Au-dessus de l'eau

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Sa réaction fut étrange. Son regard me passa au travers, exactement de la même façon que je l'avais fait, avant de prendre le thé. J'en fus blessée, et cela me frustra. Je ne devais pas être blessée. Le train gisait au fond de l'abysse, j'étais dans mon château, loin de sa carcasse. Protégée par une bulle immense, brillante, incassable. Mais rien ne pouvait me prémunir de moi-même.

« Explique-lui, Chyeong-ryong, ordonna-t-il alors au dragon qui fulmina.

- Pourquoi moi ? Et à quoi ça sert ? Elle perdra la mémoire, de toute manière. Tu sais bien que nous ne pouvons pas aller contre les ordres de Sang-Je. »

La divinité aux longs cheveux blancs pencha légèrement la tête et fixa son interlocuteur, d'une façon qui gela toute l'assemblée, moi y compris. Il n'y eut aucun mot, aucun geste agressif ; l'homme aux yeux bleus rentra sa colère et baissa la tête.

« Nous sommes maudits..., commença-t-il d'une voix sourde, à cause de notre insoumission à l'empereur céleste, Sang-Je. L'histoire est complexe. Depuis, il nous a liés à un temple qu'il est extrêmement difficile de trouver à moins d'être divinement guidé, ce qui fait que nos statues sont livrées au temps et à l'abandon. Personne ne vient jamais s'en occuper ni nous adresser ses prières. Depuis un siècle, nous souffrons de cette lente destruction. Si nous ne trouvons pas un moyen de nous délivrer de cette punition, nous finirons par en mourir. »

J'absorbai la nouvelle, effarée.

« Pourquoi me dire tout cela ? Je vais tout oublier... », dis-je en me tournant vers notre hôte, un peu craintive. Et cette fois, il planta ses pupilles dans les miennes, explosant ma bulle interne :

« Parce que vous êtes la première depuis un siècle à être parvenue dans notre monde. Vous êtes probablement, sinon la clef de notre malédiction, une partie de cette clef. »

Rembobinons. Je ne voulais absolument pas être ce genre d'héroïne de roman qui se trouvait entourée de tout un harem de beaux garçons, la sauveuse d'entre tous et la seule dotée de pouvoirs spéciaux. Nope, définitivement nope. Je fermai les yeux, quelques secondes, puis les rouvris :

« Je ne crois pas être ce genre de personne, c'est impossible. Il doit y avoir une autre raison. J'étais seulement partie à la recherche de gingembre rouge quand je me suis perdue. J'ai... j'ai attrapé une pêche par terre, la pluie tombait... ensuite, quand elle s'est calmée, j'ai entendu une sonnaille. J'ai marché une demi-heure avant de tomber sur votre temple. Puis, après avoir mangé la pêche de l'arbre, je me suis évanouis et me suis retrouvée dans la barque ! C'était totalement par hasard ! »

Un long silence suivi ma tirade. Ils me regardaient tous, puis ils se regardèrent, revinrent à moi encore. Je ne sus plus où me mettre, gigotai pour rompre le malaise. Finalement, Chyeong-ryong lança :

« Parce qu'en plus d'avoir mangé une pêche, t'en as volé une autre ?!

- Je ne crois pas que ce soit important, dragon, calme-toi, s'agaça la tortue. Ces pêches font partie du mauvais sort, quiconque trouve notre temple – ce qui est de toute façon impossible, à moins d'y être aidé –, est attiré par son jardin et son pêcher. Ses fruits plongent dans un grand sommeil, jusqu'à ce que nous remettions l'humain au-dehors, loin de la pagode. Ils ne peuvent nous voir, nous leur sommes invisibles. Mais toi, non seulement tu as trouvé le temple, mais tu es parvenue jusqu'à nous au lieu de t'endormir. Tu as dû être guidée...

- Cependant, Sang-Je a formellement interdit toute aide à notre encontre à toutes les divinités existantes en son royaume. Quant aux autres, elles n'oseraient défier son pouvoir », rajouta Jujak la mine préoccupée. Apercevant mon visage fatigué, ils décidèrent de me laisser aux mains des sœurs Min, d'adorables et mutines biches dont la petite queue blanche remuait sans cesse. Leurs longues oreilles duveteuse me laissèrent émerveillée. Elles me préparèrent un bain chaud aux huiles relaxantes et aux pétales parfumées, me lavèrent les cheveux, me séchèrent, parfumèrent et m'habillèrent, tout cela dans une orchestration parfaite qui me fit douter sur la véritable raison de ma venue ici. Je chassai ces pensées malvenues et les remerciai chaleureusement.

Elles garnirent ma chambre de fleurs, de bougies, de tissus colorés. Je devinai être une hôte de valeur. À cause de mon rôle dans leur malédiction ? Pour quelle raison avaient-ils été maudits, vraiment ? Ils ne me l'avaient pas encore expliqué. Qu'allais-je faire en attendant ? Mes vêtements présents étaient splendides et on m'avait assuré que je pourrais les garder, ce que je trouvais extraordinaire. Une preuve de compassion du tigre blanc ? J'en doutai.

