Le jardin de la pagode

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Je figeai jusqu'à mon souffle. Je n'avais pas rêvé, tout de même ?! Ce son grêlé de clochette... n'étais-je donc pas seule ? Ou bien le vent s'était jeté sur quelques structures de temple (mais il n'était pas censé y en avoir sur ce mont) ? Je ne percevais aucun air et ce fut ce qui m'inquiéta le plus. Quelques gouttes glissèrent le long de mes tempes ; les nuages se retirèrent, lentement. La lune s'échappa du sombre couvent qu'était devenu le firmament. Je sautai au bas de ma branche, grimaçant. Ouch, crampe. Malgré tout, il me fallait rejoindre le chemin bourbeux, envahi de ramures cassées, et poursuivre mon but. L'urne restait froide, quoique moins qu'auparavant ; je m'en satisfis. J'étais du genre à ne jamais vouloir m'arrêter dans la crainte de revivre les instants de ma vie sur une diapositive imaginaire. Chassant mon début de noirceur, j'avançai.

Quelques instants plus tard – une demi-heure peut-être – j'arrivai effectivement aux abords d'une courte pagode à deux étages paraissant abandonnée. L'adobe de ses murs était couverte de lichen, de mousse ; les tuiles de son toit étaient cassées et certaines gisaient sur sa surélévation en bois ornée aux quatre coins de sculptures animales sur leur socle de pierre. La première aperçue me frappa vivement : bleu pâli d'une taille impressionnante, elle représentait le dragon gardien du tombeau de l'Est. Son créateur restait anonyme,le nom s'étant effacé avec l'âge.

Avais-je atterrie sur une autre planète ? Je connaissais pourtant ce mont et jamais temple n'avait poussé sur ses coteaux abrupts. Un émoustillement bien familier m'agita. Je fis le tour de la pagode, repérant le phœnix rouge aux yeux creux, gardien du tombeau Sud, la tortue noire à la langue sortie et, enfin, le tigre blanc à la tête rugissante. Atlas d'une autre époque, ils paraissaient soutenir la voûte immortelle d'un monde parallèle. Toutefois, un bloc rocheux servait de tuteur à la patte avant cassée du dragon et la carapace de la tortue se fêlait sur toute sa longueur. D'incongrus confettis rouges et jaunes me firent songer à une mythique fête d'anniversaire privé. L'on eût dit les restes de lanternes de papier.

Je me penchai pour en attraper quelques uns que j'observai, plissant des yeux, au creux de ma paume. La lune en profita pour dessiner ses symboles incompréhensibles sur ma peau mouillée. L'endroit était paisible maintenant que la pluie avait cessé ; pas un brin de vent cependant, ce qui me préoccupait beaucoup. Étais-je dans le drama « Guardian : The Lonely and Great God » ? Allais-je ouvrir une porte et me retrouver au Canada ? Je m'aventurai sous l'auvent courbe, hésitant à l'entrée : devais-je me déchausser ? Il faisait assez froid et je n'étais pas certaine qu'il restât quelques divinités ici, vu l'état du lieu. Comme je me décidai, enjambant le bas de la porte, je repérai soudain un bol en verre où reposait une spatule.

Oh, quelqu'un était donc déjà passé ici il y avait peu, vu l'état des ustensiles. Un liquide clair y était contenu. Ainsi ce temple n'était pas abandonné. Un don à une gwishin (âme défunte dans l'eau) ? Un tel endroit n'avait pu rester invisible à mes excursions multiples jusqu'à présent. J'avais suffisamment ramené ma fraise sur les sentiers de ce mont connu pour ses légendes encore très vivaces. Et pourtant...

Piti-piti. Je sursautai presque, aux aguets. La gent trotte-menu ? Certainement, et peut-être pas aussi menue que je l'imaginais, au vu des trous aussi gros que des buts de minigolf, repérés un peu partout. Des rats.

Le parquet grinça abominablement sous mes tennis gorgées d'eau. Peut-être la pagode avait-elle échappé à ma curiosité par manque de chance... J'avais dû faire cette fois-ci un crochet sous la pluie et dans l'obscurité, perdant mon chemin pour arriver ici.

