avec d’autres enfants. Elle travaillerait, comme toutes les femmes, à recueillir le sel ; cela devrait suffire à un bonheur simple, aussi épuré que ses toiles. Elle renoncerait à son art, à cette partie d’elle-même qui ne menait nulle part. Mais aurait-elle la force ? Ne fondrait-elle pas en larmes quand elle verrait Tchindro en Tchin ? Ses petits yeux pleins d’amour posés sur elle ?


Elle s’inquiéta de cette vie future sur le chemin de Ouidah, agacée des jacasseries des femmes et des hommes entassés dans le Tokpa-Tokpa, lequel faisait des détours incessants, de Gahomey à Abomey-Cavali, où il se permit de rester quelques heures, multipliant les courses, traversant plusieurs fois les mêmes rues pour engranger la monnaie. Elle était monté dedans vers 6 heures du matin, se délestant de 1000 francs CFA ; il était déjà onze heures, et ils venaient à peine de dépasser Pahou, à mi chemin ! Jamais plus elle ne prendrait un Tokpa-Tokpa ! Jamais plus ! Elle resterait toute sa vie à Djègbadji, avec ses frères et sa tante - et Tchin. Son Tchin.


Pendant ce trajet pénible, perdue dans ses pensées, allant sans cesse de Tchindro en Tchin, elle se mit à pleurer, le regard vide, effondrée. Une vieille femme, portant une bomba rouge sang, bariolée de pourpre et d’or, vint à elle, essayant - en vain - de la consoler. Cette femme sentait visiblement le drame qui se dessinait dans cette jeune femme. Elle lui dit :


« Tout ira bien, jeune femme ! Tout ira bien… Demande à Papa Legba ! Demande ! Mais pas près minuit. Papa Legba sait... Il lit dans les pensées. Mais le mieux, c’est de lui demander ! »


De sa main décharnée, elle caressa le ventre de Kadjola, complètement dévastée par le chagrin, incapable de rendre un sourire à cette étrangère. Cette imposition de sa main lui faisait le plus grand bien. Elle sentit Tchin vivant, plus que jamais. Papa Legba... C’était sans doute la clé de son bonheur futur ! Quand bien même elle ne croyait pas au paranormal, ce nom l’avait toujours terrifié, d’une façon qu’elle ne s’expliquait pas. Si tant de personnes lui vouaient un culte, si tant de maisons vaudous, ces œufs curieux érigés au milieu de nulle part, lui rendaient hommage, c’est qu’il était peut-être capable du meilleur, malgré ses caprices. Elle le savait, tout le monde en parlait : il ne fallait pas le déranger après minuit : à cette heure-là, Papa Legba, était chafouin, presque maléfique, enclin à céder à toutes perspectives de malédiction, au grand bonheur des faiseurs de fétiches. Papa Legba était Tout pour les femmes d’AJa-Ewé ; pour Kadjola, il n’était pas un esprit, juste une sorte de croquemitaine omniprésent, attendant son heure.


Aux alentours de midi, ce maudit Tokpa Tokpa dépassa la Porte de Non Retour. Kadjola, excédé par ce long voyage, l’odeur et les bruits, demanda à s’arrêter à cet endroit pour retrouver la solitude des grands espaces. Le chauffeur, qui la regarda avec désapprobation, arrêta net son véhicule, sous l’opprobre général. En effet, l’harmattan soufflait avec véhémence si bien qu’un nuage de poussière et de sable pénétra en trombe dans le petit autobus. Kadjola le brava sans hésitation, protégeant ses yeux. Elle marcha ainsi un long moment dans cette tourmente, jusqu’à Djègbadji, perdue dans ses pensées, se formulant en elle-même sa future demande à Papa Legba : résolue, elle lui parlerait le soir même ! Peut-être serait-elle soulagée face à cette vie future qui l’angoissait tant, entre joie et désespoir.


Jamais, du vivant de Tchindro, elle n’aurait demandé quoique ce soit à ce Lwa, Tchindro étant son Dieu, mais il était important que bébé Tchin vive dans les meilleures conditions, que tous les deux soient protégés à jamais. Alors, elle lui vouerait un culte, comme beaucoup de femmes : ce serait une forme d’échange. Elle u pensait, déjà. Elle essayait de se représenter l’esprit. A quoi pouvait-il ressembler ? Ses vêtements, son visage, son corps… Papa Legba était partout, dans toutes les conversations, et pourtant, nul ne l’avait vu. Se cachait-il dans ces tourbillons de sables ? Un éternel mystère ! Néanmoins, Papa Legba résistait à son imaginaire, jusqu’à devenir une obsession. Depuis la rencontre avec cette femme, son questionnement à son sujet hantait son esprit, comme les vagues hantent les plages de leur écume opaque.