Sortant l'urne de mon sac, je remarquai qu'elle était redevenue chaude, ce qui m'intrigua beaucoup. Avaient-ils du gingembre ici ? Ou bien était-ce pour une autre raison ? Je me rappelai qu'aucun humain encore n'avait pu parvenir en leur temple à cause du sort les en éloignant, et qu'une aide divine seule pouvait aider en cela. Quelle divinité m'avait guidée, moi ? Certainement pas un des quatre, puisqu'ils étaient les malheureux subissant le courroux de leur empereur. Les autres en étaient interdit ou en avaient peur... Alors ? Je décidai de laisser mes affaires dans le sac et le sac sous le lit, dissimulé, puis sortis de la chambre.

Les passerelles de bois entourant la demeure me menèrent à un croisement : je pouvais continuer tout droit, tourner à droite vers un kiosque voilé, ou à gauche dans une pièce ressemblant à une cuisine. D'énormes barriques étaient entreposées là, certainement pas de cidre, regrettai-je, car contrairement à la majorité coréenne, je n'aimais ni le makgeolli, ni le soju, ni le bekseju.

Je m'y avançai néanmoins, curieuse de savoir si je pourrais y trouver quelque chose à grignoter, car j'avais faim. Divers pots entouraient un tronc central ; on pouvait y allumer un feu, mais aucun ne cuisait pour le moment. J'étais curieuse d'en voir le contenu et soulevait l'un des pots, y observant un mélange de plantes et de légumes. Une soupe, probablement.

Je sortis de là et me dirigeai vers le kiosque, attirée par ses voiles blancs doucement ondulant dans le vent. Mon ventre gronda, affamé, je regardai autour de moi, un peu gênée. Seule au milieu de la petite structure, je ne me lassai pas d'observer l'eau saphir s'étendant à ses pieds en un petit lac bordé de bouquets odorants. Des lotus y reposaient et je vis même de grosses carpes s'y ébattre ! Je m'étais trompée, je n'étais plus dans l'au-delà ici, ce devait être une région du royaume céleste, un endroit où s'épanouissaient les plus belles choses. Je poussai un soupir.

« Vous ennuyez-vous, Iseul ? » La voix me surprit si vivement que je manquai faire un joli plongeon. Heureusement, le balcon m'arrêta et je me retrouvai face... à Baek ho. Je ne pus ni contrôler la douloureuse pulsation de mon cœur, ni le sang montant à mon visage. Je me mis à trembler tout en maudissant intérieurement ma spasmophilie.

« Non... non, pas du tout », soufflai-je, les yeux baissés sur mes pieds bottés de jaune, cherchant à reprendre contenance. « Faites que tout ça ne parte pas en sucette, pitié, pitié... » Le silence s'éternisait. J'étais persuadée d'entendre cogner le sang à mes tympans, et qu'il l'entendait aussi. Surtout en tant qu'animal.

« Avez-vous peur de moi ?

- Oui », répondit-je aussitôt sans l'accord de ma conscience. Puis je relevai violemment la tête, yeux écarquillés. M*rde ! Qu'avais-je dit ? Un éclat d'amusement passa dans ses pupilles ; je restai toute bête.

« Pardon, ce n'était pas ce que je voulais dire...

- En êtes-vous certaine ? J'y ai au contraire perçu une grande sincérité. (Il sourit et vint s'accouder à la balustrade. C'était la première fois que je le voyais afficher une telle émotion.) Soyez sans crainte, même si les humains me craignent et m'adorent tout à la fois, je ne suis plus celui que j'étais.

- À cause... de la malédiction ? questionnai-je, hésitante.

- Avant même cela, soupira-t-il en se tournant légèrement vers moi. Les humains se préoccupent de moins en moins de nous autres divinités. Seuls quelques temples subsistent encore grâce aux soins des fidèles moines restants. Nous finirons tous par disparaître. » Cette voix chargée d'amertume me chagrina profondément.

« Je suis désolée... j'ai toujours été très intriguée par la mythologie coréenne, depuis toute petite. Je ne pensais pas un jour y entrer pour de bon, lui révélai-je. Tous ces êtres, cette ville, ce monde... si beau et si effrayant à la fois ! J'aimerais y rester, mais apparemment, je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ? »

Il apprécia la confidence, car ses yeux étaient brillants et attentifs ; sa prestance et son âge me réduisait au rang de gamine, mais son visage était celui d'un jeune homme.

« Nous devons savoir qui vous a guidée jusqu'à nous. L'au-delà ne s'occupera de votre cas que lorsqu'un moment de paix reviendra. Je pense qu'étant donné notre situation, vous pouvez espérer rester une semaine ici.

- Comment pourrais-je vous remercier ? »

Il s'approcha.

« En me contant le plus précisément possible votre aventure depuis que vous êtes partie à la recherche du gingembre. Chaque détail est important. »

Le vent se leva, jouant à nos cheveux.

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