Au creux de mon sac, l'urne avait indubitablement chauffé. Je fronçai des sourcils, perplexe. Je n'avais jamais entendu parler de gingembre poussant dans un temple. Comme je progressai vers un couloir arrière, un autre bruit m'arrêta, provenant de l'extérieur à l'opposé de l'entrée. Des pas. Indubitablement. Allait-on voir ma tête et mon nom en haut d'une affiche de « disparus » demain soir ? Le cœur courant un marathon (les humains étaient des créatures bien plus terribles que les plus volatils des êtres fantastiques), je reculai lentement vers la sortie. À cet instant, un avion passa haut dans le ciel, jetant son bourdonnement mélancolique par-dessus les forêts. Le silence revint. M'enfuir sans précautions serait sans doute jeter de l'huile sur le feu, s'il y avait des occupants m'ayant entendue.

Des squatteurs, probablement effrayés comme je l'étais, dans le meilleur des cas. N'étant pas une héroïne de roman, je préférai miser sur la prudence et repartir par là où j'étais venue. Les nuages filamenteux paraient la lune d'une robe d'enterrement. Nimbée d'un halo pâle, l'astre me parut un sinistre présage. Un petit buisson m'accueillit, permettant une observation tranquille des environs. Plusieurs minutes passèrent dans un grand silence. Aucun rapace poussant son cri nocturne, pas un souffle, plus de pas. J'en frissonnai. Les sculptures pierreuses paraissaient presque vivantes... Un passeport direct vers un autre monde ? En pyjama, je n'étais pas fan. Il était fréquent d'observer les étoiles en ce coin reculé des montagnes de l'Est ; je n'en vis pas une, peut-être était-ce la lune, où les sombres nues tourmentées. Cette association de circonstances me fit sortir de ma cache, transie. En plus, je commençai à être fatiguée, malgré ma brusque impulsion de la soirée m'ayant jetée sur les chemins dangereux d'un des monts Taebak. Courant plus que marchant, je descendis l'esplanade, m'engageant sur le côté ouest. Je trébuchai sur un cendrier : j'avais raison, des squatteurs !! Puis je tiltai, ramassant à la va-vite l'objet de bonne facture. Portant le dessin gravé d'une fleur de lotus, il ne sentait pas la cendre et semblait assez luxueux.

Je venais de contourner la pagode aux trois quarts, tenant l'objet en main, pour une raison vénale. Un petit jardin semblait se prolonger tout à fait à l'arrière, dissimulé par de hauts murets à auvents. Ici, l'endroit paraissait plus entretenu, me faisant regretter ma pensée de vendre le cendrier. Je repérai rapidement une porte joliment ouvragée, non verrouillée. En la poussant, je pénétrai le clos, attentive. De splendides arbres s'élevaient là, dont un pêcher chargé, et je songeai brusquement au fruit trouvé sur mon chemin plus tôt. Était-ce seulement possible ? Dominant l'ensemble, un jujubier fleuri diffusait une fragrance suave qui me prit à la gorge. C'en était si étourdissant que je dus sortir mon mouchoir pour m'en protéger le nez. Lorsqu'une ombre passa, les nuages reprenant possession de l'éther, je béai face au spectacle soudain, choquée : l'arbre entier était fluorescent !

Le site rendait une vie pastorale des plus mystiques ; des bourgeons jaunes se dégagèrent une bonne centaine de lucioles s'élevant au-dessus de ma tête. La nuit en devint splendide.

« Whouah... », laissai-je échapper, sous le charme. Il me vint la brutale envie de redevenir enfant et de grandir ici, loin de toute société, tout système, toute pollution. La brillance des peau de pêches sous le vol lumineux des petites bêtes était un vrai régal, un dessert pour les yeux ; je m'en approchai presque inconsciemment, fascinée. N'eût-on pas dit de l'or, à présent ? Si appétissante... si tentante...

À peine le désirais-je que la plus mûre me tombait dans la main, et je mordis dans sa chair succulente. Le sucre explosa dans ma bouche jusqu'à ce que j'eusse nettoyé le noyau du moindre reste de chair, gourmande. Alors, par quelques effrayants mystères, un étourdissement me fit osciller et, bien que je ne fusse pas myope, je vis trouble.

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