Arrivée à destination, Ossini et Souru, ses frères, l’accueillirent à bras ouverts. Tante Iyabo se joignit à eux, pour l’occasion, devant un lamoumou lessi. Le temps des retrouvailles fut exquis, malgré la tristesse qui peuplait Kadjola. Non sans émotion, elle raconta la mort foudroyante de Tchindro mais se garda bien d’évoquer l’existence du petit Tchin, son trésor ; d’être ainsi aimée, de sentir ces corps humains la consoler dans des étreintes pleines de compassion, partageant la tristesse, lui fit le plus grand bien : il lui manquait sans doute cette part d’humanité, de simplicité, cette chaleur essentielle, ces qualités humaines qui disparaissent dans les métropoles.


Une fois les retrouvailles consumées, elle se coucha dans le lit que lui prêta Souru. Les pensées à l’affût, cette dernière, sur le point de demander à Papa Legba de l’aider, se noya dans le vide. Ignorante, protégée des coutumes ancestrales, elle ne savait pas comment s’adresser à un tel lwa. Devait-elle effectuer une sorte de rite ? Ou bien prier comme le font les chrétiens ou les musulmans? Parler, peut-être, d’égal à égal ? Avec une désinvolture totale, comme le font les blancs ?


Dans le doute, elle se tint droite sur sa couche, les yeux au plafond, submergée par cette pénombre moite des nuits africaines ; fébrile mais résolue, elle fit le silence en elle, le temps d’un intermède.


« Papa Legba, sussura-t-elle enfin du bout des lèvres, en tremblant de tout son être, le regard mouillé d’espoir, si tu m’entends, fait en sorte que Tchin et moi soyons heureux, que tout se passe bien. »


Il n’y eut aucune réponse, juste un long silence, fleuve de mort figé dans lequel elle refusait de se noyer. Ne trouvant pas le sommeil, Kadjola marcha un peu dans la nuit noire, essayant d’oublier cette prière étrange, s’imaginant des lendemains qui chantent, mais le froid de l’harmattan, ce nuage de poussière qui l’entourait, la dissuada de poursuivre cette promenade nocturne. Elle retourna donc dans la paillote, essayant tant bien que mal de s’endormir, tourmentée, se demandant si, malgré tout, Papa Legba l’avait entendue.


Cette nuit-là, elle fit des rêves délicieux : Tchindro et elle se marièrent, elle et Tchindro prirent la route des Pêches, dans un nuage de sable d’or, ses toiles, plus merveilleuses encore, s’exposèrent dans toute l’Afrique, pour gagner l’Europe, terre promise. Elle se berçait tendrement, à la douce mélodie de ses songes.


Or, au petit matin, elle ressentit, en se réveillant, un sentiment étrange qu’elle n’avait jamais éprouvé : un vide immense, abyssal. Quelque chose s’était brisée en elle. A jamais. Une absence profonde, cruelle. Contre ses cuisses, elle sentit cette humidité abjecte, cette moiteur des désirs contrits, celle qui glisse une fois l’amour consommé, quand l’amant se retire trop vite, cette coulée chaude et visqueuse : le principe de vie.


Endolorie, les sens confus, elle caressa son entrecuisse puis sentit cette excroissance étrange, collée contre son vagin, comme un énorme amas, mou, gluant, écœurant, embourbé dans un liquide visqueux, épais comme du pus : le fœtus de Tchin ! Un crachat violacé, immonde, dans une mare de sang.


Terrifiée, Kadjola hurla comme une possédée, la tête entre les mains, convulsant, la respiration erratique. Puis, elle s’enfuit, laissant cette larve derrière elle, égrenant ses larmes chaudes dans l’air doux du matin, face au ciel désespérément bleu.


Les pécheurs embarquaient sur leurs pirogues, les femmes commençaient à racler le sel. Hommes et femmes, comme des automates, se dévouaient à leurs tâches. Kadjola chancela, le visage tordu de douleur. Se redressant, elle s’arrêta d’un coup, face à la lagune, interdite, le regard torve, avant de se lever complètement, face à l’horizon doux. Elle respira un grand-coup, gonflant sa poitrine, ses épaules, le ventre vide, replié sur ses entrailles stériles, mais chaudes et vivantes.


« Merci Papa Legba », murmura-t-elle enfin, soulagée, ouverte à l’infini, tandis que l’esprit facétieux tourmentait dans les limbes l’essence enivrante d’un jeune poète.

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