Baek ho

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Enfin, il fallait bien faire quelque chose. Il n'y avait que peu de monde dans le salon ; j'allai récupérer mon pyjama et le fourrai rapidement dans une poche latérale de mon sac avant de me diriger vers la salle de bain au fond de l'étage. J'en profiterais pour faire pipi, ça me démangeait depuis tout à l'heure.

Il n'y avait personne, heureusement. Fatiguée du masque en bois relevé sur ma tête (sa magie cachait ma nature humaine même si je ne le portais pas directement sur le visage), je le posai à côté, sur l'émail de l'évier, me jetant un coup d’œil au travers du miroir rectangle. J'avais l'air nettement fatiguée. Fatiguée et... un peu folle aussi. Toutes ces aventures m'avaient nettement retourné le sens commun ! « On peut pas dire que t'en ai eu beaucoup, de toute manière. »

Quelqu'un entra. Paniquée, j'attrapai le masque et le posai sans manière sur mon visage ; la créature mi-poulpe mi-humaine n'eut aucune réaction. Ooouf. Pas de répit pour Iseul... Je nettoyai rapidement mon pauvre pyjama. Mes vêtements présents... appartenaient au motel, non ? Je n'en avais aucune idée.

Retour à la chambre, il ne fallait pas laisser mes affaires humides longtemps roulées en boule dans mon sac, je devais trouver un sac plastique. Cette matière existait-elle seulement ici ?

Je posai à peine un pied dans le salon qu'une ombre me tomba dessus. Une voix furieuse et méprisante, tout contre mon oreille, jeta :

« Notre jambon a voulu s'enfuir ? C'est comme ça que tu nous remercies de t'avoir laissée sauve ? »

Je tentai de me dégager, blême : Chyeong-ryong me retenait trop fermement par le bras, ses yeux bleus dardant un mortel poison. Jujak apparut dans mon champ de vision, l'air légèrement déçu. Je sentis mon cœur faire quelques cabrioles à l'idée que ma fantastique odyssée fût sur le point de se terminer. Où était mon nouvel ami ? J'étais censée le rejoindre ici... Il se montra soudain dans le dos de mon agresseur, le tirant par l'épaule.

« Eh ! Dragon ! Arrête ça ! Vous vous connaissez ?!

- Hyeonmu ? Qu'est-ce que tu fais là ? Tu la connais ? » s'exclama Jujak, très surpris. Dragon ? Il l'avait appelé dragon ? Ok, je comprenais son caractère de m*rde maintenant. Non, attendez, les dragons peuvent aussi être très sympathiques. La preuve, Eragon. Bon. C'était un roman, d'accord.

Il n'allait pas me lâcher sous injonction apparemment, j'allais me débrouiller comme une grande. Plantant mes dents (à défaut de crocs) dans son avant-bras, je serrai la mâchoire le plus fort possible, jusqu'à ce qu'il poussât un cri de colère :

« T'as osé me mordre ?! Merde, Jujak, le jambon m'a mordu ! Tu vas regretter ça ! » Il leva son bras dans l'évidente attention de me frapper ; je reculai prestement, me protégeant ; mon beau guide arrêta fort heureusement le combat en lui bloquant la main. S'ensuivit une dispute violente que je préférai ignorer, tournant talons, prête à passer la porte du motel. Jujak s'interposa et, d'une voix douce, quoique ferme, me pria de bien rester ici sans bouger. Et il retourna au cœur des insultes et empoignades. Voir Hyeonmu et Chyeong-ryong se battre comme deux frères me fit soudain capter qu'ils se connaissaient très bien. Hasard ? Au vu de leurs réactions, je pouvais le supposer.

Finalement, comme le gérant du motel (une sorte de troll cornu plutôt grand et musclé) venait personnellement les séparer à cause des plaintes de la clientèle, le trio se calma, mis dehors ; ils m'emportèrent au passage. Une petite explication plus tard, chacun était au fait des événements.

« À cause de l'attaque aux frontières ouest, l'administration de l'au-delà n'a pu s'occuper de votre cas, Iseul. Nous ne pouvons donc, par conséquent, vous renvoyer chez-vous pour le moment. Je suis vraiment désolé, m'annonça le phœnix.

- Sérieusement ? éclata Monsieur furax sans me laisser le temps de répondre. (D'ailleurs, qu'aurais-je pu dire, à part « hourra ! » ?) On n'a qu'à régler ça à notre manière alors, après tout, elle s'en sort trop bien, après son vol de pêches sacrées ! »

Je voulus encore une fois protester, Hyeonmu s'interposa :

« Pourquoi es-tu si en colère ? Je ne pense pas qu'elle ait commis ce méfait en toute conscience. Après tout, tu sais bien que le jardin n'est jamais fermé, depuis... » Il s'arrêta, hésita en me regardant.

« Enfin, il y a plus important : Baek ho nous attend aux Gondoles, il a des nouvelles sur tes yeux, Jujak. Allons-y.

- Et elle, alors ? s'agaça Chyeong-ryong en me regardant avec le plus total mépris.

- Ne sois pas aussi irrespectueux, le sermonna mon guide et préféré, nous l'emmenons, bien sûr. Il serait dangereux pour elle de rester seule en ce monde. »
Pour moi, ça ne se présentait pas trop trop mal. Toutefois coincée entre un dragon furieux, un phœnix attristé et un... attendez... tourner en rond ces appellations animales dans ma tête déclencha un brusque déclic : ils se connaissaient et ils étaient très probablement des divinités tutélaires, même si, bon, on pouvait parfois en douter au vu du caractère de certains. Alors, les gardiens des tombeaux, les quatre fameux gardiens vu sur le temple abandonné... c'était eux ? Et nous allions à la rencontre du quatrième, Baek ho ! Je m'arrêtai net sur place.

« Mais vous... vous êtes les gardiens ! Vous portez les mêmes noms qu'eux et... vous étiez furieux que j'ai pris une pêche du jardin du temple abandonné. Jujak est un phoenix, je l'ai vu... et Chyeong-ryong...

- Oh, elle a deviné, nargua le désigné, bon, que ça t'empêche pas d'avancer, tu nous ralentis. » Il essuya un froncement de sourcil de la tortue noire (woaw, mon guide était la tortue noire!) et nous reprîmes le chemin tandis que je tâchai d'endiguer ma soudaine excitation de chasseuse de mythes. Il m'avait fallu un certain temps pour m'en rendre compte, et je m'en voulais un peu. J'étais pourtant très au fait de la mythologie coréenne, pourquoi n'avais-je pas fait le rapprochement avant ? De ruelle en ruelle, nous stoppâmes face à l'entrée d'une élégante maison dont la cour intérieure, avec jardins aménagés, balançoires et fontaines, me parut luxueuse. J'espérais ne jamais retourner sur Terre.
Le nom du manoir traditionnel était « Gondoles », car son toit en avait la forme, ce qui était très joli. Brusquement intimidée à l'idée que nous allions voir le tigre blanc, puissante divinité incarnant le courage, la dignité et la cruauté, j'inspectai mes vêtements. Hyeonmu attrapa ce geste et sourit tout en me chuchotant, passant à une expression plus intime :

« Ne t'inquiète pas, Iseul, nous allons te trouver de très jolies affaires, ici. Baek ho a de nombreuses « amies », elles voudront bien en céder un peu.

- Ah... merci », rougis-je. « Amies » ; j'imaginai aussitôt une chambre emplie de filles riantes et gracieuses, coquines et minaudant, caressant le corps du maître des lieux. Les joues brûlantes, j'essayai immédiatement de me concentrer sur autre chose, tandis que mon guide gloussait, rajoutant à ma confusion.

Ce fut à cet instant qu'il apparut, sortant de la maison. Son regard bleu pâle, ses cheveux de neige attachés en queue de cheval désordonnée, sa mine à la fois rêveuse, désintéressée et lassée, son chandail noir et sa chemise ouverte sur une poitrine glabre portant un collier de métal, tout ceci aiguilla mon train interne en une direction formellement évitée depuis des années : l'attraction, le désir, la pulsion primitive qui ne m'avait jamais, mais alors jamais été positive, profitable, heureuse, bref, qui n'avait jamais fait que m'apporter de profonds ennuis. Aussi, je fis dérailler le train. Je le laissai sombrer en un abîme sans fond, imaginai son explosion incendiaire contre les roches, sa chute infinie. Sa fin. Et mon regard alla au loin, plus loin que Baek ho, comme si je ne le voyais plus. Peut-être n'aurais-je pas dû. En appliquant un procédé moins extrême, j'eus pu sans doute éviter ce qu'il advint, mais un traumatisme qui se répète est difficile à contenir.
« Tu as des nouvelles de mes yeux ? » lança Jujak, l'espoir fleurissant sa voix. Je restai interloquée. Ses yeux ? Mais il les avait... de quoi parlait-il ? Le tigre hocha la tête sans un mot, puis les invita à entrer. Nous nous retrouvâmes assis autour d'une table basse à prendre le thé servi par une splendide créature qui m'observa très attentivement. Sa peau semblait une eau mouvante et ses oreilles pointues s'agitaient faiblement.

« Merci, Young Im. » La belle s'inclina et prit congé, me jetant un dernier coup d’œil.

« Elle est une Imugi », me renseigna la tortue noire à voix basse, d'un air complice. Je frissonnai : dans la mythologie, les Imugis n'avaient pas bonne réputation... allait-elle se transformer en dragon un jour ? Quel âge avait-elle ? Je remarquai alors les yeux du tigre posés sur moi et baissai les miens, cherchant à l'esquiver au mieux.

« Qui... êtes-vous ? » Baek ho s'adressait à moi, ignorant la demande du phœnix. Je sursautai.

« Ah ! Je... suis une... heu... »

Jujak vint à mon secours :

« Elle est une humaine, Iseul. Le département des affaires mortelles a fait une erreur en l'envoyant au royaume des morts après qu'elle ait ingéré une pêche sacrée du jardin du temple.

- Hm... je vois. Elle n'était pourtant censée que s'évanouir, perdre ses souvenirs... vous l'auriez retournée là d'où elle venait... car telle est notre malédiction. »

J'ouvris grand mes oreilles. Allais-je enfin en savoir un peu plus sur mes ravisseurs ? Oui, ils l'étaient, j'en étais à présent certaine. Mais je ne pouvais leur en vouloir, c'était le rêve de toute une vie qui se réalisait enfin.

« Quelle est votre... malédiction ? » osai-je enfin en le regardant droit dans les yeux, pour la première fois.

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